Pikachu
Pokébip Pokédex Espace Membre
Inscription

Calendrier de l'Avent 2018 de Comité de lecture



Retour à la liste des chapitres

Informations

» Auteur : Comité de lecture - Voir le profil
» Créé le 23/12/2018 à 22:50
» Dernière mise à jour le 23/12/2018 à 22:50

Si vous trouvez un contenu choquant cliquez ici :


Largeur      
Jour 23 : Point de vue, par Raishini
L’hiver gronde ses prémices tandis qu’il avance dos aux rafales. Sa morsure guette le voyageur au détour des immeubles et perle le sang d’éclats douloureux. Mais Clarence rajuste négligemment son écharpe en laine de Wattouat, habitué aux rigueurs de Vestigion. Alors que le soleil applique un baume timide, ses pas le mènent dans l’avenue centrale bondée. Une rumeur dissonante vrille ses tympans, guidant sa propre voie dans l’artère aux effluves goudronnés. Des épaules le bousculent, s’accompagnent d’invectives ou d’excuses précipitées. Clarence ignore les propos. Il en a l’habitude tout autant que des remarques affectées, des voix hésitantes, des incompréhensions. Et les potins sur l’actualité et le temps ne l’intéressent pas.

D’une main ferme, il ouvre une porte au bois fin, légèrement strié sous ses doigts, puis adresse un salut neutre à Mélie, la serveuse qu’il devine perdue entre les silhouettes nettement plus grandes des clients. Sans doute affairée et débordée par la cohue de midi. Peu importe, il attendra. Le temps n’est pas un problème quand on a seize ans et une « santé de fer » selon les médecins. De quoi voir la vie en rose !

Ah. Ah. Ah.

Le jeune homme ôte ses gants et son bonnet avec soulagement. Libéré de la chaleur étouffante qui l’oppressait, il louvoie entre les rangées de chaises pour rejoindre un canapé d’angle en cuir matelassé. Les autres clients ont tellement l’habitude de le voir à cette place qu’elle lui a été décernée à titre honorifique. Ou alors ils l’évitent. Ce qui, à bien l’observer, n’aurait rien d’étonnant.

Un adolescent longiligne, aux cheveux consciemment laissés en friche et au maintien patibulaire. Un lycéen habillé comme une star de rock, sans barbe et charisme. Pas bavard ni enthousiaste pour un sou. Un lambda, en quelque sorte.

Du moins, il serait un lambda si sa vie ne tenait pas à un détail qui, aujourd’hui encore, le distingue de la foule. Son regard a une beauté effrayante. Une beauté spéciale, lui dit-on en grimaçant un sourire vertueux.

Enfin, ça, c’est l’avis des autres. Clarence n’a, pour sa part, aucun véritable recul sur lui-même. Et probablement pas les capacités. Non pas à cause de son jeune âge – il est, de l’avis général et du sien également, plus mature que la moyenne -, mais à cause de sa différence. Il n’arrive pas à se voir tel qu’il est ou devrait être. Pourquoi s’en préoccuper, de toute façon ?

Clarence soupire. Il n’a pas toujours été ainsi. Le monde n’a pas toujours été si vide, si terne. Et, alors qu’il bénéficie d’une compagnie et d’un encadrement toujours plus zélés, alors que chacun s’affaire à lui prodiguer un soutien infaillible…

Il n’a jamais été aussi seul.

Parce que ses seuls espoirs, il les avait perdus en l’espace d’un cillement. Un éclair imprimé sur sa rétine avait suffi. Une lumière douloureuse qui l’avait plongé dans une obscurité éternelle. Une lumière qui avait effacé sa route.

Effacé tout.

Aveugle…

Depuis l’accident, il est aveugle.

Et depuis ce jour, tout le monde le traite comme un aveugle. Ni plus, ni moins. Il est juste devenu un grand blessé, une pauvre chose dont il faut se préoccuper pour garder bonne conscience. Qu’avait-il donc perdu de si unique, ce jour-là, pour en occulter jusqu’à son identité même ? Hé, les gens, l’œil n’est qu’un amalgame biologique parmi tant d’autres. Un foutu organe. Une pâle représentation de l’individu dans son ensemble.

Mais non, voilà que se faire bousiller la macula l’a rendu… unique. Voilà qu’on s’intéresse à lui pour son corps fragmentaire, jusqu’à ignorer sa personne - bien entière quant à elle. Foutu comble !

Clarence en est venu à haïr ses yeux. Lui qui, malgré tout et plus que quiconque, tient à scruter le monde et retrouver son passé. Il a néanmoins perdu espoir depuis longtemps. Sa famille, en dépit d’assez bonnes ressources, n’a pas les moyens de payer les batteries de tests éprouvants que son « état » requiert. Par ailleurs, le risque de complications est trop grand pour qu’il laisse des docteurs peu scrupuleux jouer avec lui. Il préfère vivre avec son handicap plutôt que dans une cage…

Très peu pour lui.

- Bienvenue au Tutankafé, Clarence ! Tu prends quoi aujourd’hui ? Un café noir sans sucre, comme d’habitude ?

Clarence perçoit un corps à sa droite, exhalant une senteur d’agrume mentholée – encore ce foutu parfum – et de caféine. Le jeune homme tourne vers elle son visage maussade en prenant soin de garder ses lunettes de soleil. La serveuse a interrompu sa méditation et brisé le fil. Il n’est pas certain de savoir si cela est positif ou non. Penser relève de son occupation quotidienne, mais le bénéfice retiré le laisse plus songeur encore. Il peut au moins se targuer d’avoir un cerveau actif, contrairement à ses camarades de classe. Bah, tout ça pour… ça.

- Ouais, marmotte l’adolescent après un instant de silence, le menton en équilibre sur son poing fermé. Merci, Mélie.

- Allez, un petit sourire, t’as encore les quenottes toutes blanches, faut en profiter tant que tu n’es pas un vieil édenté ! le taquine Mélie.

- Ouais.

Clarence sait qu’elle ne cherche qu’à l’égayer. Entre eux, il s’agit d’une sorte de rituel constamment répété chaque fois qu’il vient – c’est-à-dire pendant le déjeuner, après les cours. Bien que les tentatives de Mélie n’aient jamais été fructueuses, elle persiste sans amertume, avec cette énergie inépuisable dont elle a le secret. Un entêtement qui force le respect. S’il possédait un compte bancaire rempli, Clarence lui décernerait une médaille.

