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Entre infini et au-delà de Cyrlight



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» Auteur : Cyrlight - Voir le profil
» Créé le 10/10/2015 à 21:58
» Dernière mise à jour le 19/11/2023 à 21:39

» Mots-clés :   Action   Drame   Fantastique   Mythologie   Suspense

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Film 13 : Parler à mon père

Parler à mon père - Céline Dion


Les événements contenus dans ce bonus se déroulent peu de temps avant l'altercation entre Sven, Cassy et Marion aux environs de Frimapic.


— Toutes mes félicitations, mademoiselle Vanelli. Encore une fois, vous avez accompli de l’excellent travail.
— Je n’ai fait que mon devoir, monsieur.
— Allons, pas de fausse modestie entre nous. Vous comptez parmi les rangers les plus compétents du district de Bourg-l’Hiver, et vos efforts pourraient bientôt être récompensés.

Un pli de contrariété se creusa entre les sourcils de Marion. Elle n’ignorait pas que son nom se murmurait pour remplacer Frida à la tête de la Base locale le temps de son congé maternité, mais jamais elle n’avait œuvré dans ce but. Si elle menait consciencieusement à terme chacune de ses missions, c’était par principe, non par ambition.

Malgré tout le respect qu’elle devait – et nourrissait – à l’endroit de Roberto Viconti, l’un des quatre sous-chefs de la FSR, en charge de la branche des rangers sauveteurs à laquelle elle appartenait, Marion ne manqua pas de le lui rappeler.

— Oh, bien sûr, loin de moi l’idée de prétendre le contraire, s’empressa de se rattraper son interlocuteur. Il n’en demeure pas moins que vos états de service font de vous la candidate toute désignée pour une montée en grade. Quoi qu’il en soit, ce n’est pas pour aujourd’hui, et nous aurons tout le loisir d’en reparler. Dans l’immédiat, pourquoi ne pas vous accorder une petite semaine de congés ? Vous avez enchaîné cinq opérations sans prendre un seul jour au milieu pour vous reposer. Vous méritez de souffler un peu.

Marion n’osa pas contredire son supérieur deux fois de suite, aussi se contenta-t-elle d’incliner la tête en le remerciant, avant de se retirer. Elle avait à peine refermé la porte du bureau qu’elle s’autorisa à pousser le soupir contenu jusque-là. Se reposer… Un synonyme pour elle d’oisiveté, or elle exécrait autant l’inactivité qu’elle aimait son travail. Si la plupart de ses collègues ne cumulaient pas plus de trois missions d’affilée, elle-même aurait volontiers signé pour une sixième.

À la place, elle quitta d’un pas traînant l’austère bâtiment de la FSR, implanté au centre exact de Fiore, et s’embarqua à bord du Bus Dracolosse en partance pour Bourg-l’Hiver. Le réseau de ces véhicules jaunes, qui devaient leur nom aux dragons qu’un groupe de rangers mettait naguère au service de leurs collègues, desservait les principales villes de la région, à l’exception de l’Îlot-Été, et quelques lieux annexes.

Construit au pied de la Chaîne Boréale et enseveli sous la neige près de six mois sur douze, Bourg-l’Hiver tenait du village tranquille, du moins quand une avalanche ne menaçait pas de le balayer. Pour cette raison, et bien que les habitations aient été renforcées au fil des décennies, rares étaient ceux qui s’y installaient de bon gré.

Marion comptait néanmoins du nombre. Elle aimait le caractère paisible de cette cité qui, dès la chute des premiers flocons, paraissait figée hors du temps, hors du monde. Les gens se cloîtraient chez eux devant un bon feu de cheminée, le silence s’abattait sur les rues, et l’âme solitaire de la jeune femme se repaissait de cette quiétude, entre deux patrouilles effectuées afin de s’assurer qu’aucun pokémon affamé, ou désorienté par une sortie d’hibernation précoce, ne nécessitait d’être secouru.

