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Songes de la Mer de Misa Patata



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Informations

» Auteur : Misa Patata - Voir le profil
» Créé le 04/06/2019 à 12:56
» Dernière mise à jour le 04/06/2019 à 15:36

» Mots-clés :   Absence de poké balls   Fantastique   Hoenn

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Chapitre 6 : Valeureuse noyade
Le pont du Valeureux regorgeait d’activité, comme d’habitude. On attendait toujours le vent, mais on commençait à se faire une raison. Il faudrait ramer jusqu’à Poivressel, ou au moins jusqu’à atteindre les courants les plus puissants.

L’air soucieux, le capitaine, posté près de la proue, regardait tour à tour sa fille, son navigateur et le jeune terrien peureux dont il aimait se moquer. Ses sourcils se fronçaient d’eux-mêmes, tandis qu’il caressait sa barbe grisonnante d’une main.

— Je récapitule. Vous avez vu des lumières vertes, un tunnel qui mène à une grotte sous la mer, et des villageois qui se transforment en Akwakwak à la nuit tombée.

Il ricana d’abord doucement puis, incapable de se maîtriser, laissa l’hilarité le secouer. Oh, elle était bonne !

— Si vous voulez me faire marcher, inventez une histoire plus crédible. Bien tenté. Bah, au moins, ça fait une bonne blague ; et si vous voulez mon avis, on aura besoin de bonne humeur, ces prochains jours. Qui sait, peut-être que Boréas aime l’humour, lui aussi.
— Je l’espère… souffla Bonny tandis que son père s’éloignait en pouffant.

Les deux autres partageaient son dépit, ainsi que son espoir d’avoir eu une hallucination. Ce serait facile, tellement plus facile, et agréable.

Ah, l’ignorance...


• • •

Un vent doux se levait sur le port de Poivressel. La brise apportait avec elle les relents iodés de la mer, les transportait même jusqu’au marché et aux vieux quartiers résidentiels.

Plus loin, vers le sud, la haute silhouette du phare se découpait dans l’ocre du soleil couchant. On ne voyait déjà plus de Goélise ; les jolies mouettes à bec jaune préféraient flâner tout l’après-midi, après quoi elles disparaissaient à l’abri des regards.

Les rares pêcheurs qui traînaient encore passeraient peut-être la nuit sur leurs navires. Quand on menait cette vie-là, en mer un jour sur deux, on n’avait pas toujours d’endroit où habiter pour de vrai. Les villes étaient trop terrestres, même celle-ci qui côtoyait un peu la mer. Pour être plus près encore, il fallait se rendre à Nénucrique. Mais c’était loin.

Il n’y avait plus grand monde. L’astre épuisé emportait avec lui l’activité habituelle. La vie renaîtrait au matin, d’abord calme, puis énergique. À ces heures coincées entre jour et nuit, on ne croisait que des rôdeurs et flâneurs.

On y voyait un certain nombre de jeunes gens, le soir, qui se baladaient le long des quais. Ils traînaient leurs carcasses, les unes fatiguées, les autres plus fringantes, certainement à la recherche d’un débit de boissons où couler leur misère. Ils donneraient toutes les pièces au fond de leurs poches sans se laisser le temps de regretter.

La lumière du phare gagnait en intensité tandis que le ciel s’assombrissait. Une croûte nuageuse commençait à se dessiner. Il y aurait de la pluie.

Un trio passa dans l’allée principale. Le pas tranquille, sans regarder la mer ni même y penser, ils marchaient. Les bateaux s’alignaient dans le port, au repos, sur leur droite. Ils ne le savaient même pas. Ou au contraire, ils connaissaient ce spectacle par cœur.

Tout était calme.

Ils ne parlaient pas. Parce qu’ils n’avaient rien à se dire, ou parce qu’ils avaient soif. Ils se taisaient, contentés par leurs présences respectives. Et ils marchaient en silence sur le quai désert.

Tout au bout, il y avait une jetée. Et lorsqu’on prenait à gauche, dans la direction de la ville elle-même, on tombait sur un troquet un peu minable. La peinture de l’enseigne commençait à s’écailler. Peut-être sous l’action du sel marin, nonchalamment porté par l’air du soir. Peut-être…

Les jeunes gens restèrent quelques secondes à examiner la façade. Elle ne payait pas de mine, mais les fenêtres laissaient entrevoir une lumière accueillante. Ils passèrent la porte, prêts à se laisser happer par l’atmosphère détendue qui régnait à l’intérieur.

