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Celui qui brave la mort... (OS) de Eliii



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» Auteur : Eliii - Voir le profil
» Créé le 22/01/2017 à 21:57
» Dernière mise à jour le 23/01/2017 à 14:50

» Mots-clés :   Absence de combats   Fantastique   One-shot   Sinnoh   Terreur

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...fait peu de cas des grands interdits.
1.

Bertie Cadden.

L'affaire, telle qu'elle a été relatée dans les journaux, a eu lieu en 1946 ; pendant deux ou trois semaines, on a fait beaucoup de bruit à propos de cet incident dans la presse, mais les clameurs et les rumeurs eurent tôt fait de s'éteindre une fois que le sujet cessa d'intéresser le peuple de Sinnoh. Cette histoire est, si l'on veut pousser la comparaison, restée populaire aussi longtemps qu'un mauvais film joué dans les petits cinémas locaux, avant de tomber dans les ombres terrifiantes de l'oubli collectif. D'aucuns pensent encore aujourd'hui qu'on l'aurait au moins élevée au rang de légende urbaine, mais ce ne fut pas le cas, et plus personne n'aborda ces étranges événements. Il resta bien peu de monde au courant de cette tragédie, et ceux à qui on la racontait n'y croyaient de toute manière aucunement.

Cependant, malgré les apparences irréelles de cette histoire, il y avait bien quelqu'un qui y croyait dur comme fer et qui avait tout tenté afin d'élucider le mystère qui planait autour de la disparition de Bertie Cadden. A-t-il réussi ou non, on l'ignore, étant donné que l'homme en question a disparu à son tour, quelques années après le regretté monsieur Cadden. Ces deux hommes furent peut-être emportés par une puissance supérieure qui ne voulait pas que l'on découvrît la vérité derrière les sombres secrets occultes de la Créature, cette chose anonyme et intangible dont certains collectifs portés sur le paranormal et la magie noire discutent encore afin d'en déterminer l'identité, et même l'existence. Cela, personne ne le sait et personne ne le saura jamais, car le destin de ces hommes est voué à rester dissimulé derrière un épais voile d'ombre.

Qui est — était — Bertie Cadden ? Car après tout, on ne le connaissait pas si bien que cela avant l'incident, et on l'oublia bien vite une fois que les journaux se turent. Contrairement à ce que ses mésaventures pourraient laisser penser, il avait toujours été un garçon terriblement ordinaire jusqu'à son adolescence. Il contrevenait parfois aux consignes de ses parents, jouait dehors avec d'autres enfants de son âge sans se soucier de la boue granuleuse qui recouvrait ses mains et ses vêtements, dormait de temps à autre pendant le discours ennuyeux des professeurs ; un enfant diablement normal, qui ne montrait en aucun cas les moindres prédispositions à ce qui l'intéresserait plus tard.

Le jeune Bertie était devenu, à quinze ans, un jeune homme de consitution physique fragile, de plutôt petite taille, au corps fin et pâle. On le voyait rarement, même en été, sans une écharpe enroulée autour de son cou pour le protéger des microbes. Bien que naturellement hypocondriaque, l'adolescent était aussi poussé par ses parents à prendre tout un tas de précautions parfois bien inutiles ; monsieur et madame Cadden, fervents pratiquants de l'arcéisme, commençaient à penser que si leur fils était constamment malade, il fallait en blâmer le mauvais œil, qu'il portait sur lui une sorte de malédiction irréversible lancée par le Créateur lui-même pour les punir de leurs péchés. Cette attitude agaçait si bien leur fils qu'il se mura bientôt dans une solitude presque complète, n'acceptant plus que la compagnie du Miaouss errant qui lui rendait souvent visite.

Au grand désarroi de sa famille, il délaissa provisoirement les études officielles à ses dix-huit ans, prétextant un besoin de se ressourcer un peu dans un environnement plus sain et propice à la tranquillité ; des banlieues bruyantes d'Unionpolis, il passa à la campagne apaisante de Bonville, où il apprit ce que signifiait « être en phase avec la nature ». S'il appréciait plus que tout d'être assis dans un fauteuil avec un café chaud, un livre à la main, il commença à se prendre d'affection pour les activités de la ferme. Parfois, il prêtait main forte aux propriétaires terriens qui cultivaient des baies et élevaient des Pokémon, à une centaine de mètres de sa petite maison.