Mais pas de lèvres retroussées sur une rangée de dents éclatantes. Une moue tout au plus.

- Ce sera tout ? poursuit Mélie avec un sourire exemplaire.

A croire qu’elle est capable de sauter du Galifeu au Bourrinos sur commande. D’envoyer des ondes capables de toucher même les aveugles. Clarence ne se souvient plus de ce qu’est un sourire, mais il en a une très bonne idée grâce à Mélie. Il la remercierait presque.

- Ça ira.

Sa réponse est au mot près fidèle à celle que, cinq fois par semaine, il lui adresse. Chaque jour se renouvelle et leur interaction, elle, ne bouge pas d’un pouce. Pour peu, ça ressemblerait à une relation.

- Je t’apporte ça dans quelques minutes, complète Mélie avant de faire volte-face, fustigeant les narines de Clarence avec une nouvelle vague de parfum.

Beurk.

Clarence jette un œil vide sur la baie vitrée qui le sépare de la rue nauséabonde. Il tâte le verre froid, couvert de petites taches et reliefs laissés par des clients peu soigneux. Vestigion évolue en ce qui s’apparente à un quartier d’affaires, et les effluves de pin se fondent progressivement dans les relents industriels, inorganiques. Heureusement pour lui, Clarence habite à la pointe Nord-Est de la ville, où les serres des magnats n’ont pas encore réussi à se frayer un chemin.

A cette époque de l’année, des courants frais et purs irriguent Vestigion. La zone perd en température ce qu’elle gagne en saveur. Un tapis de feuilles et d’humus couvre le sol. Il répand une vie décadente dont se repaît toute la chaîne alimentaire. Non loin, s’il guette le silence, Clarence entend parfois le mugissement des rocs saillants et des eaux délicates qui frangent le Mont Couronné.

Magnifique.

Même sans ses yeux, il apprécie ce don de la nature. L’adolescent aime Vestigion. Il aimerait qu’elle ne change pas. Il aimerait qu’elle reste la même qu’avant son accident. Il aimerait conserver un fragment joyeux de son existence grâce à elle.

Mais son idiote de famille a manifestement oublié cette période ! Chaque prétexte est bon pour se lamenter sur son sort.

Tu dois vraiment souffrir… Ça ira pour grimper les escaliers ? Attends, je t’aide à mettre ta veste. Tu as oublié ta canne ! Fais attention sur le chemin, d’accord ?

Bon sang, les cannes c’est pour les vieux, occupez-vous de vos fesses ! Et pas besoin d’avoir d’autres cas sociaux à la maison ! Soyez heureux, bordel ! Bordel…

- Ouais, la famille ça craint, parfois.

Une octave dissonante dans le papier à musique trop bien réglé de son existence. Un frémissement à gauche, sur l’autre partie du canapé d’angle. Une senteur de pin mêlée à un arôme plus raffiné encore. Une caresse auditive et olfactive…

- Euh… pardon ?

Deux impressions luttent en Clarence. Il doit s’y reprendre à plusieurs fois avant de pouvoir organiser ses pensées. Ses sourcils se froncent dans l’effort qu’il mobilise tandis que ses lèvres tressautent. A-t-il bien entendu ?

- Oups, pardon, mon côté spontané. J’en oublie presque toujours de me présenter. Ariane, enchantée !

Clarence s’interroge. Est-elle télépathe ou un truc dans le genre ? Non, impossible. Il a dû songer à voix haute. Ce ne serait pas la première fois. C’est probablement ça. Pas de quoi s’inquiéter.

Néanmoins, il s’efforce de verrouiller sa conscience… au cas où.

- …

- T’es pas un bavard, hein ?

- Je n’ai pas vraiment l’habitude de me faire draguer dans un café, faut dire.

Une note cristalline enlace ses tympans alors que la dénommée Ariane rigole.

- Certes, je devrais un peu travailler mon approche. D’habitude je ne m’essaie qu’aux petits vieux…

Clarence frémit. Une once d’hilarité tambourine aux portes de ses lèvres, vive et saillante. Il finit par accorder toute son attention à la femme qui se tient à côté de lui. Son souffle est clair, régulier, dépourvu de la moindre tension. Elle respire une folle sérénité que Clarence, lui, inspire à travers le prisme de son attitude, à travers ce parfum envoûtant qu’elle dégage… Pour une raison qu’il délimite encore mal, le jeune homme ne s’inquiète pas. Elle est quelque peu déstabilisante mais tranche avec son quotidien. Et, bon sang, ça fait du bien…

- Je t’accorde le bénéfice du doute, lâche-t-il en agitant une main désinvolte.

- A la bonne heure !

Nouvelle salve cristalline. Nouveau frémissement de l’adolescent.

Puis vient un bruit de porcelaine contre le bois vernis qui le ramène au présent. Une senteur torréfiée, aride mais tout à la fois onctueuse, se répand et frôle ses narines.

DU CAFE.

- Voilà pour toi, scande Mélie en le gratifiant d’un léger contact sur l’épaule. Oh… euh, que… que puis-je pour vous, madame ? Et votre Pokémon ?

L’intonation de Mélie évolue subrepticement, plus grave d’une demi-octave au mieux… mais Clarence la perçoit. En tout cas, il la devine bien plus que le troisième individu assis à cette table, dont il n’aurait jamais soupçonné l’existence sans l’intervention de la serveuse. Clarence tente d’appréhender l’aura ; en vain. L’être est comme une cascade sans remous, une mer sans vagues… Le jeune homme frissonne en constatant l’inefficacité de ses sens.

- Si vous aviez de la tisane à la camomille, ce serait parfait, répond Ariane sur un ton affable. Et mon ami prendra… - oui, ils en ont -… Il prendra un pancake à la confiture de fraise. Merci beaucoup.

- Certainement, je vous apporte ça.


Mélie s’éloigne mais la demi-octave reste suspendue. Clarence ne remarque même plus son parfum car il n’entrevoit plus que les deux nouveaux arrivants. La fantasque et le fantôme… un bien curieux binôme pour agrémenter sa journée de lycéen.

- Ah, au fait, je te présente mon ami Thread, reprend Ariane d’un ton jovial. Comme tu as pu le remarquer, il est plutôt… taciturne.

Pour la première fois depuis cette rencontre inopinée, Clarence parvient à analyser le Pokémon. Il dégage un mélange stable de calme froid et de rage ardente qui lui procure une étrange impression. Mais il se garde bien d’en faire part et, poussant le jeu, lui adresse un :

- Euh, salut… Fred ?

