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Dissension de Lacrima



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Informations

» Auteur : Lacrima - Voir le profil
» Créé le 20/03/2019 à 12:43
» Dernière mise à jour le 21/03/2019 à 10:03

» Mots-clés :   Action   Hoenn   Organisation criminelle   Présence de personnages du jeu vidéo

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Prologue
« Bienvenue à bord du Lokhlass, monsieur, notre ferry à destination de Nénucrique. Nous espérons que vous allez effectuer un agréable voyage. »

Le jeune homme tendit la main pour récupérer son billet composté, mais le contrôleur examina à nouveau le papier sous tous les angles, comme s'il eût douté qu'il s'agisse de l'original. Après s'être finalement assuré qu'il n'avait pas dans les mains une contrefaçon, il le tendit à son propriétaire qu’il salua brièvement avant de faire demi-tour sans plus de cérémonie.

L'adolescent baissa les yeux vers son billet et haussa un sourcil avant de le fourrer dans la poche de son sweat. Depuis qu'il avait mis les pieds à l'intérieur du ferry, il s'attirait les regards noirs des autres passagers et il devenait maintenant difficile de les ignorer. Faisant de son mieux pour se concentrer sur ce qu'il pouvait voir depuis la fenêtre, il tripotait nerveusement l'extrémité de ses manches et les roulait et pliait sous ses doigts tremblants.
Si jamais quelqu'un le reconnaissait...

Lorsqu'une femme se leva non loin de lui, il sursauta violemment et sa panique fut telle qu'il eut un haut le cœur. Il scruta son visage, cherchant à y déceler le moindre trait familier, la moindre émotion qui montrerait qu'elle aurait pu reconnaître son visage.
Aurait-il pu s’agir d’une voisine ? D’une collègue de son père ? De la mère d'une amie, peut-être ?
Finalement, elle ne lui jeta qu'un regard méprisant avant de se diriger vers les toilettes qui se trouvaient au bout du couloir.
Son soulagement fut de courte durée car sa réaction excessive avait attisé la méfiance des autres passagers qui le surveillaient maintenant du coin de l'œil, certains ne l'ayant pas lâché du regard pendant plusieurs longues secondes après l'incident.
L'adolescent rabattit d'un geste sec sa capuche sur son visage avant de se recroqueviller contre le hublot, de façon à être le moins reconnaissable possible.
Il ne pouvait pas se permettre de se faire voir maintenant. Pas après ce qu'il avait réussi à faire.
Toutes ces paires d'yeux braquées sur lui le rendaient anxieux au plus haut point et s'il continuait à gesticuler sous leur regard méfiant, il finirait par se trahir lui-même.

Il se remit à tordre nerveusement ses doigts et se mordit la lèvre au sang. Le goût ferreux lui arracha une légère grimace de dégoût, mais c'était le cadet de ses soucis.
Il lui restait encore deux longues heures de trajet à tenir avant de mettre pied à terre.
L'adolescent choisit de songer à ce qu'il laissait derrière lui pour se donner du courage : s'il s'était embarqué dans un tel périple, ce n'était pas par pur plaisir.

Dans la ville où il avait grandi, et le seul endroit du pays qu'il ait réellement connu, il vivait uniquement avec son père. Sa mère était partie alors qu'il était trop jeune pour s'en souvenir, sans laisser d'autre trace que la profonde rancœur qui habitait son géniteur.
Cet homme qui l'avait élevé. Ce tyran qui l'avait détruit.

Il déglutit pour essayer de chasser le goût de la bile qui s'était joint à celui du sang, mais sa tentative fut vaine et il abandonna. Son estomac le brûlait atrocement, maintenant. Et avec l'agitation constante du bateau qui tanguait au rythme des vagues, il n'allait certainement pas tarder à vomir.
Plaquant sa main sur sa bouche, luttant contre cette désagréable sensation, il essuya d'un geste sec la sueur qui perlait à son front.

D'aussi loin qu'il se souvienne, il avait toujours vécu ça. Il savait comment lutter contre cette terrible angoisse qui vous prend aux tripes et vous retourne l'estomac. Il valait d'ailleurs mieux pour lui ; c'était comme ça tous les soirs.
Son père rentrait, et lui se terrait du mieux qu'il le pouvait sous sa couverture.
Il avait d'abord essayé de faire semblant de dormir, mais ça n'avait jamais fonctionné. Il était toujours réveillé par des coups dans les côtes où le plexus, qui lui coupaient le souffle et noyaient ses yeux de larmes.
Il y avait la douleur lancinante. Les cris de rage. Ses larmes salées. Et de nouveau des coups.
Encore, encore et toujours.