Si cette vie paisible et sans tracas lui plaisait au premier abord, il s'en détourna rapidement lorsqu'il trouva un ouvrage à la bibliothèque locale. La couverture abîmée, la reliure endommagée témoignaient de son grand âge, de même que les pages gondolées noircies d'encre ; Bertie tenait pour la première fois un livre manuscrit, et s'émerveillait ligne après ligne de cette écriture fine et légèrement penchée, semblable à une œuvre d'art qui s'étendait page après page, dans une harmonie particulière. Ce qui attisa le plus sa curiosité et son intérêt, cependant, ce fut le contenu de ce volume épais et lourd.

L'auteur anonyme — on n'avait relevé aucun nom à l'époque de la découverte du manuscrit, qui avait été trouvé dans les ruines à l'est de la ville — dépeignait des choses si affreuses et si irréelles que le jeune lecteur eut l'impression d'être happé dans un autre monde, à l'abri de tout ce que représentait la réalité, dure et pénible. Cet univers parallèle qu'il explorait à travers les mots le fascinait, semblait l'appeler à en découvrir plus. L'adolescent ne parvenait pas à éloigner ses prunelles vertes brillantes de cet ouvrage étonnant. Naquit alors sa passion malsaine et maladive pour les sciences occultes, pour l'inexplicable paranormal, pour le si attirant surnaturel.

Afin de ne pas inquiéter sa mère, qui se faisait de plus en plus insistante dans les lettres qu'elle lui envoyait, il consentit à reprendre ses études peu après avoir atteint ses dix-neuf ans. Ce fut tout naturellement qu'il s'orienta vers les sciences, et plus spécifiquement la chimie ; lorsqu'il étudiait encore à l'académie générale, il ne prêtait attention qu'à ces cours-là, en plus de ceux d'Histoire et occasionnellement de littérature classique. Les années passèrent, le jeune homme fragile et effacé laissa place à un brillant chercheur — on l'appela même « docteur », dès lors — qui obtint aisément un poste à l'université de Voilaroc.

En tant qu'enseignant-chercheur, il aurait accès à tous les documents possédés par l'école, et ce sans restriction du moment qu'il les retournait en l'espace d'un mois. Une aubaine pour lui, qui pourrait se consacrer plus ardemment à sa passion pour l'étrange et l'irréel, car le département de psychologie comportait des étudiants qui s'auto-proclamaient « nouvelle génération de psychanalystes », avec des méthodes confuses telles que l'hypnose ou même l'exploration des rêves, à l'aide de leurs Pokémon. Ces gens-là passaient aussi une partie de leur temps à étudier l'occulte, pensant qu'il leur serait bénéfique d'accroître leurs connaissances dans ce domaine mystérieux et teinté d'ombre.

Quelques mois après avoir atteint ses trente ans, Bertie épousa, lors d'un mariage très sobre à la mairie, une jeune femme de quelques années de moins, et dont les yeux bleus resplendissaient, brillaient d'un éclat malicieux. Magdalene Douglas devint Magdalene Cadden, et en fut longtemps très heureuse. Lui semblait avoir trouvé quelqu'un qui parvenait à le faire sourire, chose habituellement difficile. Ce mariage s'annonça dès ses débuts comme étant l'un des rares mariages susceptibles de persister « jusqu'à ce que la mort les sépare », mais c'était bien évidemment sans compter sur la passion du jeune marié, qui allait mener cette union à sa perte par un concours de circonstances tout à fait regrettable.


2.

Si le tout jeune enseignant n'avait pas beaucoup de relations avec le personnel de l'université, il put rapidement obtenir les faveurs de l'un de ses aînés — quoi qu'il ne fut plus âgé que lui de deux ou trois ans seulement. Il s'agissait qui plus est du professeur le plus « en vogue » de l'établissement, celui qui savait sympathiser avec tout le monde sans distinction, et qui apportait le sourire avec seulement quelques paroles. Newton Wallace, professeur d'archéologie, faisait partie de ce cercle restreint de personnes dont le seul mot d'ordre était « optimisme » ; on ne verrait assurément jamais ce grand blond toujours détendu se morfondre ou se montrer soucieux. Cette prouesse fut cependant accomplie par Bertie, qui se montra peut-être trop insistant avec son nouvel ami sur certains points.