La rage ardente devient plus tangible alors qu’Ariane pouffe et – Clarence le devine - tapote le bras de son voisin. Qu’a-t-il dit, encore ?

- Pas Fred, gros nigaud ! T-h-r-e-a-d, épelle-t-elle avec patience. C’est un mot étranger, il vient d’un autre pays.

- … ah. Désolé.

Pour masquer sa confusion, Clarence prend la tasse de café à deux mains et feint de vouloir le refroidir en soufflant dessus. Mais il a comme le sentiment que Thread n’est pas dupe et, à son tour, l’analyse pour se forger un avis. Le jeune homme se rappelle l’étau inconsistant des scanners hospitaliers. C’est exactement de cette façon que le jugement et la présence du Pokémon agissent sur lui. Rien de dangereux en théorie, mais tout en cet individu l’incite à la prudence.

- Pas grave, tu n’es pas le premier… et sûrement pas le dernier, remarque Ariane en émettant une note taquine.

Sa voix est diffuse, signe qu’elle a le visage tourné vers Thread. Toujours mal à l’aise, Clarence se tait et ôte ses lunettes d’un geste machinal, cent fois répété. Puis il hume le café porté à hauteur de visage et ouvre les yeux, comme espérant que ce rituel lui rendra un jour la vue à travers les arômes puissants du breuvage. Le jeune homme est conscient de l’idiotie de cette manœuvre, il sait qu’il n’y a rien de bien cartésien là-dedans, lui qui ne croit qu’en les faits… mais il tente le coup à chaque fois, avec ce petit espoir au fond du cœur.

Cependant, à l’écho vitreux de ses iris ne répond qu’un vulgaire camaïeu de teintes délavées, fades. Serait-ce donc l’ultime vision qui définirait sa personne ? Sa « couleur » ? Probablement. A moins d’un miracle pour le Noël à venir…

- Je ne sais pas comment tu peux boire du café. Absolument infect ce truc ! La dernière fois que j’ai voulu essayer, j’ai dû rejoindre la salle de bains pour me laver la langue au dentifrice. Et ça me fait tousser comme pas possible.

Ariane poursuit le dialogue, indifférente à la gêne de Clarence. Sacré personnage…

- Ne le répète surtout pas mais Thread, lui, s’est retrouvé en pleine crise d’hyperactivité, à déraciner des arbres. ҪA a un sale effet sur lui.

Le timbre faussement morbide d’Ariane distille tout l’amusement qu’elle retire de son propos. A côté, une protestation sourde émane du Pokémon et charge l’atmosphère de ses notes agacées. Clarence a tout juste le temps de s’interroger sur la potentielle violence de Thread qu’une onde chaleureuse le parcourt... Ariane a glissé vers son oreille sans qu’il le remarque. Elle ajoute alors de sa voix envoûtante :

- Nan je déconne, il a chialé devant « Le Roi Némélios ». Il a le café mauvais.

Clarence pose sa tasse avec précipitation pour éviter de la lâcher. Trop à son hilarité contenue, l’adolescent en oublie même la proximité de sa voisine qui, en temps normal, l’aurait empourpré. Mais Ariane s’éloigne avant qu’il ne procède au moindre constat.

- Au fait, tu peux me passer le sucre, s’il te plaît ? reprend-elle à brûle-pourpoint alors que sa tisane lui est servie par une Mélie bien silencieuse. Je crois que c’est le flacon avec un bouchon bleu.

- Euh… T’es…


Clarence sombre dans les affres de l’amertume qui noie habituellement sa conscience. Même celle du café, qui trouve grâce à ses yeux parce qu’elle arrive généralement à dissiper la première, ne trouve aucun écho.

- T’es au courant que… que je… suis aveugle ? bredouille-t-il, le visage fixé sur sa tasse.

Et que, par conséquent, il « voit » seulement l’eigengrau, ce fameux gris intrinsèque ?

- Ah bon ? lâche Ariane avec une honnêteté confondante. Je n’avais même pas remarqué.

Une bulle d’air. Une délivrance. Il respire à nouveau, le corps parcouru d’un soulagement bouillonnant.

- Avec tout ça, je ne me suis pas encore présenté… Clarence. C’est comme ça que je m’appelle.

Voilà, saisir l’opportunité et chasser les idées noires.

- Enchanté, monsieur-pas-si-grincheux que ça. Moi c’est Ariane, je te l’ai déjà dit ?

Clarence entend les mastications avides de Thread qui savoure son pancake, la bouche probablement tachée de confiture ; il fait mine de réfléchir. Puis il se fend d’un large sourire. Le premier depuis longtemps.

- Ouais, madame-jeune-radoteuse. Et lui c’est Fred.

***
L’heure tourne dans le petit salon surchauffé. Chaque rotation d’aiguille le tend d’impatience alors que Clarence guette sa venue. Il est figé depuis vingt minutes dans son fauteuil préféré, un ouvrage en cuir dont il adore le contact. Ses jambes battent la mesure et sa mère la pâte à gâteaux. Celle-ci garde le silence, étonnée par l’entrain de son fils.

Son fils adoré, si brillant et renfermé. Son fils adoré, si solitaire et muet. Son fils adoré, qu’elle n’a plus vu ainsi depuis belle lurette…

- Tu peux me rappeler quand cette… euh… - Ariane c’est ça ? – et son Pokémon F… Fred arrivent ? dit-elle en mettant la pâte au réfrigérateur.

Les propos de Clarence ont été tellement nébuleux qu’elle n’a pas bien saisi toutes les informations qu’il a tenté de lui transmettre. Le désavantage d’avoir un surdoué à la maison, humpf…

- Ils viennent à onze heures pile. C’est ce qu’elle m’a dit, affirme Clarence sans l’ombre d’une hésitation.

En une soirée, l’adolescent a parlé plus qu’il ne l’a fait en un mois, ce qui a eu le don de surprendre sa famille. Sa redoutable gardienne de mère, Anna, guette donc Ariane le pied ferme, taches de rousseur frémissantes et chevelure d’or hérissée. Pour ainsi tourner la tête de son garçon, elle doit forcément l’avoir bourré d’idées saugrenues !

- Arrête de te faire du souci, maman. Je vais très bien et oui, je suis très lucide. Tu devrais plutôt être contente que je me fasse des amis.

