Portrait de ville de Corpus09

Et donc, si je vous parle de moi, de ce que je fais en ville, la course est gratuite ? Sérieux ? C'est bizarre. Je savais que les gens stylés payaient moins cher les taxis à Illumis, mais ça c'est nouveau, hein ? Ah, y a que vous qui le faites...
C'est pour ça que votre taxi est orange ?

Ouais, ben qu'est-ce que je peux dire sur moi ? Heu... je m'appelle Ludo, enfin Ludovic. J'ai douze ans depuis ce matin, onze heures et vingt-six minutes. Les gens disent tout le temps que je suis trop précis avec les chiffres. Même que ça agace un peu ma mère.
Mais en fait, il se passe un truc trop bizarre avec mon heure de naissance. Il y a forcément un moment dans la journée où je vais regarder ma montre et qu'elle affichera onze heures et vingt-six minutes. C'est peut-être parce que je donne du sens à cette heure-là ? Si ça se trouve, je regarde aussi tous les jours ma montre à seize heures cinquante-trois, mais que je m'en rends pas compte parce que ça m'évoque rien.

C'est la première fois que je monte dans un taxi. Je prends le bus d'habitude. Pas glam' la vie des collégiens, vous avez dû connaître ça, non ?
Mais aujourd'hui, comme c'est mon anniversaire, je voulais un truc un peu spécial. C'est mon cousin de vingt-cinq ans qui m'a donné l'argent ce matin, il m'a dit « Ludo, fais-toi plaisir aujourd'hui ! », alors c'est ce que je fais.
Ça fait bizarre un gamin dans un taxi ? Surtout un gamin qui raconte sa vie dans un taxi, non ? Moi, je dis plutôt que j'ai une voiture avec chauffeur, c'est mieux. Ouais, voilà, aujourd'hui je suis un homme important qui n'a pas le temps d'attendre un bus bondé et en retard. C'est mon anniversaire, quand même !
Comment ? Non, je ne le fête pas avec mes amis, il n'y a pas trop de place dans l'appartement. Avec la famille, ce sera Dimanche, chez ma mamie. En rentrant, je ferai simplement mes devoirs, comme d'habitude, sauf que j'ai douze ans.

Alors, qu'est-ce que je fais en ville ? Bonne question ! Ben, plein de trucs, je crois. Collège, entre autres. Pour résumer, je vis ici... comme la plupart des gens de la capitale.
Je suis né dans l'ancienne maternité de l'avenue Thermidor, celle qui est laissée à l'abandon depuis cinq ans, mais que personne dit rien alors que la municipalité raque tous les mois pour que la façade reste nickel. Mes cousins m'appellent l'Illumisien parce que je suis le seul de la famille à être né dans la capitale.

En fait, mes parents ne sont pas originaires d'Illumis. Mon père vient de Relifac-le-Haut et ma mère de Romant-sous-Bois. Pas trop la même ambiance, hein ?
Ils ont fait leurs études ici, ils se sont rencontrés à la terrasse d'un café et un jour, pouf, me voilà ! Et c'est marrant, parce que mes parents sont de vrais citadins, alors que moi, j'aime bien m'éloigner de la capitale de temps en temps. Je veux dire, j'aime beaucoup ma ville, mais j'ai un besoin d'ailleurs. Je sais pas trop comment dire, j'étouffe parfois par ici. C'est peut-être l'air de la steppe, au nord, qui me réussit pas. Ou bien les gens.
Pas vous, hein, les gens en général ! Trop pressés, trop occupés, toujours à la bourre, même quand ils ont un quart d'heure d'avance, vous voyez de quoi je parle ? Même les Pokémon d'ici ont un train de vie de malade ! Quand il y a des embouteillages, on entend les Passerouge qui piaillent, comme s'ils étaient au volant des voitures. Avant, ça me faisait rire.

Donc ça fait douze ans, et cinq heures quarante-neuf minutes, que je vis à Illumis. Pourtant je sais pas si on peut dire que je connais bien la ville. Elle est vachement grande, quand même, j'ai pas tout visité. Mais j'ai appris des trucs à l'école.
Tout à l'heure, on parlait d'urbanisation en cours. Enfin, c'était le prof qui parlait, mais des fois, il posait des questions. On étudiait Illumis en exemple des grandes métropoles, c'est plus simple avec une ville qu'on visualise tous. Le prof de géo, c'est un jeune, genre trente ans, pas encore aigri par la routine ou l'attitude des élèves. Un peu idéaliste, comme ça. Il essaie de rendre son cours vivant et, je sais pas comment il fait, il arrive parfois à captiver la classe avec des sujets chiants.
Donc il nous racontait les années 60, comme si c'était une grande épopée, alors que pas du tout. Il était à fond dedans et la classe le suivait. Ce doit être sa voix, elle est agréable à entendre en début d'après-midi, elle aide à la digestion, ou un truc du genre. On aurait presque dit qu'il avait vécu ce qu'il racontait.