Le jour qui marqua un tournant définitif dans leur relation fut le quinzième du mois de mai, en l'année 1942. Newton — Newt, comme son collègue se plaisait à l'appeler — fêtait tout juste ses trente-quatre ans, et n'ayant pas de famille ni d'amis qui ne fussent pas à des kilomètres de là, il convia le petit homme pâle à partager un repas dans son modeste appartement. Tout se passa sans accroc, mais la conversation dérapa immédiatement lorsque l'invité mit son sujet de prédilection sur le tapis. Le grand blond n'avait alors affiché qu'une mine légèrement contrariée, mais bouillonnait à l'intérieur ; il était imprudent de parler de ce genre de choses dans la région, et il craignait que Bertie ne se fût mit en tête d'aller le crier sur tous les toits.

Il lui avait d'abord dit, du ton le plus poli et calme qu'il pouvait adopter ; « tu sais, tu devrais éviter de parler de ça, c'est mal vu et tu pourrais t'attirer des ennuis ». Ce fut inutile, car un sourire, qui ressemblait peut-être plus à un rictus nerveux, vint étirer les lèvres fines de Bertie. « Je sais, Newt. Je sais. Mais je n'y peux rien, c'est comme ça. J'aime ces choses, je me sens attiré par cette culture... non, ce monde. Tu ne te rends pas compte, ça fait plus de dix ans, presque quinze, que ça dure. Depuis que j'ai trouvé ce livre à Bonville... » « Ne m'en dis pas plus », avait répliqué l'autre, mais ses prunelles grisâtres disaient le contraire ; ça n'échappa pas au chimiste.

Il se mit dès lors à lui raconter tout ce qu'il savait, tout ce qu'il avait pu lire dans des livres. Au début, ça ne semblait pas si intéressant, et Newton manqua de s'endormir à plusieurs occasions. Cependant, dès lors que son ami commença à aborder un point spécifique, ses muscles se tendirent, et il prêta une attention toute professionnelle aux propos du plus jeune ; celui-ci, le cou entouré d'une écharpe comme à son habitude, agitait les mains en des tas de gestes peu éloquents, semblait comme un dément, rendait glaciale l'atmosphère auparavant chaleureuse. L'autre n'en avait cure. Il se laissa happer dans cet autre univers, prenant la main blafarde qu'on lui tendit pour découvrir à son tour les merveilles surnaturelles contenues, selon d'anciennes légendes, dans le Grimoire des Morts.

Au moment où Bertie lui exposa son désir de mettre la main sur cet ouvrage à la réputation peu engageante, le plus âgé comprit ce que signifiait réellement l'expression « passion dévorante ».


3.

Si vous parlez du Grimoire des Morts à n'importe qui de votre entourage qui ne soit pas familier avec les arts occultes, vous n'obtiendrez qu'un vague « ce n'est qu'une vieille légende stupide », ou quelque chose d'approchant. En revanche, posez la question à un initié en la matière, et on vous répondra qu'il s'agit assurément de l'ouvrage le plus dangereux jamais écrit. On ignore encore aujourd'hui la date exacte de son écriture, que les archéologues situent à peu près à l'époque antique, durant laquelle le peuple gouverné par les pharaons habitait encore le Désert Haina d'Alola ; la version d'origine fut d'ailleurs écrite dans leur langage, ce qui conduisit naturellement les chercheurs à penser que le livre venait de chez eux. Cependant, des doutes subsistent.

L'ouvrage fut traduit dans la langue courante de l'archipel des Sept — englobant les sept plus grandes régions, de Kanto à Alola —, en un unique exemplaire compte tenu de ce que l'on pouvait trouver à l'intérieur. Depuis, le destin du livre reste flou, mais il termina, sans doute suite à une vente aux enchères peu scrupuleuse, dans la bibliothèque familiale des Thorne, une grande maisonnée originaire d'Unys et s'étant établie non loin de Verchamps, dans le sud marécageux des terres sinnohites. Leur manoir est aujourd'hui habité par l'un de leurs descendants, Raynald Thorne, qui se fait appeler monsieur Décorum pour une raison ignorée du public ; cependant, le livre n'est plus en la possession de la famille depuis le triste été 1944, période durant laquelle Bertie Cadden mit la main dessus.