Et paf. Clarence sait toujours là où appuyer. Il interprète les non-dits à la perfection, ne s’embarrasse pas d’hésitations et de politesses. Asséner son avis avec une rigoureuse exactitude, voilà sa plus dommageable qualité…

- Non, bien sûr, tu as raison… C’est juste soudain, reprend Anna d’une voix qu’elle s’efforce de rendre égale.

Elle ouvre le lave-vaisselle et, avec l’aide d’un imposant singe à deux queues, entreprend de le remplir. Ses yeux ne quittent cependant jamais le visage de son fils, dont elle voit les pommettes se soulever et les doigts jouer avec sa chevelure safranée.

Transformé. Il est complètement transformé.

Son équipier simiesque lui tend une assiette qu’elle fourre dans la machine sans précaution. Puis elle tente d’essuyer la deuxième sous l’œil hagard de ce dernier, qui la pousse gentiment et s’attelle à la corvée en solitaire. Anna n’a décidément plus la force de se livrer au rangement machinal de toutes les pièces de la maison. Cette activité réparatrice, qui occulte en elle toute fragilité à l’égard de la cécité de Clarence, ne l’intéresse plus. Aujourd’hui est un jour particulier. Elle assiste peut-être à un nouveau tournant dans l’existence de son premier-né. Un tournant qu’elle ne contrôle absolument pas…

Et ça l’effraie un peu.

Clarence, lui, est indifférent aux tourments de sa génitrice. Il compte les secondes qui le séparent du moment fatidique. La plus petite des aiguilles émet un son typique quand elle frôle ses aînées, indiquant l’heure par simple déduction. Trois tics entre les deux, ça fait donc… dix heures, cinquante-trois minutes et cinquante-trois secondes.

L’adolescent caresse le cuir et hume la senteur aigre-douce qui en émane. Il ferait peut-être mieux de s’occuper ; attendre dans l’oisiveté la plus totale n’est pas constructif. Et cela ne lui ressemble pas. Sa journée est rythmée tel un métronome car il trouve un certain réconfort dans ce schéma, une certaine stabilité qui lui évite les crises d’angoisses. En effet, les psychoses n’avaient pas épargné son enfance… et il avait dû s’armer de parades efficaces.

Au détour d’un revers de main, il s’empare d’un livre et en palpe la reliure pour confirmer son titre. Clarence se lève et, avec l’aisance que confère l’habitude, serpente entre les tabourets du salon. Il atteint finalement un siège en velours épais et prend place. Puis il dépose la partition sur un pupitre, déverrouille un lourd fermoir et coulisse une main légère sur le clavier de son piano.

Son piano. L’objet qu’il chérit plus que tout. Le meilleur compagnon que ses parents aient pu lui offrir. Clarence le nettoie régulièrement pour le garder lisse et propre. Aux yeux du jeune homme, Mélopée est unique, un véritable membre de sa famille - car oui, il l’a même baptisé. Il ne lui manque plus qu’un cœur organique en sus de celui qui, par ses notes délicates, berce son quotidien.

Clarence échauffe ses doigts, inspire et expire avec une régularité chirurgicale tandis que son ouïe efface progressivement ses autres sens. Il caresse la partition pour raviver sa mémoire tactile et s’élance après une rotation de poignet, mains diaphanes survolant la gamme bicolore.

Un mi bémol s’élève, tintant comme une cloche annonciatrice. Une projection mentale se dessine en Clarence. La deuxième note suit, colore le bleu pastel d’une nuance violette et se fond avec la troisième en une litanie parfaitement agencée. Clarence frissonne. Il peut créer ses propres règles. Que c’est grisant…

Le trémolo s’intensifie, bientôt renforcé de graves et accords profonds qui brisent le silence dans lequel la maison s’est installée. Vert. Rouge. Jaune.

Ses doigts accélèrent et Clarence ressent la présence de sa mère non loin, qui l’écoute et fredonne des ponctuations caractéristiques. Jade. Vermillon. Ambre.

Bientôt, l’ensemble prend corps en lui. Le rythme tonne, dissone avec une irrégulière conformité tandis que Clarence se forge de sérénité et que les notes dessinent leurs arabesques. Mauve piqué de grave. Blanc teinté d’aigu. Noir aux accents gutturaux. Dimension absconse aux couleurs invisibles. Allégresse irisée. Il ne fait plus qu’un avec ce monde. Son monde.

Les octaves se multiplient à mesure que les membres de Clarence trouvent leurs marques, caresses amicales sur les touches au froid chaleureux. Un passage plus lent se précise, puis se brise en une écume sucrée contre l’écueil véloce de son cadet…

Il voit.

- Tu as un certain talent, je dois l’admettre.

Pour la deuxième fois en six jours, Clarence sursaute. La symphonie s’évanouit, puis il redevient aveugle.

- Ariane !

- Merci Clarence, j’avais oublié mon prénom ! rétorque aimablement l’adolescente.

Clarence est ravi de sa présence, même si son plaisant exil musical lui manque.

- Désolé mon chéri, tu étais tellement concentré que je n’ai pas voulu te prévenir de son arrivée, ajoute sa mère. Enfin bon, vu le résultat ça n’aurait pas changé grand-chose…

Un timbre vindicatif pèse sur ses mots, que Clarence devine chargés de son habituelle tendance à le surprotéger. Il n’est jamais parvenu à la détourner de cette marotte insupportable. Il se contente donc de l’approcher à pas de loups, évitant avec soin l’aura magnétique d’Ariane, et lui murmure :

- Sois plus aimable, s’il te plaît. Elle est un peu brute de décoffrage, mais elle a un bon fond.

Grognement soupçonneux, presque semblable au feulement d’une lionne qui défend sa portée.

- Ça dépendra d’elle. Tu ne comprends encore pas bien ce que les jeunes peuvent se faire entre eux.

Allez, elle rabâche son moratoire de prétendue adulte expérimentée. Comme si l’âge faisait tout ! Quelle tête de… BORDEL.

- Ne vous inquiétez pas madame, Clarence ne risque rien puisque je suis déjà mariée. De toute façon il est bien trop malin pour moi, achève de commenter Ariane avec un naturel déconcertant.

Encore ce don pour lire les pensées ! Anna ne répond pas et Clarence sait qu’elle hausse un sourcil frondeur.

- Tu m’aides à préparer la table ? temporise l’adolescent, à moitié hilare mais conscient que l’humour de sa mère est actuellement très limité.

- Va pour la table.