Dès qu’elle eut poussé la porte de son appartement, niché au cinquième et dernier étage d’un immeuble sans ascenseur, un Canarticho surexcité fondit sur elle, mais son élan fut coupé net par le paillasson retors dans lequel il s’entrava. Il bascula tête la première tandis que son fidèle oignon lui échappait des plumes. Marion le rattrapa au vol.
— Tu as l’intention de te froisser l’aile droite avant que la gauche ne soit complètement rétablie ? Si c’est une stratégie pour ne plus avoir à m’assister, il te suffit de le dire.
— Ticho…, grommela la créature, piquée dans son orgueil, tandis que Marion la soulevait de sa main libre pour la ramener dans sa volière.

Volière qui ne possédait ni trappe ni grille, seulement un accès béant à un aménagement confortable. La ranger avait croisé la route de Canarticho quelques années plus tôt, alors qu’il était sur le point de servir d’en-cas à un pokémon sauvage. Quoiqu’il s’agisse là d’un rapport naturel entre proie et prédateur, elle n’avait pu se résoudre à tourner les talons et laisser la chasse aboutir. Depuis, l’oiseau la suivait comme son ombre… sauf quand un membre blessé le clouait au sol.

— Tu as faim ?

« Question absurde », commenta Marion par-devers elle, tandis que Canarticho lui cancanait dans l’oreille avec enthousiasme. Il avait toujours faim. Se promener par monts et par vaux armé d’un légume ne rendait pas service à son appétit, et encore moins à sa ligne que la jeune femme devait surveiller de près.

Elle remplit une grande écuelle de croquettes pokémon, sur laquelle le volatile se jeta avec la fougue de quelqu’un qui n’aurait pas mangé depuis trois jours, et non depuis le début de la matinée, et sortit pour elle-même du réfrigérateur les restes de la veille, conservés dans un Tupperware. Ils réchauffaient au micro-ondes quand on toqua à la porte.

Marion avait beau n’attendre personne, elle leva les yeux au ciel, convaincue de l’identité de son visiteur. D’une main ferme, elle actionna la poignée de l’entrée, et le battant s’ouvrit sur un homme au sourire éclatant et à la barbe soignée, aussi noire que ses cheveux en bataille. L’uniforme qu’il portait, similaire à celui de la ranger, moulait sa silhouette athlétique. Bien que Marion soit d’une taille supérieure à la moyenne, il la dépassait d’une demi-douzaine de centimètres.

— Florent. Quelle… surprise.

Son ton ne trahissait aucune joie. Elle fréquentait son collègue depuis déjà un semestre, en dépit de quoi elle ne s’accoutumait pas à sa manie de se présenter chez elle à l’improviste. Elle s’écarta tout de même d’un pas pour lui permettre de franchir le seuil.

— J’étais sur le point de passer à table, indiqua-t-elle, toujours avec plus de politesse que de chaleur. Il y a sûrement assez pour deux, je te sers une assiette ?
— Non, merci. J’ai avalé un sandwich à la Base. En voyant sur le tableau que tu étais en congé pour la semaine, je me suis dit que j’allais venir rompre ta monotonie. Je sais combien tu as tendance à t’ennuyer quand tu ne travailles pas.
— Tu as surtout failli me devancer, j’arrive à peine. Viconti n’aura pas mis longtemps à prévenir Frida du repos auquel il m’a astreinte. Comme si j’étais fatiguée ! Je ne me sens jamais aussi en forme que sur le terrain. Et toi ? Quoi de prévu ?
— Rien d’autre que des patrouilles et des tours de garde jusqu’au séjour du professeur Sorbier le mois prochain. On s’est presque battus pour obtenir le privilège de l’escorter à travers l’île, tellement on manque d’occupation.

La Fédération Ranger se divisait en quatre sections principales. Les sauveteurs, comme Marion, étaient formés aux situations d’urgence et venaient en aide aux pokémon, voire aux gens, dans le besoin. Les enquêteurs se chargeaient de mettre un terme aux activités illégales et, plus rarement, d’élucider les phénomènes étranges ou inexpliqués. Les protecteurs contenaient les débordements occasionnels de la faune locale, quand ils ne servaient pas de gardes du corps aux personnalités en visite dans la région. Quant aux chercheurs, ils ne quittaient les laboratoires situés au sous-sol du siège de la FSR que lorsqu’une mission requérait des analyses scientifiques ou des connaissances – environnementales, culturelles ou mythologiques – poussées.

