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Les Jardins de Kashmir [One-Shot] de Misa Patata



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Informations

» Auteur : Misa Patata - Voir le profil
» Créé le 07/04/2019 à 17:54
» Dernière mise à jour le 08/04/2019 à 11:23

» Mots-clés :   Absence de combats   One-shot   Région inventée

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Les Jardins de Kashmir
Au balcon, un homme debout regarde les jardins qui s’étalent longuement sous le soleil. Une large allée sablonneuse les coupe en deux. Sereine, la symétrie se déploie pleinement le long de grands axes bordés d’arbustes.

Un vent estival, doux, fait frétiller les feuillages et les cheveux gris. L’homme s’approche de la balustrade, y pose ses mains et se penche à peine. Veut-il sentir la brise contre son visage ?

D’en bas, on lui jette des regards à la dérobée, ou on l’observe tout à fait. Passants, promeneurs et flâneurs tolèrent sa présence, silencieuse mais pesante. On se dit que c’est quelqu’un d’important, puisqu’il peut se tenir là. Comme on ne voit pas tout à fait ses traits de si loin, on se garde de dire tout haut ce qu’on suppose.

Est-ce que c’est monsieur le duc ? Peut-être, sûrement. On ne sait pas bien.

Des gazouillis de Goélise trouent le silence à la place des voix qui se taisent. C’est tranquille, paisible.

Il fait beau.

On entend aussi les bruissements du fleuve qui se jette dans la mer, là derrière, depuis la falaise où se dresse la ville.

Il fait beau et on se sent bien.

À l’ombre, des enfants se courent après. Un Skitty paresseux, tête coincée entre les pattes, les suit du regard sans se fatiguer. Les arbres étendent leurs branches feuillues au-dessus de lui pour le protéger de la chaleur. Sa queue s’agite d’elle-même au gré de ses respirations.

Tout est calme.

Soudain, un bruit : une détonation. C’est fort, et tout le monde l’entend. Les uns se retournent en tous sens, les autres se baissent instinctivement au milieu des chemins. Là-haut sur le balcon, l’homme éloigne les mains de la balustrade, fait un pas en arrière.

On tire.

La panique s’élève et vient saisir les promeneurs des jardins. Les feuillages suivent toujours la brise, s’enivrent du vent dans leur indifférence. Les griffes de la peur tranchent les esprits. Douces senteurs fleuries qui ne suffisent plus ! On s’affole.

La valse commence. Des membres s’agitent, s’entrechoquent, et pleuvent les cris depuis le ciel sans nuages. Un coup de feu, encore.

Qui tire ? Mais qui tire ?

Au balcon, un homme debout regarde les jardins qui s’étalent longuement sous le soleil. Son regard se voile, ses pas en arrière deviennent irréguliers. Une main appuie contre son flanc, s’assombrit sous la caresse rouge de la vie qui s’écoule.

Des gouttelettes tombent au sol, on ne les entend pas à cause des cris. Des pas se rapprochent, des bras agrippent la silhouette vacillante. Elle disparaît derrière la porte-fenêtre, à l’abri des regards.

En bas on se cache, se tapit entre les arbustes. Il n’y a plus de détonations. Le calme et le silence reviennent, enchanteurs. Dans un sursaut, on se demande encore si c’était monsieur le duc. Peut-être, sûrement. On ne sait toujours pas.


o o o

Ils forment comme une traînée derrière elle, tous ces Pokémon qui la suivent. Petits, jeunes, ils ont tout à découvrir. Un peu comme elle, jolie fille sans histoire, teint pâle et cheveux sombres qui s’agitent dans le sens du vent. C’est le sourire aux lèvres qu’elle foule les chemins poussiéreux bordés de végétation luxuriante.

Comme c’est beau, les jardins au coucher du soleil ! Le crépuscule brûle le ciel et fait tomber ses lueurs orangées sur les feuillages. L’éclat coloré des fleurs s’assombrit un peu ; leur parfum discret demeure.