Donc, ouais, dans les années 60, il y a eu de grandes politiques d'urbanisation, tout ça, à Illumis et dans les autres villes. Le paysage a beaucoup changé, le prof nous a montré des photos. Surtout du côté de la périphérie. C'est vrai qu'autour de la Tour Prismatique, ça sent le vieux, avec ces grandes avenues de la fin XIXe. On devine direct que les bâtiments, ils en ont vu de belles.
Les grands immeubles, on les voit surtout près de la gare. Il y a le cinéma aussi, les hôtels comme Le Crésus, le musée, tous les nouveaux quartiers, quoi ! C'est à ce demander d'où est sorti le petit labo du prof Platane, coincé entre deux blocs de béton !
Le prof nous racontait comment ça se passait les chantiers, les gens qui s'installaient, tout ça, l'espèce d'euphorie de l'époque où tout allait bien. Les autres trouvaient ça cool. Normal, quand on est né à une période où on parle que d'inflation, de terrorisme et de pollution !

Sauf que dans un coin de ma tête, il y avait cette mélodie qui faisait « C'était un joli jardin qui sentait bon le métropolitain... » et on sait comment ça finit, les voitures garées dans un parking souterrain. Enfin, je me souviens plus trop comment font les paroles... Vous voyez de quelle chanson je parle, au moins ?
Je me sentais un peu triste pour tous ces petits coins de verdure qu'on a recouvert de grisaille. Et puis, tous les Pokémon qu'ont dû dégager de là, c'est la misère quand même !

Je suis pas trop un mec de la nature, j'aime bien mon petit confort, mais trop de béton, ça me plaît pas des masses. Je crois que je me considérerai toujours comme un gars d'Illumis, mais je pourrai pas vivre toute ma vie ici. La ville est trop étroite dans sa grandeur. Ça veut rien dire ce que je raconte...
Je sais pas comment expliquer, c'est comme quand je regarde passer les voitures depuis un pont, au-dessus de l'autoroute. Au bout d'un moment, j'arrive plus à croire que c'est le monde normal que j'observe. C'est étouffant. Je rêve de mieux et c'est pas la ville qui va me l'apporter, même une comme Illumis. Vous savez ce qui manque ici ? De grands espaces verts à l'intérieur de la ville. Genre, des morceaux de forêts ou de champs, avec tout un tas de Pokémon qui s'y baladent. Mais bon, il y a pas trop la place pour ça, ici.
Pourtant, y a des villes... euh, comme celle-là à Sinnoh dont je sais plus trop le nom, mais peu importe ! Ben, dans cette ville, ouais, y a un grand parc où les gens se baladent avec leurs Pokémon et même que ça les rend heureux. Et ce parc, il s'appelle le Square Paisible, j'ai vu ça à la télé la semaine dernière.

Oh, zut ! C'est Julie. Là-bas, à droite sur le trottoir, avec la jupe grise. Elle rentre chez elle. Alors elle habite par là ? Hum ? Julie ? Euh... c'est une fille de ma classe... je crois que je... enfin non, j'en suis sûr... c'est comment dire ? Euh... je suis un peu amoureux d'elle. Enfin, un peu plus qu'un peu. Plus ou moins. Ah bon, je suis tout rouge ? Ce doit être la chaleur...
Hein ?! Mais non, ne klaxonnez pas ! Je veux pas me taper l'affiche devant elle ! Je sais pas si vous vous rendez compte, ça fait trop bizarre que je prenne le taxi ! Sans vous offenser, bien sûr. Je veux pas qu'elle parte avec un a-priori négatif sur moi alors que je lui ai encore jamais parlé. Non, c'est pas de la timidité, c'est de la patience. Vous y connaissez rien aux techniques de drague modernes, on laisse le destin faire les choses, c'est plus mature, ça évite les drames.
Ouais, je sais, je devrais prendre mon courage à deux mains et lui avouer mes sentiments. Sauf que mon courage aussi il est amoureux d'elle et il sait pas trop comment lui dire. Et si on arrêtait de causer de Julie et qu'on revenait à Illumis ?