Bien que Newton l'eut considérablement assisté lors de ses recherches au sujet du Grimoire des Morts et de la maison Thorne, le petit homme tenait à se rendre seul sur les lieux, car il se sentait comme étant un genre d' « élu », chose que son ami ne comprit jamais totalement et attribua à l'excitation qui le dévorait à la perspective de s'approprier enfin le livre. Comprenant que ce serait bien inutile, il ne tarda pas à céder, et à simplement souhaiter bonne chance, non sans une accolade fraternelle, au chimiste qui semblait bien s'éloigner de son occupation officielle. Personne ne jugea bon de le questionner au sein du personnel, car c'étaient les premières vacances qu'il demandait depuis son embauche, et on n'avait vraiment pas à se plaindre de lui.

En réalité, Bertie connaissait l'emplacement de l'ouvrage depuis un mois ou deux, mais jugea bon de creuser aussi du côté de ses derniers propriétaires, afin de comprendre les raisons qui avaient poussé ces gens à convoiter un tel objet. Il ne trouva rien de réellement concluant, jusqu'à découvrir l'existence d'une branche secondaire de la famille Thorne. En 1824, James, le fils cadet du patriarche de l'époque, scientifique dans l'âme et mouton noir de la maisonnée, parvint à obtenir le grimoire, suite à des transactions avec d'obscures personnalités du monde criminel qui avaient le bras long au point de pouvoir s'accaparer ce genre de possession. La somme fut sans doute faramineuse, mais le jeune chercheur ne trouva aucun document pouvant le confirmer.

Il se pencha dès lors un peu plus sur les actions de James, que celui-ci consignait dans son journal intime. Ses descendants ne jugèrent pas utile de s'en débarrasser, et il resta des décennies durant dans les étagères de la maison secondaire où vivait l'intéressé. Lors d'une visite dans la demeure en question, qui se trouvait quelque part dans les quartiers les plus anciens de Charbourg, Bertie le trouva et en lut avidement le contenu afin de tout connaître sur cet homme. Ces écrits ne lui apportèrent pas grand chose, hormis la confirmation — beaucoup le supposaient déjà à l'époque — que l'état psychologique de l'auteur se détériorait semaine après semaine. Ce n'était pas visible d'un jour à l'autre, la plupart du temps ; ces quelques cahiers arrachèrent maintes fois des frissons au lecteur, avant qu'il ne s'y habituât et devînt indifférent aux horreurs couchées sur le papier jauni.

En ce fameux été 1944, Cadden fut donc reçu dans la demeure principale des Thorne, par un jeune couple rayonnant qui se montra particulièrement avenant avec lui ; on était déjà loin du sinistre personnage qu'était leur aïeul. Le chercheur universitaire, sans le moindre remords, présenta un document falsifié sur lequel, bien visible, se trouvait le cachet de l'établissement. Si bien que les Thorne ne manifestèrent pas la moindre objection à l'idée de se débarrasser de ce volume à la couverture peu engageante — il s'agissait d'une illustration dérangeante, représentant un visage aux traits distordus en une sorte de cri dément.

La jeune femme du couple lui chuchota même, avec un rire nerveux : « Vous ne savez pas à quel point vous m'enlevez une épine de pied, monsieur. Dormir en sachant ça dans ma maison... » Le visiteur songea qu'elle avait sans doute dû y jeter un coup d'œil par curiosité. Cette réaction le confortait dans le fait qu'il se trouvait véritablement des choses abjectes à travers ces pages. Voulait-il réellement savoir ? La question ne se posait même plus. Il n'y avait plus que cela qui comptait dans sa vie désormais. Percer le secret du Grimoire des Morts. Encore fallait-il avoir le courage de le lire jusqu'au bout ; courage qui avait fait défaut à un nombre incalculable d'érudits...


4.

L'année qui suivit fut particulièrement rude pour son entourage. Son épouse Magdalene le sentait s'éloigner d'elle, sans pouvoir faire la moindre chose pour y remédier. Elle était impuissante face à la volonté et l'obsession de Bertie pour les arts occultes et les anciennes légendes fantastiques. Il ne lui adressait qu'un simple « bonjour » fatigué le matin, et s'enfermait dans son bureau toute la journée durant afin de travailler sur ce mystérieux livre à la couverture hideuse, qu'il avait ramené à la maison en 1944. Il se nourrissait moitié moins qu'avant, ce qui signifiait qu'il mangeait un unique repas dans la journée, composé uniquement de pain, de fruits et de légumes.