Aussitôt, ils furent assaillis par un brouhaha. De tous les côtés, des gens parlaient, des verres tintaient. Une vague odeur de poisson grillé se mélangeait à celle, plus persistante, des alcools forts. Il y avait du monde, comme souvent en début de soirée. Si bien qu’il n’y avait plus tellement de place où s’asseoir.

Ah, si, peut-être, dans ce coin...

Un homme solitaire, l’air triste et le regard perdu dans le vague, occupait l’une des petites tables du côté gauche. Il ne restait que quelques gouttes de whisky au fond d’un verre délaissé. On pourrait le croire endormi les yeux ouverts, mais ça semblait absurde. Il devait être pensif, pour rêvasser ainsi, offert comme un morceau de viande à tous les curieux. On jasait sans doute.

La fille qui nettoyait les verres, déjà, lui jetait de temps à autre des œillades agacées. Elle le connaissait, ne l’appréciait pas, songeait peut-être qu’un jour il ne rentrerait pas chez lui parce qu’il s’effondrerait, ivre mort, sur cette même table un peu défraîchie…

De sa position derrière le comptoir, elle émettait son jugement en silence, astiquant avec application. Le torchon paraissait comme une extension de sa main.

Les autres clients, peut-être qu’ils parlaient de lui. Mais alors ils ne le regardaient jamais. Du reste, ils avaient certainement plus intéressant à se dire. On riait beaucoup, et parfois, quand l’allégresse atteignait des sommets, on se mettait à chanter.

Des ballades, puis des choses un peu grivoises. Des chants de marins, certains jours. L’homme solitaire, ça semblait le déranger d’entendre les choses qu’on déclamait en mer. Son regard s’animait brusquement, d’une lueur un peu triste, jusqu’à ce qu’on passe à autre chose. Alors il retombait dans son inertie habituelle.

Ce jour-là ne faisait pas exception. Assis avec une fausse nonchalance, son visage soutenu par une paume, il regardait un point invisible, un nulle part que seul lui connaissait. Les bougies de l’affreux lustre qui pendait au plafond donnaient une teinte flamboyante à ses cheveux blonds. Il ne toucha pas à sa boisson avant un long moment, et puis, lorsqu’il parut se rendre compte qu’il restait quelques gouttes, il héla l’homme du bar pour avoir une nouvelle dose.

Le Natu qui se tenait sur le dossier de sa chaise lança un regard désapprobateur. À personne en particulier, ou à tout le monde.

On le servait toujours lorsqu’il le demandait, parce que du moment qu’il payait, on ne pouvait pas refuser. Parfois, c’était tentant. Ne serait-ce que pour le voir rentrer en paix avec lui-même, d’un pas plus assuré, moins chancelant, le dos droit et la tête haute.

Le grand barbu qui s’occupait du service s’approcha avec une bouteille. Il versa doucement le liquide dans le verre et avisa ce triste habitué.

— Je vous laisse la bouteille, ou vous êtes raisonnable ce soir ?

Un silence s’installa, bref mais lourd, avant que le client ne réponde.

— Non... gardez-la. Ça vaut mieux.

L’échange ne dura pas plus longtemps. L’homme au tablier blanc, armé de sa bouteille encore à moitié pleine, regagna son comptoir pour la ranger. Il parut s’apercevoir de la présence de ces trois garçons, tout juste adultes, qui patientaient près de l’entrée, les yeux mobiles balayant la salle. Il se dit qu’ils cherchaient une table. Armé d’un sourire chaleureux, il les rejoignit en de courtes enjambées rapides.

— Messieurs ! Une table ?
— C’est qu’il n’y a pas de place, fit remarquer l’un d’eux, celui qui portait une chaîne de montre au revers de son gilet abîmé.
— Et personne n’a l’air prêt à partir, renchérit un jeune homme aux cheveux presque roux.

Le tavernier dut faire face à l’évidence. Il y avait bien la place de glisser une chaise entre les convives de certaines tables, mais sans doute pas trois.

— Ce n’est pas grave, assura le dernier garçon du trio. Il y a cette table, dans le fond… Si ça ne dérange pas ce monsieur de boire avec nous.

Ah, oui, la table du fond à gauche. La table du solitaire. Il sembla hésiter, parce que souvent, quand on lui proposait de partager son espace, le pauvre homme n’était pas ravi. Il alla demander quand même, les jeunes gens dans son sillage.

Le buveur aux cheveux blonds les vit arriver tous les trois, inexpressif comme souvent. Entre ses doigts, le verre resta en suspens un moment ; à l’intérieur, le liquide remua dangereusement, comme une mer agitée. Il les scruta tour à tour – et son oisillon aussi les étudiait du regard. Celui à la montre et son camarade presque roux ne l’intéressaient pas.