Florent comptait parmi les rangers protecteurs.

— Enfin, lâcha-t-il avec désinvolture, on aurait tort de se plaindre. Mieux vaut ça qu’un troupeau de Donphan déferlant dans les rues de Printiville, comme l’été dernier.

Aucun mort n’avait été déploré dans l’incident, grâce aux efforts conjoints du jeune homme et de la plupart de ses collègues, rassemblés sous la houlette d’Eliott, le ranger en chef de la ville en question, mais les pokémon sauvages avaient causé des dégâts matériels considérables, et face au nombre élevé de blessés, coincés sous les décombres pour certains, les différents districts avaient fourni un à deux sauveteurs en renfort. Marion se serait portée volontaire si une autre opération ne l’avait pas tenue éloignée de sa Base à ce moment-là.

Elle récupéra son plat désormais fumant dans le micro-ondes, et prit dans le réfrigérateur un Soda Cool et une bouteille d’eau fraîche. Elle fit glisser la canette à l’extrémité de la table où, bien qu’elle ne l’ait pas invité à s’asseoir, Florent s’était installé. Il l’ouvrit et la leva à son intention, sans se départir du sourire qu’il affichait depuis son arrivée.

— Au travail, trinqua-t-il.

Marion se pencha pour entrechoquer les deux contenants, métal contre plastique. À cela, au moins, elle pouvait porter un toast avec plaisir.

— Au travail, renchérit-elle, et un léger éclat scintilla dans son regard terne.

***
Une sonnerie stridente tira Marion du sommeil. Elle battit mollement des paupières, avec l’impression de n’avoir dormi que quelques heures. Impression renforcée par le fait qu’elle se réveillait d’ordinaire juste avant que l’alarme ne retentisse, l’habitude ayant conditionné son horloge biologique.

— Tu aurais pu penser à la désactiver, grogna Florent.

Pour toute réponse, Marion repoussa le bras qu’il avait passé en travers de sa taille et roula à plat ventre sur le lit, sa main tâtonnant dans l’obscurité à la recherche de son capstick, posé comme chaque soir sur sa table de nuit. Ce ne fut que lorsque ses doigts le rencontrèrent qu’elle réalisa que ce signal ne correspondait pas à celui de la levée, mais à un appel entrant.

Elle réprima un bâillement dans le creux de sa paume et accepta la communication. Alors qu’elle rapprochait l’appareil de son visage, celui de Florent se mit également à carillonner.

— C’est pas vrai…

Marion l’entendit à peine se débattre avec la couverture pour se saisir de son propre capstick. Elle avait déjà bondi sur ses pieds en direction de la salle de bain, afin que leurs conversations n’interfèrent pas l’une avec l’autre. Si on cherchait à les joindre tous les deux, ce ne pouvait être que pour une urgence.

— Oui, chef ? lança-t-elle dans le microphone, car elle avait reconnu l’identifiant de Viconti.
— Mademoiselle Vanelli, je suis désolé de vous déranger à une heure aussi matinale, surtout après vous avoir enjointe à vous reposer, mais je dois vous entretenir d’une affaire importante. Pourriez-vous vous présenter à mon bureau dans les plus brefs délais ?

Marion consulta l’heure affichée par son capstick. Le premier Bus Dracolosse de la journée ne partirait pas avant quarante-cinq minutes. À moins de parvenir à capturer des pokémon vol assez robustes pour supporter un passager, Florent et elle devraient patienter jusque-là.

— On… Je fais au plus vite, promit tout de même la jeune femme.

Puisqu’elle se trouvait déjà dans la salle de bain, elle s’engouffra dans la douche sitôt la communication terminée. Elle regagna la chambre quelques minutes plus tard, lavée, coiffée et vêtue de son uniforme, pour découvrir Florent toujours vautré sous la couverture, son capstick abandonné sur l’oreiller de Marion.