Newton tira lui aussi beaucoup de souffrance du comportement de son ami. Il avait abandonné son poste à l'université sans se justifier, et ne passait même plus le voir. Lorsque le blond lui rendait visite, l'autre le recevait tranquillement au salon et lui servait aimablement un thé, mais gardait toujours un prétexte sous le coude pour renvoyer son invité chez lui le plus rapidement possible. L'archéologue se mit bien en tête de le faire sortir un peu pour lui changer les idées, mais Bertie refusa net à chaque occasion. Il n'y avait plus que cet affreux bouquin qui comptait, désormais, et ça se remarquait lorsque l'on jetait un œil à sa femme. La pauvre ternissait à vue d'œil, se décolorait comme un vêtement lavé trop souvent.

Les jours passaient et se ressemblaient tous ; il se levait aux aurores, étudiait toute la journée le grimoire et se couchait pour ne dormir que trois ou quatre heures tout au plus. Il tolérait la présence du Skitty de Magdalene dans son bureau, seulement car il n'avait plus la force de le jeter dehors. Afin de comprendre tous les passages, il eut besoin d'entamer un apprentissage rigoureux de la langue d'origine de l'ouvrage, car les incantations n'avaient pas été traduites. Il passa donc de plus en plus de temps penché à son bureau ; il n'aurait plus pris soin de lui si Magdalene ne le traînait pas jusqu'à la salle de bain pour le laver et lui faire prendre des cachets afin qu'il dorme un peu plus. Il consentit mollement à faire des efforts, ce qui parut ravir son épouse.

Il consacra dès lors plus d'heures au sommeil, mais revint à ses insomnies lorsqu'il commença à souffrir de terreurs nocturnes inqualifiables. Chaque nuit, le même cauchemar se répétait, il voyait cette créature difforme le happer et devenait poussière. La seule perspective de dormir l'effrayait et le répugnait au plus haut point. Son état se mit à empirer. Il tomba progressivement malade et n'eut pas la force de tenir tête à sa femme et à Newton, qui insista pour rester auprès de lui à l'hôpital lorsqu'il le pouvait. Ils se mettaient alors à disserter sur des choses et d'autres, et finissaient immanquablement par évoquer le Grimoire des Morts, car au final, Bertie ne parvenait pas à songer à autre chose.

Une nuit, alors que 1945 touchait à sa fin, le jeune homme cherchait à s'endormir — on lui avait fait subir un traitement à l'aide d'un Soporifik, qui chassait ses cauchemars — sans y parvenir. Il songea un instant à appeler une infirmière pour qu'elle l'aide avec son Pokémon, mais se ravisa. Il ferma les yeux, et revit les images de la chose difforme qu'il avait vue dans ses rêves. C'était la Créature avec un grand « C », celle dont les cercles férus de magie noire parlaient lors de leurs réunions, des décennies plus tôt et encore aujourd'hui. Il le savait. Ce ne pouvait être que ça ; ses yeux rouges luisants dans la pénombre, ses membres difformes et tentaculaires dans son dos... Bertie fut secoué d'un vif sursaut, et se redressa vivement dans son lit, réveillant au passage Newton qui somnolait dans un fauteuil.

Il venait de comprendre ce qu'il avait réellement vu durant toutes ces nuits. Il savait ce qu'était la Créature.


5.

Sa convalescence fut plus courte que ce qu'avaient prévu les médecins ; il avait une telle volonté de quitter l'hôpital que ça avait influé sur sa santé physique. Deux semaines après ces « révélations » qui lui retournaient le cerveau depuis lors, on lui permit de quitter cet affreux bâtiment blanc et aseptisé, dont les infirmières antipathiques l'agaçaient au plus haut point. Il peinait à marcher, étant resté alité longtemps, et devait se déplacer avec une canne ; ça ne semblait pas le déranger plus que cela, car il se mit même à chantonner sur le chemin du retour, à la grande surprise de Newton, qui le raccompagnait. Il ne l'avait jamais vu si serein, et avait peur de comprendre la raison de cette attitude.

En effet, si Bertie avait mouru d'envie de tout lui révéler sur ses terreurs nocturnes, il n'en avait rien fait, car des infirmiers veillaient constamment sur lui, et il ne pouvait profiter d'un moment de solitude que la nuit. Il aurait pu le faire immédiatement après sa prise de conscience subite, mais Newton s'était empressé de quitter les lieux sans demander son reste, conscient de l'heure tardive. Ils n'avaient donc pas encore eu l'occasion d'en discuter, et l'archéologue sentait bien que le moment approchait dangereusement. Alors qu'ils allaient se quitter sur le perron de la résidence du patient maintenant plus ou moins guéri, celui-ci manifesta son désir de se rendre au sommet du Mont Couronné, là où se trouvaient les légendaires Colonnes Lances.