La voix d’Ariane indique qu’elle a situé l’enjeu maternel. Clarence lui est reconnaissant de venir en terrain plus sécurisé. Ensemble, ils s’attèlent donc à la tâche et disposent assiettes, verres et couverts sous les instructions de Clarence qui indique à Ariane les emplacements. La table revêt bientôt une apparence symétrique, chaque objet étant disposé avec une attention propre au jeune homme. En dépit de sa cécité, il sait que tout est en ordre parfait. Et ça le satisfait. Voilà au moins quelque chose que les autres, en grande majorité, n’ont pas, lui qui manque cruellement d’un sens commun – mais pas de bon sens.

- Asseyez-vous, je me charge du reste, annonce Anna d’un ton qui ne souffre aucune réplique.

« Elle veut garder le contrôle, comme d’hab, proteste Clarence en son for intérieur. Si ça lui chante… »

Il s’assoit aux côtés d’Ariane dont il perçoit le souffle calme et le parfum hypnotique. Comment peut-elle rester ainsi, alors que l’attitude de sa mère chasse généralement les rares personnes qui s’invitent à la maison ? Non loin, Clarence distingue également Thread et son regard pesant. Gemini, le Capidextre familial, tente de communiquer avec lui sans jamais recevoir de réponse. Mais l’attention du premier se rattache au primate quand celui-ci prend un couvert, le tend vers Thread et le fait tinter. Un fétichiste des cuillères, un singe homme de ménage, une hôte grincheuse, un aveugle et une originale ? Curieux tableau, il faut bien le dire…

- Déstresse, je gère maman, souffle Ariane avec une pression discrète sur l’avant-bras de Clarence. La mienne était un peu pareille… avant qu’elle ne se résigne à libérer sa « rebelle » de fille.

Clarence frissonne, moins pour le contact avec l’adolescente que pour la simple idée d’argumenter son autonomie. On ne discute pas avec un mur armé d’une casserole et d’un entêtement de Tiboudet, mère ou pas…

Bientôt, un effluve puissant envahit la pièce, mélange sporadique mais délectable d’épices, de légumes et de viande. Dans un claquement sourd, Anna pose une marmite sur la table et en ôte le couvercle. Elle renifle.

Plus de rudesse que d’habitude, une flexion des poignets trop appuyée et des bruits ostensibles qui confirment les appréhensions de Clarence. Pour peu, il verrait les éclairs dont elle foudroie l’intruse qui ose approcher son chérubin.

Pfft.

Mais Ariane est imperturbable. Elle surprend toujours le garçon depuis leur rencontre. Cette fameuse discussion au café a duré une bonne heure, et ils se sont retrouvés le lendemain avant de convenir d’une entrevue pour le week-end. Malgré ses dix-sept années naissantes, elle fait preuve d’une redoutable maturité que son attitude farceuse cache mal. Clarence aimerait rencontrer plus de personnes comme elle. Des personnes qui lui parlent sans fard ; des personnes intégrant son handicap comme une variable naturelle dans l’équation redoutable qui définit les relations humaines. Et non pas comme une variable marginale.

Voilà pourquoi Ariane a son respect. Voilà pourquoi, aujourd’hui, il prend le risque de l’inviter. Pourvu que cela dure…

- Combien de boulettes de viande, Ariane ?

Anna s’efforce de rester cordiale, mais le timbre adéquat se perd quelque part dans sa gorge et lui ôte toute crédibilité. A se demander si elle n’a pas tenté d’empoisonner la lampée de sauce qu’elle s’apprête à servir…

- Juste une, s’il vous plaît. Je suis, hum, végétarienne, explique Ariane face au silence interrogateur d’Anna. Mais ce serait offensant de ne pas au moins goûter. Thread en mangera… - tu es sûr ? OK – deux pour sa part.

Ah ? Clarence s’interroge. Elle ne lui a rien dit à ce sujet… Pour la première fois, il détecte une once de malaise chez sa voisine. Mais il ne surenchérit pas et poursuit :

- Pour respecter cette courageuse végétarienne, je n’en prendrai pas cent aujourd’hui, juste trois.

Le couinement étouffé de sa voisine indique qu’il a fait mouche. Un sourire bénin évase ses lèvres tandis qu’il réceptionne sa commande.

- Oh, eh bien j’imagine que mon régime pourra survivre si je mange le reste, achève Anna tandis qu’elle sert Ariane, Thread et Gemini.

L’atmosphère se détend imperceptiblement. Une octave subtile trace sa voie.

- Alors comme ça, tu effectues un voyage dans tout Sinnoh ? questionne Anna sur un ton moins sec.

- Exact ! Il s’agit d’un voyage d’études effectué dans le cadre de ma formation en Pokémonologie. Pour faire simple, j’explore un peu tous les endroits proches pour créer un carnet de bord et ramener des infos, précise-t-elle à brûle-pourpoint, le timbre embrasé de passion. Et Thread est mon équipier. Il assure ma sécurité et informe régulièrement l’université !

Un grommellement caverneux succède à ses propos. Une façon pour Thread le grincheux d’opiner, sûrement. Clarence se fend d’une semi-grimace : il lui rappelle son professeur principal, par moments. Et Arceus sait qu’il ne le porte guère dans son cœur.

- Ah… c’est une belle expérience, marmonne Anna en laissant poindre une certaine nostalgie. Je me rappelle l’époque où mon mari et moi arpentions les plus sombres recoins du Mont Couronné… une sacrée aventure !

- Maman est trop claustrophobe, alors elle a fini par abandonner l’exploration. Mais elle est trop fière pour l’admettre, plaisante Clarence à l’oreille de sa voisine.

- Disons plutôt qu’un petit filou a choisi de pointer son nez plus tôt que prévu, glousse sa mère avec un air entendu. Puis Marc a suivi et la vie a suivi son cours…

L’aura chaleureuse d’Ariane additionnée au relâchement de sa mère confortent Clarence. Encore un peu et le rendez-vous sera une réussite…

- En parlant de Marc, il ne devait pas revenir pour le dîner ? souligne le jeune homme avec déception.

- Ton petit-frère a décidé d’aller draguer une nénette au dernier moment avec l’intention, je cite, « de pécho pour me ramener une belle-fille », soupire Anna. Et papa est très occupé avec le boulot, il ne rentre que demain.