Chaque impact était accompagné de la même question.

Pourquoi ?

« C'est de ta faute si elle est partie » qu'il répétait sans cesse. « De ta faute ! »

« De ma faute. » grinça-t-il à mi-voix. Son haleine dessina un petit ovale de buée sur la vitre du hublot, masquant le reflet de son rictus amer.

Un matin, en ouvrant les yeux, il avait finalement cessé de se poser la question.
La seule explication qu'il avait eue ne lui suffisait pas, bien au contraire. Ce qui changea, en revanche, c’est qu’il comprit qu'il n'en saurait pas plus et à partir de ce jour, sa seule préoccupation devint d'éviter ce monstre qui l'hébergeait chez lui.

Les années suivantes s'étaient écoulées lentement, beaucoup trop lentement.
Au fur et à mesure qu'il grandissait, les punitions gagnaient en violence et en cruauté jusqu'à laisser leurs marques dans sa chair pendant des semaines, voire des mois. Certaines n'étaient toujours pas parties, d'autres ne partiraient plus jamais.

Une vague plus grosse que les autres s'écrasa sur le ferry et secoua les passagers. Une femme échappa un cri, un enfant rit, et lui se contenta d'agripper son sac à dos avec une telle force que ses jointures en étaient blanchies. Il avait à peine réalisé que le bateau s’était mis en route, et une petite goutte de pluie s’écrasa dans la mer quelques mètres plus bas. Le soleil ne perçait plus par son hublot à présent, mais il s'en moquait. Il ne l'intéressait plus. Il ne l'avait jamais aimé.
Cet astre stupide qui brillait avec toute son arrogance, en éclairant le ciel si fort qu'il masquait toutes les autres petites étoiles, qui frappait les murs de sa maison sans jamais vraiment entrer dans sa chambre pour le réchauffer lorsqu'il en avait le plus besoin.

Il soupira, agacé par ses propres divagations.

Je suis en train de rejeter la faute sur une étoile…

Une nouvelle grosse vague secoua leurs sièges et son front alla s'écraser contre le hublot avec un « bong » magistral, qui lui attira pour la première fois de la journée quelques regards compatissants.
Un peu sonné, il frotta l'endroit où une bosse pousserait d'ici peu d'un air songeur. La douleur l'avait un peu distrait, et il se sentait moins anxieux maintenant.

Une fois qu'il se rendait au collège, une de ses rares amis avait noté un gros hématome violet qui couvrait l'un de ses avant-bras. Il avait éludé la question et continué à marcher vers sa salle de cours sans un mot, mettant fin à l’incident. Pourtant, plus les jours passaient et plus on lui lançait des regards appuyés lorsqu'il revenait avec une paupière enflée ou un poignet bandé.
Ses professeurs avaient d'abord cru qu'il se battait et ils avaient bien raison : la diplomatie n'était pas son fort et il avait déjà échangé quelques coups de poing pour un différend.
Petit à petit, ses camarades avaient commencé à le craindre, à s'éloigner de lui. À l'insulter, parfois. Les enfants sont tout sauf tendres et il ne leur en fallait pas plus pour faire de lui « le garçon bizarre et violent ».
Seul l'un d'entre eux était resté assis à côté de lui en cours et partageait sa table à la cantine.
Jusqu'au jour où il lui a annoncé son déménagement.

C'était il y a moins d'une semaine.
Il avait paniqué, sur le point de perdre la seule chose qu'il y avait encore de bon dans sa vie.
Alors il n'était pas allé en cours. Il avait déjà tout prévu, il savait que ce jour finirait par arriver.
Il avait sorti le sac caché sous son lit, celui dans lequel il entassait depuis des mois ce qui pourrait lui servir. Des T-shirt pas encore tachés de sang, des sous-vêtements, des chaussettes, un jean élimé. Il s'était aussi procuré un paquet de gâteaux secs et une thermos bosselée, qu'il avait remplie de café brûlant avant de se précipiter dans la chambre de son père.
Il avait tout d'abord hésité : il n'y avait jamais mis les pieds auparavant, et l'image omniprésente du monstre qui l'habitait lui faisait encore froid dans le dos, des heures après.