Mais il y avait quelque chose, chez le dernier, qui alluma une étincelle dans ses yeux. Comme s’il lui rappelait quelqu’un avec son air innocent et la façon dont ses cheveux, sur son crâne, n’obéissaient à aucune règle, aucune domestication. Des cheveux sombres et désordonnés.

Il eut un sourire amer, parce que ça ressemblait à son esprit. Rempli de pensées sombres et désordonnées.

Le solitaire hocha la tête. Le grand barbu retourna à son comptoir, et les trois garçons s’installèrent en face, attendant leurs chopes de bière. Un silence contraint prit d’abord possession du petit groupe. Le buveur reposa son verre, peut-être pour le garder pour plus tard. Voulait-il discuter ? Difficile à dire. Il n’ouvrit pas la bouche le premier.

— Vous venez souvent ici ? s’enquit celui aux grands yeux candides.
— Oui.
— Vous devez aimer cet endroit.
— Ça m’arrive, admit l’homme aux cheveux blonds.

Cette réponse parut les surprendre. Ils ne savaient pas trop comment aborder ce personnage un peu étrange. Le tavernier revint assez vite ; il déposa une grosse chope pleine de mousse devant chaque jeune homme et s’effaça de nouveau.

L’adulte daigna prendre une gorgée de son whisky. Il ne grimaçait pas face au goût, pas comme ces trois gamins qui n’osaient rien d’autre que la bière.

— Vous… Excusez-moi de demander, mais enfin, voilà, vous buvez toujours tout seul ?
— La plupart du temps.
— C’est un peu triste, commenta le garçon à la montre.
— Je trouve aussi, renchérit le rouquin. Les autres ont l’air de s’amuser, et puis vous, vous êtes là. Seul.
— Ce n’est ni un choix, ni une fatalité. Je crains d’avoir… une réputation.
— Une réputation ?
— Oui.
— Eh bien, c’est-à-dire ?

Il y eut un silence, encore. L’homme ne répondit pas tout de suite. Il but encore un peu, lentement, quelques gouttes. Le regard du Natu, derrière, ne perdait rien de sa vivacité. Les jeunes gens n’osaient pas regarder l’oiseau psychique.

Le verre tinta quand il regagna la table.

— Je raconte des histoires, et les gens me prennent pour un fou. Parce que je dis que l’une de ces histoires est vraie. Que j’y étais. Comme je bois beaucoup et souvent, on ne me croit pas.

Autour de la table, l’ambiance curieuse étouffait le brouhaha qui habitait le troquet. Pourtant, les gens continuaient de parler fort, de rire et d’essayer de chanter sans grand succès. Les garçons voulaient en savoir plus. Leurs yeux pétillaient de soif, mais d’une soif que les bières ne seraient pas capables d’étancher.

Pour autant, le solitaire ne poursuivit pas de lui-même. Son visage redevint parfaitement indéchiffrable. C’était à nouveau un mur. Deux fenêtres entrouvertes laissaient filtrer quelque chose, mais quoi ?

Le jeune homme aux cheveux sombres pensa à de la peur. Un genre de crainte muette. Les autres n’en avaient aucune idée.

Il fallait bien que l’un d’eux ose poser la question qui, à tous trois, leur brûlait les lèvres. Il y eut des rapides échanges de regards. Chaque paire d’yeux voulait se dérober. On n’osa pas immédiatement. L’interrogation non formulée brûlait de plus en plus…

— Cette histoire… Est-ce qu’elle est vraie ?

C’était celui au regard candide. Le buveur eut un semblant de sourire amer. Ses traits restaient durs comme du marbre, et ses yeux pleins d’une tristesse contenue.

— Si je vous dis qu’elle est vraie, est-ce que vous me croirez ?
— Ah, ça dépend.
— On ne la connaît pas, après tout.

La remarque parut toucher l’homme aux cheveux blonds. Son regard se voila. Celui de Natu aussi. Il vida enfin son verre et savoura les dernières gouttes de cette soirée. Il n’allait pas rappeler le tavernier. Il attendit, plutôt.

Ça n’allait pas tarder. Quelques secondes tout au plus. La curiosité dévorait ces jeunes visages qui ne demandaient qu’à se laisser submerger, happer par une vague déferlante...

— Vous accepteriez de nous la raconter ?

La question le soulagea presque. Oh, il allait raconter. Et encore une fois, on le prendrait pour un fou.

Peut-être qu’il l’était.