Une bulle se forme alors que la femme se noie dans un océan de concepts et pensées. Clarence garde le silence car une telle situation échappe à son contrôle. Il n’a jamais brillé dans l’art de rassurer ses proches… Le silence s’installe et chacun s’affaire à son assiette, rongé par l’appétit et les non-dits. Mais c’est sans compter sur l’intervention d’Ariane :

- Ah là, là, tous les mêmes, ces hommes ! Je n’ai pas eu le temps de commander ma tisane que Clarence nous a draguées, moi et la serveuse. Il aurait sûrement tenté le coup avec Thread si je ne l’avais pas arrêté avant.

L’incongruité du propos fait tousser Anna de rire, et l’étudiante lui tend la cruche d’eau afin qu’elle boive. Bien vite, Ariane est elle-même prise d’une quinte et se remplit un verre. A l’autre bout de la table, Thread proteste sous les couinements amusés de Gemini. Clarence est impressionné par l’aisance de sa voisine. S’il pouvait en avoir autant en société !

- Hé, je t’avais dit de ne pas l’ébruiter ! observe Clarence pour tenter de reprendre contenance. De mieux en mieux… le respect se perd… !

- Cela dit, je vous rassure, c’est un pervers très sympathique, achève Ariane avec une totale indifférence pour la remarque de Clarence. Avec un peu de recadrage, je pourrais sûrement lui présenter la serveuse. Je pense que Thread sera ravi de lui servir de cobaye.

Anna se ventile en gloussant tandis que Clarence disparaît sous la table et que Thread explose en un silence vexé.

Ah, ah, sacrée Ariane…

Clarence sourit malgré la bouffée de gêne qui s’empare de lui. Il lance une pique à la jeune femme, se fâche ; elle joue le jeu, ses paroles le mordent comme le soignent, et il rétorque avec une sévère reconnaissance.

Merci d’être aussi idiote. Merci.

***
Noël chante, vibre et crépite au gré de ses acteurs, véritables décorations vivantes parmi le tonnerre hivernal. Clarence inspire les embruns de sucre glace qui embaument l’atmosphère. Ils prennent leur source des nombreux étals qui composent le marché, liés aux effluves aigres-douces du vin chaud et aux arômes plus rustiques des viandes mijotées dans les épices. La carrefour central donne une seconde vie à Autéquia ; elle est transcendée ! Clarence sourit à pleines dents, heureux pour une fois de goûter la cohue et son brouhaha.

Mais il a un autre projet en tête. Il ignore donc les promesses que lui susurre son odorat et oblique pour rejoindre une allée adjacente, résolument plus sauvage et teintée de senteurs farouches.

Clarence marche quelques centaines de mètres sans un bruit, le pas assuré en dépit du voile abyssal qui couvre ses yeux. Puis il ressent un léger changement dans l’atmosphère et s’arrête. Il acquiesce avec satisfaction et tourne le visage :

- Nous y voilà, comme promis. La forêt de Vestigion.

- C’est parfait ! répond Ariane, fidèle à son aura de calme fantasque.

- Tu semblais beaucoup tenir à cette sortie, remarque son voisin avec un haussement de sourcil. Tu m’en parles depuis le premier repas que l’on a fait chez moi.

- C’est vrai. Thread m’a convaincu de te montrer quelque chose.

Lui montrer « quelque chose » ? Que peut-il bien voir dans son état ? Et depuis quand Thread joue-t-il les altruistes ?

Clarence est déboussolé. Il reste circonspect mais Ariane se forge de silence et le guide avec volupté. Elle lui attrape parfois la main pour le tirer plus avant, et le jeune homme balbutie, titube. Non loin, silencieux mais bien présent, Thread ferme la marche sans se départir de son mutisme ardent. Que peut-il avoir proposé à Ariane ? Il n’a jamais eu l’impression que le Pokémon le tienne en quelconque estime. Ils ne se sont même jamais « parlés » ou touchés…

Soudain, un voile tendre et humide caresse ses paupières fermées. Clarence frissonne et, bien vite, une myriade d’octaves cascade autour de lui. Aiguës, graves, distinctes, étouffées… Ses narines goûtent un parfum végétal, un mélange incertain mais explosif de sève, de bois et d’humus. Au détour d’un tronc d’arbre, une branche le frôle et craque un bonjour hésitant.

La forêt s’annonce. Elle le salue.

L’adolescent en oublie momentanément son trouble. Jusqu’à présent, il a dû éviter cette zone car sa famille la croit dangereuse et joue des coudes pour lui bloquer tout accès… sans compter l’accident qui lui a jadis fait perdre la vue. Mais aujourd’hui, il n’est pas seul. Et la forêt décline en lui toutes les perspectives aventureuses dont il rêve. Ah, si seulement il pouvait v…

- Attends. Me montrer quelque chose ? reprend Clarence, faisant un lien incongru entre ses pensées et son dialogue. Comment ça ?

- Considère ça comme un cadeau de Noël.

- Mais on est le vingt-deux...

- Arrête un peu ton char psychorigide. Prends ma main.

Clarence se fige d’abrutissement. Ariane exhale une conviction qui ne lui est pas coutumière. Il ne comprend pas du tout où elle souhaite en venir…

- M-m-ais… euh… bafouille-t-il.

- Tais-toi et fais ce que je te dis.


- …

Un peu hésitant, il joint ses doigts à ceux d’Ariane qui les enserre avec une ferme douceur. Clarence frémit mais n’abdique pas. Il devine chaque aspérité, chaque circonvolution sculptée dans la main amicale. Il sent même la vie battre en elle, chasser les onces glaciales de l’hiver pour se lier à sa propre chaleur…

- Ouvre les yeux. Je vais partager mon point de vue avec toi.

- Qu’est-ce que tu racontes ?

Cette fois, une simple pression des phalanges suffit à intimer sa demande. Le ton et la détermination d’Ariane semblent inaltérables.

Alors Clarence ouvre les yeux.

Un hoquet lui échappe.

Des larmes.

Un rire.

Il voit.

Il…

***
Encore sous le choc, Clarence garde le silence. Ses pupilles enivrées babillent d’émerveillement tandis qu’il contemple la verdure. Assis en tailleur sur une vieille souche, il analyse chaque détail, s’en abreuve jusqu’à faire imploser son cerveau. Ici, un arbre aux frondaisons basses et épaisses ; là, une myriade de pétales aux formes graciles ; plus loin, une volée d’oiseaux au plumage uni et au crâne surmonté d’une crête en forme de chapeau…

Magique. La vue est magique.

- Ça c’est du jaune, non ? interroge-t-il en pointant une fleur à clochettes minuscules. C’est plus clair que les arbres mais moins que les nuages.