Elle ne les regarde pas, mais sent leur présence, comme d’habitude. C’est un rituel qui arrive quand le soir fond sur la ville. La journée s’apprête à prendre fin, alors elle quitte la pension pour un moment, emmène ses protégés en balade, et puis elle rentre… Ça fait plaisir aux Pokémon, et ça lui fait plaisir à elle aussi.

Aujourd’hui, ils sont cinq à trottiner dans son sillage, forts d’une touchante maladresse. Les autres promeneurs les aperçoivent, sourient, montrent l’amusante procession à leurs enfants. Un Lixy et un Évoli, au coude à coude, paraissent faire la course : le renardeau domine. Magby et Psykokwak, plus calmes, s’efforcent d’attendre le Ptiravi à la traîne.

La jeune femme admire le cadre comme si c’était sa première visite. Toutes ses promenades sont porteuses d’un sentiment de plénitude mis à neuf. C’est l’endroit parfait pour retrouver la sérénité qui manque aux rues commerciales et aux quartiers animés.

Depuis un jour ou deux, sa mine se renfrogne parfois, quand elle pense à ce qu’elle a entendu. On aurait tiré vers le balcon, au bout de la grande allée. Sur le duc, ou peut-être son frère. On ne sait pas vraiment.

Elle est contente de ne pas avoir été là pour entendre les coups de feu. Il ne faut pas détruire le calme magique qui règne.

De temps en temps, elle coule un regard dans son dos. Ses yeux s’adoucissent et elle embrasse la vision, sereine et innocente, de ces créatures qui n’ont encore nul souci. Elle sourit, et prend place sur le banc le plus proche pour suivre la joute entre les quadrupèdes. Lixy et Évoli se bousculent gaiement, se dépassent l’un l’autre, s’ébrouent en poussant des cris de joie.

Le cœur plein de chaleur sous la caresse estivale, elle se sent bien.

Tout est calme.


o o o

L’air paraît ridiculement pesant lorsqu’elle pose les yeux sur le balcon qui surplombe les jardins.

Du noir !

Elle se demande pourquoi, bien sûr. Pourquoi afficher ces banderoles noires, ces longs drapés qui s’accrochent et s’enroulent autour de l’architecture savante ? La non-couleur s’impose et engloutit la verdure toute entière. Les plantes semblent plus sombres, les fleurs plus ternes.

Quand elle se tourne vers la mer, les battements de son cœur s’accélèrent. L’eau ne produit aucun mouvement, se contente de faire miroiter un soleil timide, emmitouflé dans son manteau de nuages. Pas de vie, rien.

Les gens autour discutent, elle s’efforce d’entendre.

— C’est parce qu’on lui a tiré dessus, l’autre jour. Il doit être mort.
— Le duc ?
— Non, on dit que c’est son frère. Il était de passage.
— Vraiment ?
— C’est qu’ils se ressemblent assez. Enfin, c’est ce qu’on dit. Ne croyez pas que j’ai pu rencontrer l’un ou l’autre.
— C’est dommage, non ? C’est si sombre, si triste. On ne dirait pas les mêmes jardins.
— C’est la mort, ça change tout. La colère de l’hydréen nous tombe peut-être dessus.

Les voix s’entremêlent, masculines, féminines et de tous les âges. La jeune femme s’éloigne, médite le tout. C’est vrai, c’est triste. Les quelques Pokémon qui l’accompagnent sentent son changement d’humeur. Les queues cessent de fouetter joyeusement l’air, les oreilles se replient sur elles-mêmes.

Loin au-dessus, le ciel s’obscurcit comme pour faire écho à cette noirceur qui envahit le havre de paix. Douce, lointaine sérénité...


o o o

Il flâne, paresse le long des allées, couvert d’une grâce féline de façade. Le costume d’été comme une seconde peau, la démarche assurée comme un masque. C’est lui sans être lui, le désorienté qui aime à traîner sa carcasse dans les jardins.

La chaleur de l’après-midi est humide, colle les cheveux au crâne, fait couler une fine pellicule de sueur le long du nez. Est-ce que ce grand chien qui chemine à ses côtés aimerait se débarrasser de sa toison noire ?