— Tu n’es pas convoqué à la FSR ? s’étonna-t-elle.
— Si, mais il n’est même pas six heures. Je ne suis pas aussi prompt que toi à sauter du lit.
— Tu devrais.
— J’admets que je suis curieux… Tu sais ce qui nous attend ? Puento n’est pas rentré dans les détails.
— Viconti non plus, mais plus vite tu daigneras te préparer, plus vite on apprendra de quoi il en retourne. Je vais faire du café. Tâche d’être prêt avant que la machine ait fini de le filtrer.
— Tortionnaire ! gémit Florent.

Marion l’ignora et ne s’attarda pas pour vérifier qu’il s’exécutait, mais le regretta lorsque l’odeur douceâtre des grains moulus gorgés d’eau chaude acheva de se répandre dans l’appartement, sans que son compagnon l’ait rejointe. Elle remplit deux tasses à ras bord, avala le contenu de la sienne sans se soucier de se brûler et était sur le point d’aller chercher Florent pour le traîner à la FSR, apprêté ou non, quand il surgit enfin.

Il feignit de ne pas remarquer le regard courroucé de Marion et attrapa plutôt le café qui lui était destiné, mais grimaça dès que ses lèvres en eurent effleuré la surface.

— Comment est-ce que tu peux boire un truc aussi amer ? Tu n’aurais pas un ou deux morceaux de sucre ?
— Non, et je n’ai pas non plus une ou deux minutes à perdre. Je pensais qu’on devrait se mettre en quête de pokémon vol, mais à ce rythme, on n’arrivera même pas à temps pour prendre le bus, alors dépêche-toi.

En dépit de sa répugnance, Florent vida presque le récipient cul sec et emboîta le pas à Marion, qui lui fit mener un train d’enfer tant dans l’escalier que dans les rues de Bourg-l’Hiver. Ils réussirent à devancer le long véhicule jaune, de peu.

À la FSR, Andrea Puento, quadragénaire trapu et chef des rangers protecteurs, les attendait dans le hall. Sans se perdre davantage en explications qu’il ne l’avait fait lors de son appel, il les escorta jusqu’au bureau de Viconti. Les deux responsables affichaient les cernes et les traits tirés caractéristiques d’une nuit blanche, qui renforçaient leur mine lugubre.

— Merci à vous d’être venus si prestement. Je vous en prie, asseyez-vous.

Florent se cala confortablement dans l’un des fauteuils orientés face à la table de travail, mais Marion, comme de coutume, préféra rester debout, à l’instar de Puento, droit et raide derrière son confrère.

— Au cours des dernières semaines, plusieurs agressions ont eu lieu à l’est de la région. D’abord occasionnelles, elles sont devenues plus fréquentes. Tout donne matière à penser qu’il s’agit de l’œuvre d’un pokémon sauvage, mais comme il attaque à la faveur de la nuit, personne n’a pu l’identifier avec précision. Jusqu’à hier soir.
— Que s’est-il passé ? s’enquit Florent.
— Victoire Granti l’a croisé au cours d’une patrouille et a été blessée. Mordue, pour être exact. Les chercheurs sont en train d’analyser les traces laissées par la mâchoire de la créature pour déterminer à quelle espèce elle appartient.
— Victoire ne l’a pas aperçue ?
— Seulement sa silhouette. Elle pense à un Démolosse, et nous devrions être fixés dans la matinée.
— Puis-je me permettre de demander pourquoi vous avez requis ma présence ? intervint Marion. Que vous ayez besoin d’un ranger protecteur en renfort, je le conçois, mais moi ? Une telle mission, hors district de surcroît, ne relève pas de mon domaine de compétences.
— Non, en effet, mais je ne vais pas vous mentir. Avec Romain qui est à Hoenn, le départ de Stéphane pour Kanto il y a trois jours, et maintenant la blessure de Victoire, la Base d’Automnelle est en sous-effectif. Comme je vous l’ai confié hier, mademoiselle Vanelli, vous êtes l’un de mes meilleurs éléments, et si j’en crois Andrea, il en va de même pour vous, monsieur Mazzio. Quant à Frida, elle ne tarit pas d’éloges sur votre travail d’équipe. Par conséquent, vous me semblez tout désignés pour mettre un terme au règne de terreur de ce pokémon qui n’a que trop duré. Naturellement, vous êtes libres de refuser, mais…
— Ça ne nous viendrait pas à l’esprit. N’est-ce pas, Marion ?