Quoi ? Il faut que je parle de Julie pour que la course soit gratuite ? Mais c'est de l'arnaque ! Bon, OK mais pas longtemps.
Je crois que Julie, elle adore cette ville. Une fois, avec le collège, on a fait une sortie du côté de Fort-Vanitas, et ben Julie a pas arrêté de se plaindre que c'était nul. Ça m'a fait comme un pincement au cœur.
Imaginons que j'arrive un jour à lui dire ce que je ressens. Pour elle, hein, pas ce que je ressens en règle générale. Et imaginons qu'elle ressente un truc un peu pareil. Et qu'on sorte ensemble, un jour. Et que ça marche super bien entre nous. Il y aura forcément un moment où on s'engueulera parce que moi, je veux déménager ailleurs et elle non.
Julie est née ici et ses parents aussi, je crois. Et peut-être même ses grands-parents et tous ses ancêtres, si ça se trouve. Ça doit venir de là son côté citadine intrangisante... non, intransi... Bref, vous m'avez compris.

Vous vous souvenez du jour où m'sieur Lysandre a essayé de détruire Kalos ? Oups, désolé si je passe du Galifeu au Tiboudet !
Vous vous souvenez de cette fameuse journée ? On a eu tous peur quand ce rayon laser de lumière aveuglante a fusé dans le ciel. C'est là que j'ai compris que j'étais quand même vachement attaché à ma ville. L'espace d'un instant, j'ai imaginé tous les coins sympas d'Illumis réduits en poussière. Alors j'ai eu comme une boule au fond de la gorge.
Quand je dis « coins sympas », je parle d'endroits où je garde de bons souvenirs. Ou bien des lieux où on trouve des gens ou des Pokémon sauvages plutôt cools. Par exemple, euh... vous connaissez le gros Bobby ?

C'est un Azumarill presque aussi large qu'un Ronflex. Il fait des longueurs dans le canal tous les Mercredi aprem' depuis des années. Il y a toujours des gosses ou des vieux qui viennent le mater. C'est d'ailleurs pour ça que le gros Bobby fait ses longueurs, il aime son public. Illumis peut se targuer d'avoir un Azumarill obèse qui nage le dos crawlé ! On voit pas ça dans toutes les villes, hein.
Un jour, un topdresseur d'Unys a voulu le capturer. Il avait affaibli le gros Bobby et s'apprêtait à envoyer des Pokéballs quand une bande de lycéens a rappliqué pour lui péter la gueule. Il y avait même une fille un peu bourge qui lui a fait bouffer son parapluie. C'est normal : les gens d'Illumis aiment pas trop qu'on touche à leur patrimoine culturel. Le type s'est retrouvé à l'hosto, dans le service de ma mère. Elle est infirmière. C'est elle qui m'a raconté l'histoire.
Ben voilà, j'étais trop dégoûté de me dire que le gros Bobby par exemple, il allait peut-être disparaître quand la Team Flare a tiré son laser sur Kalos. Bien sûr, j'ai pensé à ma famille, à mes amis d'abord. Mais j'ai aussi eu une petite pensée pour cet Azumarill et pour plein de gens ou de lieux que j'aime bien.

Heureusement que ces jeunes sont intervenus contre la Team Flare, hein ? J'ai encore dû mal à croire que Kalos a été sauvé par des gens de mon âge. Enfin, un peu plus vieux quand même, mais on pourrait être dans le même collège. Sauf qu'ils ont fait leur voyage initiatique, eux. La chance !

Illumis est trop peuplée. Si tous les jeunes de la ville se mettaient à partir sur les routes pour affronter les champions d'arène, il y aurait de sacrés embouteillages sur les routes de Kalos ! Ouais, des embouteillages à pied, ça fait peur. J'aimerais aussi visiter la région pour apprendre à devenir dresseur, mais bon, mes parents sont pas trop chauds. Surtout depuis les déboires de la Team Flare.
Ça fait des mois depuis leur opération « Zigouillons Kalos », mais dans les médias, on en parle encore une fois par semaine. Tenez, ce matin à la radio, ils ont dit qu'une enquête avait permis d'en apprendre plus sur le financement de tout ce bazar. Il paraît que m'sieur Lysandre, ouais, il a eu recours à l'argent sale qui transite à Granducal. C'est dingue !
Alors imaginez, quand mes parents voient que des voyous pareils traînaient sur les routes de Kalos, et que dans les autres régions, ils ont les mêmes, mais en différent, ça leur donne pas trop envie de me laisser faire l'apprentissage de la vie et tout ça. Donc pas de voyage initiatique pour moi...