Le ruissellement du fleuve et les éclats de voix se mélangent. Le torrent s’engouffre dans ses oreilles comme une mélasse sans sens, entre et ressort, disparaît…

Il n’écoute pas, n’entend que le son de ses propres pas.

Rien dans ce parcours improvisé n’a de logique. Les détours, les bifurcations, les changements de rythme, tout est machinal. Le Grahyèna suit, s’adapte, rechigne un peu peut-être, en montrant des crocs longs comme des lames de couteau.

« Il y a moins de monde », se dit le promeneur en blanc. Il s’en rend compte, la rumeur des badauds est comme éteinte. Pourtant le ciel est radieux…

Puis il voit cette noirceur, enfin, ces tissus qui n’étaient pas là la dernière fois. De longs morceaux d’étoffe, épaisse sans doute, pendent lâchement, s’entortillent avec sensualité autour des formes étudiées du balcon. C’est beau, mais c’est laid.

Il se rapproche encore, jusqu’à se retrouver presque sous l’édifice surélevé. Le cou douloureux lui fait parvenir l’information ; il recule, de quelques pas, et garde la tête levée.

C’est comme l’autre jour.

Dans sa paume moite, sans trop d’effort, il peut sentir un poids, l’odeur entêtante du métal, et en fermant les yeux entendre le bruit net et précis d’un coup de canon…

Un filet de sueur s’écoule. La bouche est sèche, la salive manque. La course du fleuve est plus lancinante, d’un coup.

« J’ai soif », se dit le promeneur en blanc. Et le grand chien noir plonge déjà la gueule dans une rigole remplie d’eau sale.


o o o

Les voix s’échauffent, remplacent le soleil qui se cache. On parle fort, on crie peut-être. Un attroupement se forme, attiré par le débat houleux. Deux silhouettes s’invectivent et s’opposent des arguments.

Effacé, le calme des jardins. Les bannières noires ne veulent plus rien dire. Est-on encore en deuil, du reste ?

— Ce que vous dites, ça n’a pas de sens. Supprimer complètement les poké balls, ça ruinerait tout : l’économie, l’équilibre social…
— Elle a bon dos, l’économie ! Les potions, les compléments de combat et autres bêtises, ça ne suffit pas déjà ?
— Les poké balls, ce sont un pourcentage colossal du…
— Moi, vos arguments, ils ne m’atteignent pas. Il faut choisir, vous savez. Ce sera l’économie ou la nature. Pas les deux. L’une finira par écraser l’autre, et elle est en bonne voie.

Les spectateurs, corps silencieux, échangent des regards, des haussements de sourcils, des questions muettes. Que faut-il croire ; qui faut-il écouter ? Chacun a son avis, peut-être. Personne ne veut l’exprimer.

Une jeune femme entourée de Pokémon y réfléchit. Elle croit que oui, augmenter sensiblement le prix des poké balls pour en limiter l’usage, ça ne peut pas faire de mal. Elle n’a pas ce problème, bien sûr. Les bébés dont elle s’occupe ne sont pas liés à un dresseur, encore. C’est une question qu’elle laisse aux autres, à ceux qui prennent la suite.

— Et qu’est-ce que c’est, cet « équilibre social » que vous convoquez ? Encore une trouvaille des conseils d’administration dont vous léchez les chaussures ?
— Mais je ne vous permets pas de…
— Allons ! Pas de manières, et répondez donc à la question.

Il y a un silence, court et tranchant. Le public se demande s’il va s’écraser, prendre peur et fuir.

— Eh bien ? Vous n’avez plus rien à dire, alors. Reconsidérez…
— Vous voulez mon avis ? Très bien. On ne règle pas une situation en détruisant tout ce qu’on a construit. Prenez les poké balls. Ç’a été une avancée phénoménale. D’accord, les usines et la production massive, ça nuit à l’environnement. Peut-être bien qu’en creusant, on peut déterrer de vieilles questions d’éthique que tout le monde a oublié depuis le temps… Mais si on revenait complètement en arrière, qu’est-ce qu’il se passerait ? On devrait tout revoir pour intégrer pleinement les Pokémon à notre mode de vie : l’architecture des villes, les systèmes de transport, et j’en passe…
— Calmez-vous, calmez-vous. Ralentissez : plus personne ne vous suit !