Assise sous la table de la cuisine, sa dinette éparpillée sur le carrelage fissuré, la fillette versait avec tout le raffinement dont elle était capable un thé imaginaire à une poupée élimée. Des touffes de cheveux manquaient à son crâne beige et difforme, et l’un de ses bras, qui souffrait d’un raccommodage grossier, pendait mollement contre son flanc.

— Vous servirai-je quelques gâteaux pour accompagner votre boisson, mademoiselle Lolly ?

Le jouet, évidemment, ne répondit pas, malgré quoi l’enfant lui tendit une assiette en plastique. Ses mouvements étaient lents, mesurés. Elle devait veiller à garder en permanence l’échine courbée pour ne pas se cogner la tête à cause de sa taille, plutôt grande pour ses huit ans, mais pas aussi déconcertante que son regard, d’une profondeur inhabituelle chez un être si juvénile.

— Délicieux, non, avec cette pointe de citrus ? Voulez-vous également goûter ceux au choccol…

Le claquement sec de la porte d’entrée interrompit la fillette en plus de la faire sursauter. Le sourire qui ornait ses lèvres s’effaça, à l’instar de la touche de rose sur ses joues hâlées. Ses doigts se mirent à trembler, jusqu’à lâcher la petite assiette qui rebondit entre sa poupée et elle dans un bruit sourd.

Il[/i] était en avance. En général, il ne rentrait pas avant la tombée de la nuit. Le souffle court, le cœur battant à tout rompre, l’enfant dut s’y reprendre plusieurs fois avant de réussir à attirer sa compagne de jeu à elle. Grâce à son contact rassérénant, elle parvint à recouvrer un semblant de sang-froid.

— J’ai eu une idée, murmura-t-elle d’une voix à peine audible. On va aller se cacher dans le renfoncement derrière la machine à laver. Il n’est pas très large, mais en se recroquevillant, on devrait pouvoir y tenir à deux.

À trois pattes, la quatrième maintenant fermement sa poupée contre sa poitrine, elle quitta son salon de thé improvisé et se coula hors de la cuisine, dans un corridor où, de là, elle fondit sur la porte de la buanderie. Il ne penserait jamais à aller la chercher là-bas. Elle l’espérait, en tout cas.[/i]

— Marion ? insista Florent.
— Tout va bien, mademoiselle Vanelli ? Vous êtes très pâle.
— Je… Pardon. Un léger coup de fatigue. J’ai dû trop m’agiter au réveil.

Retrouvant sa lucidité à temps pour réaliser que son collègue était sur le point d’ouvrir la bouche, elle s’empressa de lui écraser le pied. Même si Frida n’ignorait rien de leur relation, Marion ne jugeait pas utile d’en informer les hautes sphères de la FSR, si tant est qu’elles ne soient pas déjà au courant.

— C’est nous qui nous excusons de vous avoir tirée du lit, minimisa Viconti. Et personne ne vous en voudra si vous préférez décliner cette mission.

La jeune femme secoua la tête. Elle n’avait jamais refusé de s’acquitter de la moindre tâche, sauf à être accaparée par une autre, et n’allait pas commencer maintenant. Son travail était sa raison de vivre, dût-il la ramener dans cette maudite ville d’Automnelle, des années après lui avoir permis de s’en échapper.

***
Une porte automatique coulissa à l’approche des rangers, bien loin du morceau de bois à la peinture bleue écaillée et aux gonds grinçants de la Base de Bourg-l’Hiver. Celle d’Automnelle, implantée au cœur de la ville, occupait un immeuble de deux étages qui ne se distinguait de ses voisins que par la plaque en cuivre accrochée à la droite de l’entrée, indicative de sa fonction.

L’accès donnait directement sur une salle de repos meublée d’un canapé défoncé, trois fauteuils, une table de billard, un coin-cuisine et un poste de télévision, présentement éteint. Face au lieu désert, Marion s’éclaircit la voix.

— Rangers Mazzio et Vanelli. Il y a quelqu’un ?