- Oui, je dirais même que c’est la teinte « or », explique Ariane, la main toujours refermée sur celle de Clarence. Attends, je te montre celle que je préfère…

Sa voix pétille et son corps chante. Le bonheur de Clarence l’emplit manifestement d’allégresse. Elle pivote ; le champ de vision du jeune homme se brouille quelques instants avant de reprendre forme. Désormais, il observe une fleur aux teintes élégantes et douces, dont les pétales et le port suivent une courbe harmonieuse vers le ciel.

- Voici une Rosérade des bois. Elle doit son nom, comme tu l’as peut-être deviné, à la fleur bleue du Pokémon Rosérade. Elle est très appréciée à Floraville et beaucoup de personnes imaginent qu’elle a des propriétés curatives, ou un truc dans le genre. Je n’ai jamais essayé, perso, l’accident du café m’a suffi… !

- C’est magnifique…


Un silence paisible déroule sa trame et les caresse. Les pépiements se mêlent aux bruissements et aux stridulations, coordonnées par les arabesques du vent et du soleil sous un ciel épuré. Même Thread respire le calme. Clarence voudrait que cet instant dure à jamais et le rende comme les autres. Il voudrait qu’Ariane soit là et continue d’être cette personne loufoque qui a brisé sa vie morne pour en forger une nouvelle… Une vie bien plus colorée. Une vraie vie.


- Dis-moi… tu ne te souviens pas des couleurs, si je comprends bien ? questionne Ariane avec une soudaine timidité.


Même pour elle, un tel sujet paraît délicat à aborder. Mais Clarence survole le problème. Voilà des années qu’il a dépassé le complexe que véhicule son handicap.


- Exact. J’étais très jeune quand c’est arrivé… mon accident. Ma mère était venue avec moi sur le site de recherches de mon père, au Mont Couronné, et j’ai fini par échapper à leur surveillance pendant qu’ils parlaient. Je suis tombé sur un Pokémon en forme de soleil qui a libéré un flash pour m’effrayer. Sauf que je n’ai pas fermé les yeux. Enfin, c’est ce qu’on m’a dit. Je ne me souviens pas, honnêtement. J’avais seulement quatre ans. Ça a brûlé toute ma macula.


- Un Solaroc, c’est habituellement très rare d’en voir ici… souffle Ariane. Je comprends mieux.


Une quinte de toux rauque l’ébranle, et Clarence lui soutient le dos pour qu’elle libère au mieux ses voies respiratoires.


- Tout va bien ? interroge-t-il. Ce n’est pas la première fois que tu as ça…


- Ah bon, tu avais remarqué ? s’étonne la jeune femme. Mais bien sûr que ça va, on est là, pépères, en train de réaliser nos rêves, ajoute-t-elle avec assurance. C’est sûrement le pollen environnant, je tousse pas mal depuis que je suis arrivée dans la zone.


Clarence n’est pas convaincu mais il se tait et, fidèle à l’enseignement d’Ariane, s’élance avec positivisme :


- En tout cas ton cadeau est génial ! Comment tu fais ? Thread utilise ses pouvoirs ?


- Tu as vu juste. Il te transmet ma vision par contact physique. Il s’agit d’un exercice complexe, même pour un Pokémon de son espèce, mais il y arrive. Tu sais, il équivaut à un scientifique humain dans son domaine. Ses travaux sont reconnus.


- Wow, le vieux Fred a une telle renommée ? Je n’aurais jamais pensé que l’on pouvait faire ça, en tout cas…

La voix de Clarence perd toute moquerie. Il se pare de solennité et se dirige vers l’endroit où il pense que Thread a trouvé refuge. Ariane tourne en même temps que lui, révélant un arbre au vert - émeraude ? – foisonnant. Parmi les branches, il aperçoit Thread et sa silhouette longiligne, dont la teinte se confond avec celle du soleil et des troncs d’arbres. Les petits yeux intelligents l’auscultent, le réduisent à un être infime et idiot… mais ils laissent aussi filtrer un sentiment de respect inédit pour Clarence. En l’instant, ils se comprennent.

- Je te remercie, Thread. Tu ne peux pas savoir ce que ça représente pour moi. Ou peut-être que si, justement. Encore merci !


Un grognement lui répond. Clarence sourit.


Voilà tout ce qu’il aura. Mais ça lui suffit.


***
Les heures passent. Clarence apprend à voir de nouveau. Sa curiosité en éveil constant lui rappelle des jours paisibles, enfouis et jadis si lointains… Couleurs primaires, nuances, formes, motifs, végétation, Pokémon, roches, tout passe au crible de son œil nouveau, tout trouve une réponse enjouée en la personne d’Ariane. Ils courent, bondissent, se chamaillent, rigolent, inventent des histoires basées sur un détail farfelu de leur environnement et bavent sur les plats qu’ils pourraient cuisiner un de ces quatre…


Clarence n’a jamais été aussi heureux.


Finalement, les adolescents cessent la litanie d’échanges qu’ils ont débuté voilà une heure. Ils reprennent leur souffle, contiennent la rougeur de leurs joues marquées par l’engouement… et savourent le calme bruyant qui anime la forêt.


- Dis, Ariane.


- Hum ?


Clarence se tourne vers elle et aperçoit un grand échalas aux cheveux roux, dont les vêtements sombres contrastent avec la lumière tamisée de ses yeux. Mais aujourd’hui, ce n’est pas sa propre image qu’il désire.


- Est-ce que je pourrais te voir ? Rien qu’une fois ?


Clarence devine l’hésitation de son amie. Elle se tortille et emporte la vision du jeune homme dans un tourbillon indistinct.


- Euh… eh bien je… c’est…


- Quoi, tu te promènes toute nue ?


Un petit rire succinct ponctue sa remarque, et la girouette visuelle cesse à son grand soulagement.


- Non pas du tout, ah, ah… D’accord, d’accord, si tu y tiens.


- J’y tiens.


Il veut pouvoir mettre un visage sur le nom de la personne qui a changé sa vie. La remercier de cette manière afin de concrétiser leur face à face.


- Ok. Thread, tu peux lui partager ton point de vue s’il te plaît ?


Nouveau grognement. L’humanoïde bondit depuis l’arbre, ses moustaches interminables flottant avec noblesse. Il s’approche de Clarence et lui attrape la main sans prévenir, avec une fermeté hypnotique à laquelle l’adolescent succombe. Alors sa vue fond, se tord en une masse de couleurs indissociables jusqu’à lui donner la nausée. Puis l’ensemble reprend forme et s’agence avec minutie pour créer une nouvelle image…


Ariane.