Il est vrai : le débit de parole s’est brusquement affolé. C’est peut-être la chaleur du moment, la tension qui fait perdre les pédales et excite les nerfs. On ne sait pas.

L’écologiste juge en avoir assez fait. Il ramasse ses panneaux, réveille son Linéon somnolent et s’éloigne, la bête dans son sillage.

Les passants se dispersent aussi. La jeune femme aux Pokémon reste un moment sur place, pensive, puis reprend son chemin au milieu de ses chères allées bordées de massifs. Un homme en blanc la regarde partir ; elle ne l’a pas remarqué.


o o o

Elle s’arrête un moment, près de la statue à taille humaine au milieu de l’allée centrale. Les Pokémon accueillent cette pause avec plaisir : Ceribou, Pachirisu et Nodulithe se posent près d’un coin d’herbe. Lixy et Évoli sont là aussi, aujourd’hui, toujours à se chamailler gentiment. Elle a l’habitude, alors elle ne dit rien.

Ce n’est pas souvent qu’elle regarde ce personnage de marbre qui n’existe plus. Il a ce côté désuet, un peu, et pourtant des hommes modernes pourraient avoir cet air-là, non ? Ou alors on ne porte plus de petite moustache mince, de canne ouvragée et de cheveux gominés. Elle ne sait pas trop.

Elle regarde le visage de la statue, ne peut s’empêcher d’y voir comme une dissonance. Si on lui donnait le choix, elle changerait un peu l’expression, y mettrait un sourire goguenard et une inclinaison de sourcils plus condescendante. Le Léopardus décharné, figé à jamais, repose aux pieds de son maître, le regard alerte.

Qui était-ce, de toute façon, ce monsieur Kashmir ?

Elle jette un œil sur le socle, y lit le nom bien sûr, puis examine les dates gravées en dessous. Des chiffres assemblés qui ne veulent plus rien dire, qui ne sont là que pour signifier un temps révolu. Des nombres qui commencent par un « 1 » !

Temps lointain, si lointain… Elle ne saurait pas imaginer. L’idée d’une grandeur disparue lui fait délicieusement tourner la tête.

Ainsi sous le soleil, elle s’oublie pour penser à des époques disparues. Que ce devait être différent…

Il y a une voix qu’elle ne connaît pas. La réalité la rattrape, et elle essaie d’écouter pour grappiller les derniers mots.

— …une déesse.
— Pardon ?

Troublée, elle abandonne la statue et se tourne vers l’humain véritable qui lui parle.

Elle ne le voit pas, ne parvient pas à le regarder tout à fait. Les détails s’effacent sous des impressions générales. Un costume d’été, blanc cassé, sur une silhouette mince, des cheveux peut-être assez clairs, puis un visage impersonnel. Avec l’éclat de l’astre, il faut qu’elle plisse les yeux.

Il sourit, sûrement, avant de répéter de bonne grâce :

— Je disais : entourée de tous ces Pokémon et si pensive, si lointaine dans cette robe blanche, vous devez être une déesse.
— Une déesse !
— Une déesse, madame, et ne rougissez pas de l’entendre. Vous en aviez l’air absent et impossible à atteindre…

L’idée la fait rire, mais elle essaie de se retenir. Ça ne prête pas à l’humour, si ? Elle ne veut pas offenser. Les jeux innocents de Lixy et Évoli l’attirent. Elle les regarde se courir après, s’apaise un peu.

Quand même, c’est bizarre. Elle, une déesse ?

— Ne dites pas de bêtise. Je suis trop banale, les dieux ne voudraient pas de moi. Et puis les déesses ne ressemblent pas à des jeunes filles…
— C’est peut-être leur seul tort.
— Vous blasphémez !
— Si vous le dites. Moi, je n’ai pas grandi dans la croyance en votre hydréen… Je ne comprends pas tout.