Un huis s’entrouvrit de l’autre côté de la pièce, juste assez pour leur permettre d’apercevoir le corridor dissimulé derrière. Une petite femme bien en chair en jaillit, une pile de feuilles entre les bras. Elle portait non pas l’uniforme réglementaire de la FSR, mais un élégant tailleur anthracite.

— Bienvenue à la Base d’Automnelle, les salua-t-elle. Lucas m’a informée de votre arrivée. Je suis Lise, sa secrétaire. C’est moi qui me charge de la rédaction des rapports et de la paperasse administrative. Et j’accueille aussi les visiteurs en son absence.
— Il n’est pas là ? s’ébaubit Florent.
— Il le sera d’un instant à l’autre, il ne s’est éclipsé que pour faire un saut au chevet de Victoire. Je vous offre quelque chose à boire, en attendant ?

Ils acceptèrent de bonne grâce une nouvelle tasse de café, après que Florent se fut assuré qu’il y avait du sucre à disposition, et Lise se délesta des documents qu’elle transportait, le temps de les servir. Sa tasse à la main, Marion déambula dans la salle aux murs ornés de cadres. Une vue aérienne de la cité retint son attention.

La fillette fixait d’un œil chagrin le portail de l’école primaire. La cloche avait retenti, marquant la fin de la journée, et la plupart des élèves s’étaient déjà rués hors de l’enceinte, impatients de rentrer chez eux. Si seulement elle avait pu partager leur enthousiasme…

À la place, elle dut s’arracher, tête basse et dos voûté, les mains agrippées aux lanières de son cartable, à la cour de récréation où elle aurait volontiers passé la soirée. Ou dans la salle de classe, entourée par les livres, l’immense frise chronologique, les jouets pédagogiques et le parfum que laissait toujours derrière elle sa gentille institutrice.

Quand elle serait plus grande, elle deviendrait enseignante, elle aussi. Ainsi, elle n’aurait plus jamais à quitter l’école. Plus jamais à regagner sa maison. Plus jamais à…

Elle ferma les paupières pour contenir les larmes qui menaçaient de lui échapper, et porta sa paume droite à son avant-bras opposé avec une grimace. Heureusement, l’uniforme en vigueur dans l’établissement possédait de longues manches. Assez longues pour cacher à autrui le vilain hématome qui violaçait sa chair.

Elle renifla, puis se mit en mouvement. Qu’importait ce qui l’attendait. Si elle s’avisait de traînasser, elle savait qu’elle encourait le risque que ce soit deux fois pire. Et s’il remarquait ses yeux humides… Elle se hâta de les essuyer. Pas question qu’il lui donne encore une « vraie » raison de pleurer.


La porte s’écarta derechef devant un jeune homme blond aux lunettes rectangulaires. Marion et Florent, pour l’avoir déjà croisé dans les couloirs de la FSR, reconnurent aussitôt Lucas Savino.

— Merci d’avoir accepté de nous prêter main-forte, déclara-t-il après les avoir salués sans cérémonie. Je vous en prie, suivez-moi dans mon bureau. J’ai là-bas tous les éléments concernant cette affaire.
— Comment va Victoire ? s’enquit Florent par pur sens des convenances, car ni Marion ni lui ne la connaissaient personnellement, tandis qu’ils remontaient dans le sillage de leur guide le corridor annexe.
— Physiquement, elle s’en remettra, mais son orgueil en a pris un coup, et bien qu’on puisse enfin avancer dans l’enquête grâce à la morsure qu’elle a subie, elle n’en retire aucun réconfort. Voilà, après vous.

Lucas poussa un battant et s’effaça pour les laisser pénétrer dans la pièce exiguë qui était la sienne. La table de travail semblait vide en comparaison du tableau où avaient été épinglées tant de photographies qu’il disparaissait entièrement dessous. Marion se posta devant, les mains sur les hanches, afin d’examiner les différents clichés.

— Jamais jusqu’à présent le pokémon ne nous avait gratifiés d’une empreinte aussi nette, indiqua Lucas en désignant l’une des images, annotée de la date du jour. Ça ne m’étonne pas, Victoire a tout sauf la chair tendre. Regardez, on peut même constater un défaut dans la dentition.