« J'espère que c'est une plaisanterie stupide », rétorqua le blond, en colère. Mais son ami lui répliqua qu'il ne plaisantait jamais, et qu'il était parfaitement sérieux à propos de son projet. Naturellement, Newton tenta tout pour l'en dissuader, et commença d'ailleurs à en faire part à Magdalene. Celle-ci se mura d'abord dans un mutisme inquiétant, puis fondit en larmes avant de laisser éclater tout un tas d'autres sentiments, mélangés dans un torrent inarrêtable. Bertie n'eut pas la moindre réaction ; cela conforta l'autre homme dans ses impressions d'avoir affaire à un étranger. Il ne reconnaissait plus le jeune homme qu'il avait considéré comme un ami proche.

Deux jours durant, Cadden s'échina à préparer des affaires qu'il emporterait en vue de son ascension. Il commencerait par se rendre à Célestia en voiture, puis emprunterait les routes balisées qui constituaient le sentier touristique. Les Colonnes Lances étaient interdites au public, mais il savait que personne n'y travaillait à cette période de l'année, et pourrait donc passer la barrière sans trop de tracas. Il n'aurait qu'à faire usage de son arme, au cas où des agents de sécurité croiseraient sa route.


6.

Ce fut plus rude qu'il l'aurait pensé au premier abord. N'ayant jamais été très familier avec l'effort physique, il ne voyait ça que comme une épreuve de patience, mais ne prenait pas en compte la fatigue accumulée par le corps. Sans compter qu'avec sa canne, sa mobilité était d'autant plus réduite. Il se sentait mal, et eut de multiples envies de vomir, mais il se retint tant bien que mal en songeant à son objectif. Dans la sacoche qu'il gardait en bandoulière ne se trouvaient que le Grimoire des Morts, un petit revolver, ainsi que quelques rations de nourriture, au cas où la nuit tomberait. Il ne pourrait certainement pas poursuivre l'ascension de nuit, avec sa mauvaise vue.

Les heures s'égrenaient lentement, douloureusement. Chaque pas semblait être une souffrance incommensurable, et pourtant, il n'y prêtait plus la moindre attention. Bertie ne se focalisait que sur le rythme régulier auquel ses pieds se posaient à terre l'un après l'autre, dans des mouvements mécaniques et lents — beaucoup trop à son goût. Il faisait froid, à l'intérieur de ces boyaux sombres ; il se maudit d'avoir opté pour une lampe électrique plutôt que pour une lanterne qui aurait pu le réchauffer. Mais, en y réfléchissant, elle aurait pesé bien trop lourd et l'aurait fatigué encore plus rapidement.

Alors que le temps défilait à une allure insupportable, il s'autorisa un moment de paix, repensant à tout ce qu'il avait accompli depuis la découverte de ce livre manuscrit, à Bonville, dix-huit ans plus tôt, à la moitié de son âge actuel. Depuis cet instant, il n'avait jamais cessé de croire, de se passionner pour ces sciences sombres et reniées les grands penseurs. Pourquoi tout cela n'avait-il pas sa place dans les encyclopédies ? Pourquoi ne pas mettre les créatures fantastiques au même niveau que les Pokémon ? Après tout, n'étaient-ils pas fantastiques, eux aussi, avec leurs pouvoirs ? Visiblement, le commun des mortels ne les considérait pas comme cela puisqu'on avait la preuve de leur existence.

Il se rappelait tout ce qu'il savait sur la famille Thorne dans les moindres détails ; il se comparait à James Thorne, sans cesse. Tous deux avaient la même vision des choses, étaient fascinés par tous ces secrets que le monde ne voulait pas leur livrer, et tous deux furent rejetés pour ça, par tous ceux qu'ils connaissaient, simplement parce qu'on ne les comprenait pas. C'est tout ce que Bertie souhaitait ; qu'on le comprenne, qu'on partage sa passion, sa fascination pour les arts occultes. Mais il était seul, et à présent, il s'en fichait bien. Tout ce qui comptait était d'atteindre le sommet de cette atroce montagne.


7.