Est-ce que ça la dépasse ? Non, pas vraiment. C’est un peu surprenant, peut-être. Elle ne connaît que cette ville et ses croyances, certes, mais jusque là on ne lui a jamais dit qu’on ne croyait pas en l’hydréen. Les gens s’en gardent, qu’ils viennent d’ici ou d’ailleurs.

La coutume, imprimée dans son esprit, ne laisse plus de place aux questionnements. Ce n’est pas l’heure du changement, pas encore.

— Eh bien ! D’où venez-vous ?

Il est pensif, ou du moins elle suppose. Elle n’arrive pas à le regarder. Le soleil, et puis cet air effacé, si oubliable…

Il est tourné vers la statue, du reste.

— Je viens de loin, de très loin je crois.
— Vous croyez ?
— Ce n’est pas si simple. Est-ce qu’on peut vraiment dire d’où on vient, quand on a vu tant d’endroits ? Est-ce qu’on ne vient pas un peu de partout à la fois ?

Elle médite en silence, s’isole des glapissements des jeunes Pokémon, sent à peine la queue touffue d’Évoli frotter ses jambes nues. C’est intéressant, tout de même.

— Vous avez des idées amusantes. Est-ce que vous seriez artiste ?
— Dans une autre vie ! Non, non, rien de ça… Rien d’intéressant, rien de très utile non plus sans doute… Je ne sais pas.
— C’est terrible, de ne pas savoir.
— Comme vous dites. Un jour on sait, et le lendemain on oublie, on s’oublie…
— Vous êtes malheureux.

Il y a un silence, il ne répond pas. Se pose-t-il la question ? Peut-être, sûrement. Ou bien il connaît la réponse mais ne veut pas la donner. Elle comprend, elle le croit. Elle non plus ne dirait rien.

Il fixe la statue, toujours. Cette fois elle veut bien le regarder, ou au moins se rendre compte de son attitude. Qui est-ce, cet homme en blanc drapé de mélancolie ?

Elle observe le personnage de marbre, elle aussi. Ce visage éternel n’a pas changé, la dérange toujours. Une expression qui ne lui va pas, trop artificielle, sérieuse… Elle ne l’a pas connu, mais tout de même : ça ne colle pas.

Elle a l’impression qu’il partage son sentiment. Il ignore le visage et regarde plutôt le Léopardus, magnifiquement éternel.

— Vous aimez cette statue ?
— Pas trop, non. Mais je ne regarde pas les autres, parce qu’elles représentent ces dieux que je n’admets pas. Quand on croit ce qu’on voit, on ne peut pas se permettre, même si c’est de l’art…

C’est un peu bête. Il dit qu’il ignore les dieux, mais alors pourquoi la comparer à une déesse ? C’est juste une flatterie, peut-être, elle ne sait pas. La statue, toujours, est scrutée.

— Ce monsieur Kashmir, qui était-ce ?

Elle demande, comme ça, parce que l’idée lui vient. Elle n’est pas sûre que ça l’intéresse pour de vrai. Il hausse les épaules.

— Je ne sais pas bien. Quelque industriel, imbécile richissime… On ne se souvient de lui que parce que ces jardins portent son nom. C’est comme ça qu’il survit, mais regardez, il n’est plus là depuis longtemps.
— Vingtième siècle. C’est si loin…

Ils se taisent, parce qu’ils n’ont rien à se dire. La sculpture non plus. Elle regarde plus loin, vers le bout de l’allée, là où est ce balcon, là où pendent ces draperies noires. Ça la rend triste, parce que ça assombrit l’endroit et son humeur.

Est-ce qu’elle frissonne ? Pourtant il fait chaud, elle est bien ainsi, dans sa robe blanche. Les Pokémon piaillent, et au-delà le silence…

Elle veut parler. Encore un peu, avant de rentrer. C’est la première fois qu’on l’approche ici ; alors c’est un peu spécial.

— Vous avez entendu parler de ces coups de feu, la semaine dernière ? Il paraît que c’était terrible.
— Oui, c’est vrai.
— Vous étiez là ?
— Oui.

La jeune fille soupire, baisse la tête. C’est triste. Elle ne l’envie pas, le plaint un peu. Voir la sérénité se briser si vite : c’est terrible.