Celle de ses chemises, de ses manteaux, de ses chaussures, de son parfum.

Pressé par le temps, il avait bravé sa peur et extirpé de la table de nuit quelques gros billets qu'il fourra dans sa poche. Avant de sortir, il avait avisé la chaîne en argent que portait parfois son père.
Pour une fois, il avait oublié de la mettre pour aller travailler.
Il allait s'en mordre les doigts.

L'adolescent ignora une nouvelle grosse secousse et se mit à tripoter les maillons argentés qui encerclaient son cou avec un petit sourire satisfait. Il imaginait déjà avec délice la tête de son père qui découvrirait dans quelques heures à peine ce que son fils avait fait.
Son billet de ferry lui avait coûté presque la moitié de ce qu'il avait emporté, et il n'avait nulle part où aller lorsqu'il mettrait les pieds à Nénucrique. Peut-être que son père avait déjà appelé la police et qu'on l'attendait de pied ferme au port. Peut-être qu'il dormirait dans la rue et qu'il ne survivrait pas plus de deux jours, sans rien à manger ni pour se protéger du froid le soir.

La dernière de ces options était plus que probable, mais c'était toujours mieux que ce qu'il avait laissé derrière lui ce matin-là.
Il était peut-être condamné, mais heureux.

Il joua des épaules pour s'installer plus confortablement au fond de son siège et sa capuche glissa, révélant ses cheveux bruns mi-longs. D’un revers de la main, il chassa les mèches indisciplinées et collantes de sueur qui barraient son front. Maintenant qu'il avait l'air moins suspect, les autres passagers avaient cessé de le fixer d'un mauvais œil et il sentit le lourd poids de leurs regards quitter ses épaules.
Finalement, il n'avait jamais été aussi bien que dans ce ferry.
Il ouvrit son sac rapiécé et en extirpa une petite boîte en plastique hermétiquement fermée qu'il avisa d'un regard gourmand. Elle était remplie de cookies et autres petits gâteaux divers qu'il avait glanés çà et là dans les placards de la cuisine avant son départ. Et s'il avait bien mangé avant de prendre le bateau, une légère faim commençait maintenant à se faire sentir.
L'adolescent ouvrit la boîte et saisit un biscuit qu'il croqua timidement du bout des dents. Le gâteau craqua dans sa bouche et un délicieux goût de baie citrus chatouilla son palet. Avec un sourire satisfait, il rangea sa boîte et se contenta de picorer son biscuit, afin d'en profiter le plus longtemps possible.

Le bateau tanguait plus violemment maintenant, et il songea qu'ils devaient traverser les courants puissants de Hoenn et être arrivés à mi-chemin. Un frisson d'excitation le parcourut ; Hoenn était le nom que porterait sa liberté, à présent.
Il acheva de manger son gâteau et épousseta les quelques miettes qu'il avait sur les genoux avant de se recroqueviller autour de son sac à dos. Il cala sa tête dessus et s'offrit le luxe de fermer les yeux, savourant le balancement du bateau qui le berçait maintenant comme un nouveau-né.



Ce fut un violent choc à la tête qui réveilla l'adolescent endormi. Ne sachant tout d'abord plus où il se trouvait, il jeta des regards perdus aux alentours, cherchant à comprendre ce qu'il se passait. Autour de lui, des visages paniqués, des bruits de course et des cris agitaient les lieux tandis que la voix d'un homme grésillait dans le haut-parleur.

« ... dans le calme et le silence. Je répète : tous les passagers se rendent sur le pont dans le calme et le silence. Je répète... »

Le brun secoua la tête en revenant à la réalité. Bon, il se souvenait être monté dans le Lokhlass dans la matinée.
Mais qu'est-ce qu'il se passait ?
Lorsqu'il essaya de se lever, il perdit l'équilibre et fut projeté vers l'avant. Protégeant son visage de ses mains, il alla s'écraser sur le sol avec force et gémit lorsque ses coudes heurtèrent le parquet. Il glissa sur quelques mètres avant de parvenir à se relever et jeta son sac dans son dos, s'agrippant fermement au siège le plus proche pour ne pas perdre l'équilibre.
Un homme d'une quarantaine d'années trébucha dans la panique et s'effondra de tout son poids sur lui, le forçant à lâcher prise et le sonnant à moitié lorsque son crâne heurta à nouveau le plancher. La chute avait été beaucoup plus dure cette fois, et son poignet s'était tordu dans un angle inquiétant sous le poids de l'homme. Ce dernier se releva et prit à peine le temps de s'excuser avant de se ruer de nouveau en direction de la sortie, rejoignant le reste des passagers en effervescence.
Il n'entendait plus la voix du capitaine à présent : seuls les cris de panique des fuyards et le bourdonnement de ses oreilles résonnaient dans sa tête, et il eut beaucoup de mal à se remettre sur pied.