Il sut qu'il touchait au but lorsqu'il entendit l'écho de bruits de pas se répercuter contre les parois rocheuses. Quelqu'un marchait dans sa direction, probablement attiré par le son de sa canne contre le sol terreux. Il saisit fermement le pistolet qu'il portait dans sa sacoche, et attendit. La lueur faiblarde de sa lampe lui permit bientôt de distinguer une silhouette humaine, puis un visage flou. Il ne perdit pas une seconde et tira, en plein dans le crâne, qui se brisa dans des horribles sons gutturaux. Il ne voyait pas bien, mais savait que l'autre était mort.

En marchant, il sentit la semelle de sa chaussure entrer en contact avec une matière visqueuse, collante. Il ne s'interrogea pas là-dessus ; il n'avait que faire de la matière organique issue d'un corps insignifiant comme celui-ci. Il était un élu, l'élu de la Créature, et devait se montrer digne d'elle en l'invoquant. Alors il continua à avancer, l'air hagard, un sourire étrange tordant ses lèvres. Quelques mèches noires lui tombaient sur le front, chatouillaient la peau au-dessus de son nez, mais il s'en moquait, il avançait, et il ne pensait plus à rien sinon à son succès.

Les Colonnes Lances s'offirent à sa vue dans l'heure qui suivit. Il sembla se réveiller, en pénétrant dans ces lieux interdits, se délectant de leur beauté ruinée. Partout, d'immenses colonnes, certaines encore en relativement bon état, d'autres complètement affaissées, désagrégées comme sa propre humanité. Tout son corps lui hurlait de s'arrêter, de se reposer, mais son esprit avide en demandait encore et encore, si bien que les muscles bougeaient d'eux mêmes et lui permirent d'avancer encore un peu. Puis il s'arrêta, parfaitement calme ; sa physionomie semblait être redevenue la même qu'auparavant, lorsqu'il disait à sa femme qu'il l'aimait et qu'il aimerait leurs enfants s'ils pouvaient en avoir. La physionomie qu'il avait quand la folie n'avait pas encore commencé à le ronger.

Il fouilla dans sa sacoche, en tira le gros volume à la couverture si dégoûtante, et ne perdit pas de temps à trouver la bonne page, marquée par un post-it d'un jaune criard. Il prit une grande inspiration, en dépit de ses poumons douloureux, et commença à réciter une incantation dans un dialecte incompréhensible ; il s'agissait de la langue du peuple auquel appartenait cet ouvrage. Le temps sembla en suspension pendant un instant, alors que la voix rendue rauque par la maladie et l'effort continuait sa litanie.

Un tourbillon obscur, dense et noir, se forma peu à peu près de lui, si près qu'il eut l'impression de pouvoir se faire aspirer en un rien de temps. Le trou noir s'élargit, pour laisser apparaître deux formes indistinctes, mais dont la couleur ne laissait aucun doute. Deux prunelles d'un rouge criard et dément, d'un rouge presque semblable au sang. Bertie sentit son corps se refroidir considérablement, ses muscles se tendre plus que jamais, son visage se crisper malgré lui. La Créature était là, elle le regardait de ses yeux dénués d'émotions, qui trahissaient sa nature implacable.

Il leva le regard vers le ciel, qui prenait une teinte noirâtre et rougeâtre en même temps, et il revint à ces deux formes rouges qui le fixaient. Il ne prononça qu'un seul mot, et ce fut son dernier : « Giratina ». La Créature hurla. Ce fut un mélange indescriptible des sons les plus horribles qu'on puisse entendre ; déchirement brutal, craquement osseux, explosion de chairs. Le cri inspirait la peur. Le corps frêle se convulsa douloureusement, le visage se déforma, toujours sous les hurlements dégoûtants de la Créature sur laquelle il avait pu mettre un nom.

Puis la créature se retira comme elle était arrivée. Le tourbillon noir rétrécit, et finit par disparaître ; on venait de fermer la fenêtre entre deux mondes.

Au sol, le corps sans vie ne bougeait plus. Le livre était refermé, et côte à côte, la couverture et le visage du jeune homme se ressemblaient comme deux gouttes d'eau. Lui aussi, avait fini tué par le Grimoire des Morts, comme tant d'autres avant lui. On parlerait de lui et de sa mort mystérieuse, on enquêterait, puis on oublierait ce nom, ce nom qui inspirait à la fois tout et rien.

Bertie Cadden.