Marion aurait voulu détacher la photo pour l’étudier de plus près, mais ses doigts tremblaient tellement qu’elle jugea préférable de les enfoncer dans les poches de sa combinaison. Effectivement, la trace imprimée dans la cuisse de l’infortunée ranger présentait une irrégularité. Comme un croc cassé…

Des prunelles rouges observaient sans ciller la petite fille recroquevillée contre la façade de la maison. Elle avait froid, elle avait peur, mais elle ne pouvait se réfugier à l’intérieur. Il avait fermé la porte à clé après l’avoir jetée dans la courette, la condamnant à un tête-à-tête nocturne avec le monstre.

Sa respiration saccadée s’élevait entre elle et lui sous la forme d’un nuage de fumée blanchâtre, bouclier de vapeur qui ne se révélerait d’aucune utilité si le pokémon se décidait à bondir. Elle distinguait ses pattes musculeuses, rehaussées de longues griffes acérées, et son épaisse fourrure noire et grise, qui prenait sous la lumière blafarde de la lune, presque inexistante ce soir-là, des airs de manteau spectral.

Un seul coup de sa mâchoire puissante suffirait à la décapiter, elle en était persuadée. À moins qu’il ne préfère la dévorer lentement, morceau après morceau. En le voyant dévoiler ses incisives tranchantes, à l’exception de celle qui était brisée, elle crut sa dernière heure venue.

Un grognement effrayant monta dans la gorge de la créature, jusqu’à atteindre sa gueule qui s’ouvrit en grand pour le transformer en hurlement. Terrorisée, la fillette plaqua ses mains sur ses oreilles et enfouit son visage contre ses genoux. Elle n’était pas assez courageuse pour regarder la mort en face.

Son cœur faillit cesser de battre lorsque le cri céda la place au son étouffé des coussinets sur le sol en pierre. Une truffe humide la flaira, exhalant une haleine pestilentielle à laquelle ne tarda pas à se mêler une autre odeur nauséabonde. D’effroi, l’enfant s’était urinée dessus.

La bête, rebutée par cette viande souillée, se détourna sans demander son reste, laissant sa proie certes indemne, mais les joues striées de larmes qu’elle devait autant à la honte qu’à l’angoisse.


— J’ai reçu un appel de la FSR alors que j’étais en chemin. Ils ont fini d’étudier les photos que je leur ai transmises et ont enfin établi à quelle espèce nous avons affaire.
— C’est un Grahyèna.

Bien que Marion se soit exprimée à mi-voix, les regards de Florent et de Lucas se braquèrent aussitôt sur elle. Le second affichait une mine déconcertée.

— Oui, en effet, mais il a fallu une bonne partie de la matinée à nos chercheurs pour en avoir le cœur net. Comment…
— Une intuition.
— Ou un coup de chance, plaisanta Florent. Quoique, ça explique pas mal de choses, à commencer par le fait qu’aucune des victimes n’a pu distinguer le pokémon qui l’attaquait. De nuit, grâce à leur fourrure, les Grahyèna sont presque invisibles. Et… Marion ? Où est-ce que tu vas ?

La jeune femme venait de les contourner, Lucas et lui, pour sortir en trombe du bureau. Elle remonta le couloir à grandes enjambées, traversa la salle principale, franchit la porte automatique et s’engagea sur le trottoir, sans ralentir l’allure.

Comment avait-elle pu croire, ne fût-ce qu’une seconde, qu’elle était capable de mener cette mission à bien ? Qu’avait-elle songé, au moment de l’accepter ? Que ce serait un pied de nez à son passé ? Un moyen de se convaincre qu’elle l’avait laissé ici, dans cette ville, loin derrière elle ?

Elle ne s’était affranchie de rien du tout. Un rien du tout qui se révélait même beaucoup plus proche que prévu.

***
Marion se frotta les yeux. Ils avaient beau la picoter, ils demeuraient irrémédiablement secs. Quand avait-elle pleuré pour la dernière fois ? Douze, treize ans plus tôt ? Elle s’était souvent demandé si son corps en avait perdu la faculté, ou s’il estimait avoir versé assez de larmes pour une vie entière.