Il réalisa que le Lokhlass tanguait avec violence, et il devenait impossible de se déplacer sans se tenir aux sièges qui bordaient l'allée. La pente du sol se faisait inquiétante et les escaliers au bout du couloir seraient bientôt hors de portée. Un peu plus loin devant lui, un garçon d'à peu près son âge serrait avec force sa petite sœur dans ses bras et leurs parents tentaient tant bien que mal de les conduire jusqu'à la porte malgré la foule paniquée qui bloquait le passage.

Le jeune homme jeta un regard par-dessus son épaule et croisa celui du brun.

La panique qu'il lut dans ses yeux charbon lui donna une boule dans la gorge, et les gémissements de la petite lui firent enfin comprendre la gravité de la situation : s'ils ne parvenaient pas à sortir d'ici, ils allaient mourir.

Une vague frappa le bateau par l'avant et ils furent tous violemment projetés loin des escaliers. Il entendit un bruit de tissus déchiré et ce qui semblaient être, peut-être, des craquements d’os. Des cris de peur et de douleur envahirent les lieux, et lui-même en échappa un quand on tomba une fois de plus sur lui.

Peut-être aurait-il dû rester chez lui, ce matin-là...

Complètement perdu, il fut incapable de se redresser et resta allongé au milieu du couloir, le nez en sang. Il tendit sa main encore valide vers son sac à dos et enserra l'une des bretelles entre ses doigts, son autre poignet le lançant douloureusement.
En levant son regard embrumé vers le hublot le plus proche, il fut frappé de terreur : ce n'était pas le ciel qu'il voyait, mais de l'eau. De l'eau bouillonnante, écumante, avide de vies à prendre.

Une longue fissure se dessina sur la vitre.

L'adolescent essaya de prévenir les autres passagers, mais seul un grognement lui échappa et il parvint à peine à ouvrir la bouche. Il prit une autre longue inspiration, s'apprêtant à demander de l'aide tandis que les visages paniqués s'engouffraient dans la cage de l'escalier. Le couloir se vidait petit à petit, et personne ne remarquait l'adolescent allongé sur le flanc, le visage ensanglanté.

Mu par l'énergie du désespoir, il tenta tant bien que mal de se relever. Il tâtonna autour de lui d'une main tremblante dans l'espoir de trouver une prise, quelque chose, n'importe quoi qui pourrait l'aider à se relever.
Il lui sembla que cet instant dura des heures, uniquement rythmées par son souffle erratique et des bruits de course lointains, tandis que le tintement du verre fissuré chantait sa mort autour de lui.
L'eau n'allait pas tarder à s'engouffrer dans les lieux et l'engloutirait immédiatement, réduisant tout espoir d'en réchapper à néant.
Il poussa un cri de douleur lorsqu'il s'appuya sur son poignet blessé pour gagner de la hauteur, mais retomba aussitôt sur son épaule et ses doigts effleurèrent à peine l'accoudoir du siège le plus proche.
Il essaya une seconde fois, puis une troisième, mais ne parvint à se hisser que de quelques centimètres dans le couloir.

Dans un geste désespéré, il voulut remonter la pente à plat ventre, plantant du mieux qu'il le pouvait ses doigts dans le parquet ciré, les ongles en sang et les dents serrées.
Il refusait de mourir ici et maintenant. Surtout pas après ce qu’il venait de faire.

Les lumières s'affaiblirent et leur cliquetis sonna comme un glas, noircissant le couloir et lui donnant une toute autre ambiance alors qu’il sombrait dans un silence de mort.
Tout le monde avait réussi à s'en sortir. Tout le monde, sauf lui.
Il refusa de fixer plus longtemps son objectif qui le narguait, désespérément hors d’atteinte. Sans qu'il ne s'en rende compte, des larmes salées se mirent à rouler sur ses joues. Leur goût se mêla à celui du sang sur ses lèvres alors qu'il lâchait prise, glissant inexorablement vers le fond du bateau, résigné.