- J’ai sûrement pas fière allure à force de traîner partout dans la nature…


Les courbes sauvages de sa chevelure auburn auraient effectivement étiré un cri à n’importe quel coiffeur un brin maniaque. Quant aux vêtements, les associations n’en voudraient sûrement pas tant ils sont élimés, éraflés, rapiécés… Mais personne, au grand jamais, n’aurait pu récrier la vivacité débordante de son visage, l’ovale chatoyant de ses yeux smaragdins ou encore l’arc altier de ses lèvres…


- Tu ne dis rien ? hasarde Ariane en adoptant une mine contrite.


- Je n’ai jamais vu une SDF aussi… wow.


Le silence de Clarence flatte visiblement Ariane. Mais elle se contente d’un :


- Oh, ta gueule, Don Juan.


***
Le lendemain, Clarence, Ariane et Thread se livrent au même rituel. Et, chaque fois, le jeune homme redécouvre avec émerveillement ces détails bénins, si quotidiens pour tant d’autres que lui seul peut en déterminer la valeur intrinsèque. Ils passent ainsi une bonne partie de la journée à deviser, quoique Ariane lui semble moins enjouée que d’habitude. Clarence note également qu’elle tousse de plus en plus et qu’elle s’en agace.


Alors, pour lui remonter le moral, l’adolescent propose :


- Au fait, pour le jour de l’An il y a un bal de promo, ça te brancherait d’y aller avec moi ?


- Je suis désolée mais ce n’est pas possible.


Le ton d’Ariane est soudainement péremptoire. Elle a par ailleurs le regard lointain, comme en témoigne le plan fixe du ciel que Clarence observe à cet instant précis. Quelque chose cloche, décidément…


- Pourquoi ? interroge Clarence, essayant de contenir la peur qui infuse ses veines.


- Parce que je vais mourir.


- On meurt tous un jour, tente de plaisanter le jeune homme.


- Tu ne veux pas comprendre, hein ? Je suis « malade », Clarence. Un Aéromite m’a intoxiquée alors que j’explorais Kanto.


Quelque chose s’écroule en Clarence. Avec ses rêves et ses joies. Il a l’impression d’avoir avalé un Grolem. Il ne tient plus debout et doit s’adosser à un arbre pour ne pas tomber.


- Mais… D-d-depuis quand ? P… p… p… pourquoi ne pas… ?


- Depuis un certain temps. Au début je pensais que ça irait. Mais je viens d’apprendre que les toxines gagnaient du terrain. Il n’y a rien à faire.


- Non, attends, il doit bien y avoir…


Clarence tend la main vers Ariane, vers sa voix si belle mais teintée d’inquiétudes féroces… il doit agir, la secourir, vite…


- Thread, vas-y.


Trop tard. L’adolescent n’a pas le temps de terminer son geste qu’une douleur aiguë l’envahit. Il se sent partir, partir, partir…


- Adieu, Clarence…


… aux couleurs succèdent le néant. Et une douleur ultime.


- …encore merci pour ce magnifique Noël.


Il s’est perdu.


Il l’a perdue.

***

La neige déverse une amertume froide sur les pavés de Vestigion. Un voile brumeux nimbe sa respiration. Autour de lui, le silence règne et fige la place déserte. Clarence frotte la pointe de sa botte contre un carré d’herbe tenace. Il inspire longuement.


Drapée dans cette étoffe marmoréenne, la ville est majestueuse. Inquiétante aussi. Elle a toutes les apparences d’un rêve, alors que ses membres flageolants lui donnent l’impression d’en avoir un quitté un…


Clarence inspire derechef. Malgré son calme apparent, une ardeur croît en lui. Elle s’agence en une vexation, en un regret dont il a perdu trace. Son corps proteste et tente d’avertir sa conscience. Mais le jeune homme ne comprend pas. Il est partagé, déchiré par un impératif qui balbutie depuis les tréfonds de son être…


A quel dialecte se heurte-t-il ? Est-il seulement éveillé ? Il a l’impression que tout ce qu’il voit lui est étranger…


Soudain, un éclair aux teintes ocres attire son attention et lui étire une grimace de surprise. Il disparaît en émettant un vague écho, puis le calme s’installe à nouveau... Qu’est-ce que c’était ? On aurait dit… Oh, et puis zut, rien à faire. Il a d’autres Chaglam à fouetter.


Désormais alerte, Clarence rejoint la maison familiale, son visage à demi coloré par les lumières vives dont Vestigion se pare à l’aube du réveillon.


Quand il pousse l’entrée avec une lenteur robotique, Clarence trouve un mot de sa mère qui lui explique qu’elle s’est absentée pour réaliser quelques courses. La gorge aride et les espoirs noyés, il pénètre le salon et approche son piano par réflexe. Le calme est suspendu à une nuance de silence, à une octave qu’il n’a encore jamais entendue…


Il trouve alors une lettre sous le fermoir de l’instrument. Une lettre qui porte une écriture familière… La sienne ? Tout est confus, trop confus. Mais il en est presque sûr une fois qu’il feuillette le papier. Cette syntaxe, cette expression… aucun doute.


Il l’a écrite.


Je dois bien l’admettre, une telle chance n’aurait jamais frôlé mon esprit. Tu es apparue subitement, mettant un terme à ce que j’entrevoyais comme une longue nuit froide en solitaire. Tu as su embraser mon regard autant que mes espoirs - au sens littéral et figuré. Tu as su me faire rire mieux que personne. Tu as dompté ma féroce de mère – le culot que tu as eu ce jour-là, ahah ! Tu m’as ouvert des perspectives inimaginables. Pour tout ça… je ne te remercierai jamais assez, Ariane. Tu gères. Maintenant, je t’attends pour le repas de Noël. Tu verras, ma mère cuisine de très bon plats végétariens.

Encore merci,
ton grincheux.


Ariane ? Qui est-ce ?


Ariane…


Clarence réfléchit longuement. Il contemple le miroir qui surplombe son piano, contemple ses yeux d’un vert étourdissant... mais aucune réponse ne lui vient. Il a l’impression d’avoir raté une marche. Se pourrait-il que… ?


Non. Décidément…


Il repose la lettre et amorce une volte-face.


… il ne voit pas du tout.