Hum ? Bien sûr que j'ai un Pokémon ! Mes cousins l'ont baptisé Wazaaa parce que je n'arrivais pas à me décider pour un nom. Ce sont mes grands-parents qui s'occupent de lui parce qu'il n'y a pas assez de place ici dans l'appartement. Les Pokémon ont besoin d'espace. Surtout Wazaaa, c'est un Onix...
Ouais, j'évite de parler de mon Pokémon d'habitude, parce que les gens, ils réagissent tous de la même manière, en s'exclamant et en levant les mains, un peu comme vous, quoi ! D'ailleurs, vous pouvez gardez les mains sur le volant ? Merci. Donc, comme vous l'avez si bien souligné, « qu'est-ce qu'un gamin de mon âge fout avec un Pokémon de c'te taille ? », c'est une bonne question.

Et ben, on a fait un sortie avec le collège en Mai dernier pour visiter les grottes pleines de fossiles de Roche-sur-Gliffe. Je sais pas si vous vous baladez sur les petites routes de Kalos durant votre temps libre, mais il y a plein de trucs qui traînent partout au sol. Apparemment, c'est une sale manie de dresseurs de laisser tomber des objets au hasard, hein, pour aider d'éventuels collègues qui seraient dans la dèche.
Me regardez pas comme ça, je vous jure que c'est vrai. C'est un prof qui nous l'a dit. C'est un peu si vous jetiez un parapluie au beau milieu d'une rue, au cas où un passant en aurait besoin un jour de pluie. Je sais pas trop quoi penser de cette mentalité. Soit c'est vraiment sympa de leur part, soit les dresseurs ont la flemme de se pencher pour récupérer les objets qu'ils ont paumés...

Bref, sur le chemin des grottes, qu'on a fait à pied en plein soleil, j'ai vu une Pokéball noire à pois verts, donc je l'ai ramassée parce que mes parents, ils m'ont appris à ne pas laisser traîner mes affaires. Et puis, j'ai joué un peu avec parce que c'est cool d'avoir ces machins-là dans les mains, c'est comme si j'étais genre un vrai dresseur.
Je l'avais encore sur moi quand on est entrés dans la grotte. Puis là, il y a un quatrième qui s'est amusé à me pousser, parce qu'il faisait vraiment sombre et que je regardais pas où j'allais. J'ai dérapé sur un caillou, j'ai lâché la balle sans le vouloir et pouf ! Un Onix qui passait dans le coin est entré dedans. Comme je voulais pas me faire engueuler par le prof, j'ai récupéré la Pokéball et je l'ai mis dans ma poche, l'air de rien.
Je vous parle pas du savon que j'ai pris, une fois à la maison, quand j'ai dit à mes parents que j'avais capturé un Onix ! Au fait, je dis Pokéball, mais ça a un autre nom à cause de la couleur spéciale. Somberball, c'est possible ?
Hum ? Sombreball ? Non, il me semble que c'est Somberball.

Je crois que c'est depuis ce jour que j'aime beaucoup moins Illumis. C'est pas une ville faite pour les types comme moi... les dresseurs d'Onix, je veux dire. Mon pauvre Wazaaa, je ne le vois que les week-ends chez mon papy et ma mamie. Toute ma famille s'est vachement attachée à lui, je pourrais pas le relâcher. De toute façon, j'ai pas envie de m'en séparer.
Un jour, j'irai m'installer dans un coin calme où les gens sont sereins et les Onix gambadent joyeusement. Ça gambade pas un Onix ? Ah bon...
Ouais, j'aimerai toujours Illumis et ses habitants, mais je pourrai vivre toute ma vie dans la capitale. Même si c'est vachement grand, c'est trop petit ici et j'ai besoin d'air.

Voilà, vous pouvez vous arrêtez derrière la voiture bleue, là, j'habite cet immeuble. Donc c'est pas des blagues, hein ? La course est gratuite ? Trop bien ! Euh... je vais quand même vous donner un pourboire parce que vous êtes sympa. Si, si, j'insiste !
Au fait, je connais beaucoup de bavards qui aiment bien causer d'eux-mêmes, je leur dirai de guetter le taxi orange, ça vous fera des clients. Au revoir, m'sieur !


by Flageolaid