C'est alors qu'un miracle se produisit.

Il sentit qu’on saisit avec force son bras encore tendu vers l’escalier, et le contact humain le secoua comme une déchargé électrique.
Abasourdi, l'adolescent leva les yeux vers son sauveur.

« Allez, debout petit ! »

Un homme d'une trentaine d'années, une main fermement accrochée à l'un des sièges et l'autre serrant le poignet de l'adolescent, était en train de le hisser lentement à son niveau, le visage tordu par l'effort.
Une nouvelle bouffée d'espoir anima le garçon qui poussa avec force sur ses jambes pour atteindre cette dernière chance qu’on lui offrait. Lorsqu'il fut presque contre lui, l'homme le redressa vivement avant de passer un bras autour de sa taille pour l’aider à rester debout. L'adolescent le remercia faiblement et ils remontèrent le couloir glissant côte à côte, l'autre le remettant sur ses pieds à chaque fois qu'il menaçait de tomber à nouveau.

Il réalisa qu’une autre personne était venue à son secours lorsqu’une petite tête pâle émergea du cadre de la porte, trainant avec difficulté une lance à incendie qu’il fit glisser vers eux.

« Attrape, papa ! »

Il reconnut le garçon qui serrait sa petite sœur dans ses bras quelques minutes plus tôt, et le gratifia du regard tandis qu'il les aidait à se hisser vers l'entrée des escaliers.
Dans leur dos, un inquiétant craquement se fit entendre. L'homme redoubla d'efforts et, au prix d'une longue bataille contre le sol glissant, ils parvinrent finalement à saisir la rampe de l'escalier.

Exactement au moment où les hublots explosèrent en mille éclats.

Avec un cri, ils se précipitèrent tous les trois dans les escaliers et gravirent les marches penchées quatre à quatre tandis que sous leurs pieds, des trombes d'eau s'engouffraient furieusement et dévoraient les sièges sur lesquels ils étaient assis une heure plus tôt.

Lorsqu'ils arrivèrent sur le pont, c'était le chaos. Des hommes et des femmes couraient dans tous les sens, hurlant à pleins poumons tandis que des vagues immenses s'écrasaient sur eux et les emportaient par-dessus-bord. Une femme courut à leur rencontre, sa fille en larmes dans ses bras. L'enfant serrait un chiffon déchiré contre son petit cœur affolé, incapable de comprendre pourquoi tout son monde s’effondrait soudain.
Le garçon n’eut pas le temps d’adresser un remerciement correct à la famille à nouveau réunie qu’une vague vint les frapper de plein fouet.

Il fut littéralement fauché par les trombes d'eau et alla s'écraser violemment contre les barrières qui entouraient le pont du ferry.
Il se redressa à quatre pattes et chercha les quatre autres du regard, mais un cri de terreur lui fit lever la tête.

La vague qui s'apprêtait à les engloutir devait certainement mesurer une vingtaine de mètres.
Cette fois, ils n'en réchapperaient pas.

L'adolescent se cramponna de toutes ses forces à la barrière alors que le Lokhlass s'engouffrait dans le trou d'eau qui précédait le monstre, et les quelques secondes qui s'écoulèrent alors lui semblèrent interminables.

Il se demanda ce qu'aurait pu être sa vie s'il n'était pas parti ce matin-là. Il aurait fini par devenir indépendant et serait parti de chez lui, en toute légalité cette fois.
Il n'aurait pas eu de quoi faire des études, mais trouver un travail n'aurait pas été très difficile pour lui.
S'il avait eu la patience d'attendre quelques années de plus...

Trempé jusqu'à l'os, gelé, terrifié, il tremblait de tous ses membres et son dernier geste fut de jeter un regard à ce garçon qui serait sa petite sœur gelée dans ses bras, pleurant ses parents disparus dans les eaux.

Puis ce fut l'apocalypse.