— Quand même, je me demande… Je me demande ce qui a pu passer par la tête de… Et même, je me demande qui a pu faire ça.
— Eh bien, voilà : c’était moi.

Elle a mal entendu, sûrement. Ou bien c’est une plaisanterie. Il ne cille pas, garde cette attitude distante, lointaine.

Ça n’a pas de sens, de dire ça. C’est faux, ou peut-être que c’est vrai, que c’est une repentance. Qu’est-ce qu’il faut dire ?

Trop tard, il s’éloigne déjà. Elle voit un grand chien noir qui le rejoint, et leurs pas les emmènent toujours un peu plus loin. Elle ne suit pas. Pas la peine.

La jeune fille s’en va, et les Pokémon avec elle.


o o o

Il n’y a plus de drapés noirs. Le bleu, puissant, engloutit tout sous les eaux. Qu’elles sont belles, les bannières de fête !

La liesse traverse les allées bordées d’arbustes, avec tous les citoyens qui se pressent jusqu’au balcon, tout au bout du chemin central. L’obscurité a disparu : on respire mieux, on se sent le cœur plus serein. Le deuil est oublié, déjà.

Elle est là aussi, comme tout le monde. Il n’y a pas de Pokémon aujourd’hui, pas de travail. Juste une célébration. C’est le jour où il faut honorer l’hydréen Manaphy, divinité protectrice de la ville. Qui de mieux placé que monsieur le duc pour discourir, du haut de son observatoire ?

On se cogne, se bouscule, se côtoie. Les cris de la foule couvrent les pensées, le bruissement des feuillages, la course du fleuve.

Plus rien n’est calme.

Elle lève la tête, enthousiasmée. Sa place n’est pas si mauvaise, mais c’est inconfortable.

« Ce ne sont que quelques minutes à attendre », se dit-elle.

Les secondes s’égrènent, lentes, longues. Les oreilles ploient sous les cris, les yeux sous le soleil. Il fait chaud. Personne ne paraît au balcon. La porte-fenêtre est ouverte, on discerne peut-être du mouvement à l’intérieur. Personne ne sort.

Ça passe, et rien. Elle soupire, transpire. Il fait chaud. Elle veut s’essuyer le front mais, coincée entre deux personnes, elle ne sait pas bouger. Tant pis.

On s’agite. Les voix retombent. On chuchote, on s’agace.

— Qu’est-ce qui se passe ?
— Rien, je crois.
— Justement : rien !
— Il y a un problème…
— Quelqu’un sort !

Oui, quelqu’un sort. Tous les visages sont dans l’expectative. Une silhouette s’avance. On ne distingue pas très bien, avec le soleil. Est-ce que c’est monsieur le duc ? Peut-être. On ne sait pas.

Les cris reprennent. La personne parle, on n’entend pas. On se tait progressivement, les clameurs s’effacent.

On évoque des problèmes de santé, il n’y aura pas d’intervention publique. On invite les braves citoyens à quitter les jardins dans le calme et à se diriger vers l’église centrale, où la cérémonie se tiendra comme prévu malgré tout ; tant pis pour monsieur le duc, il est malade.

Elle soupire, déçue peut-être mais soulagée. Il y aura bien la célébration, c’est suffisant.

Une vague secoue la foule, un mouvement général la saisit, on va vers la sortie des jardins et vers le reste de la ville.

Soudain un coup de feu… On tire.

La panique, tapie dans l’ombre, sort de sa cachette. On ferme la porte-fenêtre en hâte, même si c’est inutile. Les citoyens redoublent d’énergie, se poussent, courent, tombent, trébuchent, se relèvent…

Elle ne sait pas quoi faire, est troublée un instant. Est-ce qu’elle cherche l’homme en blanc ? Elle ne le trouve pas, non, il n’est pas là, il ne veut pas voir les dieux.

Qui tire ? Mais qui tire ?

On ne sait pas. On se pousse, on court, tombe, trébuche, se relève… On fuit les jardins de Kashmir, encore, jusqu’à la prochaine fois.