La vague le frappa avec tant de force qu'il se retrouva plaqué contre le pont du bateau. Tout l'air qu'il avait retenu dans ses poumons lui échappa aussitôt, mais il parvint à ne pas perdre connaissance et serra les dents et les paupières, priant pour que tout se finisse rapidement.
Un craquement de mauvais augure retentit et il comprit que le bateau ne résisterait pas longtemps à la charge de la vague.
Alors qu'ils perdaient de l’altitude et la pression de l’eau sur ses tympans devenait insoutenable, il eut soudain un violent haut le cœur et se sentit propulsé vers le haut avec une violence inouïe.
Le ferry était remonté comme un bouchon vers la surface et il remercia le ciel lorsqu'il eut enfin une nouvelle bouffée d'air à engloutir avec délice.

Lorsque le bateau fut à nouveau pris d'assaut par une vague colossale et avant même que l'adolescent ne s'en rende compte, il fut projeté une quinzaine de mètres plus loin dans la mer affamée.
Le roulement sous-marin des vagues l'aspira profondément sous la surface et il perdit rapidement tous ses repères.
L'eau salée sur ses blessures lui arracha une grimace. Il se mit à chercher frénétiquement le moindre rayon de lumière derrière ses paupières fermées. L’eau le ballottait dans tous les sens et ne parvint pas à trouver une position stable, dérivant au fil des vagues sans jamais pouvoir localiser la surface.
Son coude heurta un quelque chose ou quelqu'un et il tenta de l'attraper, mais la mer le lui avait déjà arraché et il referma ses doigts dans le vide.
Il commençait maintenant à manquer d'air et paniqua, brassant l'eau tout autour de lui dans l'espoir d'atteindre la surface, sachant qu'il pourrait tout aussi bien se diriger vers les fonds marins.
Dans un dernier espoir d'atteindre l'air libre, il ouvrit les yeux.
Le sel le brûla immédiatement, mais il ignora la douleur et chercha autour de lui le moindre rayon de lumière salvatrice.

On buta à nouveau contre sa jambe. Il choisit d'ignorer le coup et de se concentrer sur la direction à prendre, ses poumons hurlant de douleur maintenant.
Il avait besoin d'air.

Vite.

Ce fut lorsqu'on le frappa à l'épaule qu'il se retourna vivement, espérant y trouver une figure amicale qui le guiderait à la surface.
Mais ce qui lui fit face lui glaça le sang.

Face à lui, à la hauteur de son visage, un imposant Carvanha aux couleurs vives lui souriait de toutes ses dents.
Ses longues dents luisantes et acérées.

Le garçon en oublia presque sa poitrine en feu et se pétrifia devant la créature. S'il devait avoir à peine la taille d'un ballon de foot, le Pokémon piranha semblait capable d'engloutir un homme adulte en quelques secondes à peine.
Il n'osait plus bouger, de peur que le moindre mouvement brusque n'excite la créature. Ses yeux rougis par le sel piégés dans ceux rubis du poisson, ils s'observèrent un moment en silence.
Le remous sous-marin s’était un peu calmé, et il se mit à couler lentement tête la première.

Il ouvrit des yeux ronds.
Il coulait !

Il jeta un regard vers ses pieds et cracha quelques précieuses bulles qui s'éloignèrent à toute vitesse en dessous de lui.
En face, le carvanha tourna sur lui-même jusqu'à se retrouver à l'envers – ou plutôt à l'endroit.

Le garçon l'imita avec précaution, mais ses poumons le rappelèrent soudain à la réalité et il gémit tellement ils le faisaient souffrir maintenant. Ils semblaient sur le point d'exploser.

Mu par l'énergie du désespoir, il choisit d'ignorer le Pokémon et de se précipiter en direction de la surface, retenant une inspiration douloureuse, tout son corps hurlant.

De l'air.

De l'air.

De l'air.

Alors qu'il aperçut un filet de lumière, son cœur sombra dans sa poitrine.
Il n'atteindrait jamais la surface seul.

Il baissa les yeux vers le carvanha qui semblait l'avoir suivi et l'observait d'un œil intrigué. Il avait déjà vu un explorateur à la télévision se faire tracter dans l’eau par son Staross, ça ne pouvait pas être si difficile…
Bravant sa peur, le cœur battant, il tendit ses mains vers le Pokémon aux dents acérées. Ce dernier l'esquiva avec une vitesse surprenante et dévoila des crocs perle luisant dans les eaux sombres.
L'adolescent retint avec peine une inspiration et plaqua ses mains sur son visage, sachant qu'il arrivait au point de rupture, avant de jeter un nouveau regard désespéré en direction de la surface, puis du Pokémon.
Il se passa alors quelque chose.

Le Carvanha enfla jusqu'à doubler de volume, puis souffla une bulle de sa taille au visage du garçon. L'adolescent ne prit pas le temps de comprendre ce qu'il se passait et enfonça son visage à l’intérieur avant d’inspirer profondément.
L’odeur de poisson et d’algues ne parvint pas à l’atteindre alors qu’il fut presque assommé par l’oxygène qu’il venait d’inhaler. La bulle rétrécit au fur et à mesure que ses poumons se remplirent, et il crut que sa poitrine explosait. La douleur lui arracha à peine une grimace alors qu’il se sentit partir lentement, respirant frénétiquement comme si chaque bouffée était la dernière.

L'esprit embrumé, il se sentit hissé vers le haut et la bulle éclata lorsqu'il atteignit enfin la surface, le petit Pokémon tirant sur la capuche de son sweat pour le traîner derrière lui.

L’air frais et pur remplaça celui, vicié mais salvateur, dont le Pokémon lui avait fait don. Il fut ballotté pendant quelques minutes encore par des vagues plus ou moins violentes, et la tempête soudaine acheva de se dissiper tandis qu’il reprenait ses esprits.

La mer s'était calmée maintenant, et lui avec. Il dérivait lentement au milieu de débris de bois et quelques éléments de mobilier. Le reste du Lokhlass et ses passagers avaient disparu.
Il réalisa qu’il froissait une nageoire du Carvanha et relâcha sa poigne désespérée, surpris de ne pas déjà avoir été mordu en représailles. Ses petites écailles étaient étrangement douces lorsqu’il n’était pas hérissé et le clapotis de ses nageoires l’apaisa, assommé par l’horreur de la scène qu’il venait de vivre et sa propre fatigue.

Il était presque endormi lorsque son épaule buta contre un objet en bois éclaté, et il redressa faiblement la tête pour examiner le potentiel danger.
Il s'agissait d'une porte en bois, sur laquelle était allongée une petite fille.

Elle semblait dormir paisiblement et serrait un morceau de torchon dans ses mains.

Inquiet, le garçon revint à lui. Il se hissa avec précaution sur la porte et plaqua son oreille sur le buste de la petite, échappant un soupir de soulagement lorsqu'il sentit sa poitrine se soulever à un rythme régulier. Son petit corps tremblait de froid et il retira sans hésiter son sweat qu’il essora du mieux qu'il le put avant de l'enrouler autour d’elle, puis il la prit timidement dans ses bras tièdes, frottant doucement ses épaules pour la réchauffer.
Il baissa ensuite les yeux vers le Carvanha qui les fixait toujours, ne semblant pas comprendre ce qu'il se passait.

« C'est toi qui l'as sauvée ? »

Bien entendu, il n'obtint aucune réponse. Pourtant, il était évident que le Pokémon ne l'avait pas conduit jusqu'à cette porte au hasard.
Semblant se souvenir de quelque chose, il posa son sac devant lui et l'ouvrit de sa main blessée, ignorant son poignet encore un peu douloureux. Il en extirpa sa boîte de biscuits et en tendit un au Pokémon, les doigts tremblants.
Ce dernier le saisit délicatement du bout des dents avant de n'en faire qu'une bouchée.

Dans ses bras, la petite fille ouvrit un œil et sourit faiblement.

« Tu es un pirate ? »

Il haussa un sourcil, surpris, avant qu’elle ne tende un doigt vers sa boucle d'oreille. Comprenant, il fit non de la tête et s’autorisa un sourire.

« Pas du tout. Comment tu t'appelles ? »

Elle fronça les sourcils, le regard encore embrumé par la fatigue.

« Je sais plus. »

Elle remonta alors son chiffon déchiré au visage en suçant son pouce, et le garçon nota les quelques lettres roses qui y étaient encore visibles. E. M. I.

« On dirait que tu t'appelles Emi. »

La petite leva ses grands yeux noirs vers lui, et sourit.

« Et toi tu t'appelles A. » fit-elle en désignant la lettre stylisée qui ornait son tee-shirt bleu.

Ses yeux se fermaient déjà, et elle se cala plus confortablement dans les bras du garçon.

« Arthur. Je m'appelle Arthur. »

Puis elle s'endormit, alors qu'à l'horizon se dessinait la silhouette d'un village, flottant sur les eaux comme un mirage.