Elle éloigna sa main de ses paupières afin de caresser du bout des doigts les lettres dorées gravées sur la stèle de marbre gris. L’inscription restait lisible malgré les années et les intempéries qui l’avaient quelque peu altérée. De toute façon, Marion la connaissait par cœur.

Fabrice Vanelli 1181- 1220
Une maladie incurable avait emporté son père alors qu’elle n’était âgée que de six ans, et le temps, les souvenirs qu’elle possédait de lui. À mesure qu’elle grandissait, cet homme si doux, si aimant, s’était transformé en une silhouette floue, et sa voix, en un écho lointain. Seuls les tendres sentiments qu’il lui inspirait avaient subsisté.

Eux, et cette tombe sur laquelle elle ne s’était pas recueillie depuis plus d’une décennie.

— Qu’ai-je donc fait au destin pour qu’il se montre si cruel envers moi ?

Comme pour se moquer des états d’âme de Marion, le vent projeta sur le cimetière une rafale qui lui cingla le visage, l’unique partie de son corps à ne pas être enveloppée par la matière thermorégulatrice de sa combinaison. Elle se pelotonnait un peu plus contre le monolithe, de manière à se protéger des assauts du climat, quand elle remarqua que sa surface commençait à se teinter d’ocre.

Le crépuscule… Marion porta une main à sa ceinture pour décrocher son capstick, éteint depuis le premier appel de Florent. Elle avait quitté la Base des heures plus tôt dans le but de s’accorder un moment pour mettre de l’ordre dans ses pensées, dans ses émotions, et surtout trouver comment elle allait finalement demander à être déchargée de cette mission, jusqu’à ce que ses pas la conduisent de leur propre chef à l’ultime demeure de son père et qu’elle en oublie de réfléchir.

Son collègue devait se faire un sang d’encre. Que lui dire, cependant ? Et comment justifier son attitude ? Marion n’avait aucune envie d’entrer dans les détails, d’exposer son drame personnel et ses blessures secrètes, or Florent ne se satisferait pas d’une explication évasive, d’autant qu’elle ne l’avait pas habitué à de tels manquements.

Mentir ? Encore plus inconcevable pour quelqu’un d’aussi intègre. Non, elle se contenterait de déclarer, sans détour ni appel, qu’elle ne tenait pas à en parler. Tant pis s’il ne comprenait pas. Seul Viconti, et dans une moindre mesure Lucas, était en droit d’exiger une clarification de sa part, mais Marion osait croire que, au regard de ses accomplissements jusqu’ici irréprochables, son supérieur consentirait à clore l’affaire sans creuser plus avant.

Forte de cette résolution, la jeune femme se détacha de la stèle et étira ses muscles engourdis par l’immobilité. Ses os émirent un craquement de protestation, et elle préféra ne pas songer aux courbatures dont elle souffrirait le lendemain.

— Adieu, papa.

Marion effleura une ultime fois le marbre, le cœur lourd, puis tourna les talons, sans un regard vers l’arrière. Elle ne reverrait plus la tombe de son père. Cette journée lui avait appris une leçon qu’elle ne risquait pas d’oublier : jamais assez d’eau n’aurait coulé sous les ponts.

Elle traversa le cimetière désert jusqu’au mur d’enceinte clos par un haut portail en fer forgé, dont le grincement lugubre la fit frissonner. Il était décidément plus que temps pour elle de quitter Automnelle, ou elle finirait par avoir peur de son ombre.

Nonobstant, ses jambes s’obstinèrent à se mouvoir avec une lenteur exagérée, lui conférant le sentiment d’évoluer en dehors de la réalité, jusqu’à ce qu’une apostrophe l’y ramène brutalement.

— Enfin, te voilà ! Qu’est-ce qui t’a pris de partir comme ça ?

Quelques rues séparaient encore Marion de la Base quand sa route croisa celle d’un Florent aussi furieux que désemparé.

— Où étais-tu passée ? Et pourquoi est-ce que tu n’as pas répondu à mes appels ?
— Je suis désolée.
— Désolée ? Je t’ai cherchée dans tout Automnelle, et Lucas a même proposé de me donner un coup de main, alors qu’on est censés être ici en renfort ! Marion…

Les traits de Florent, éclairés par la lumière blafarde d’un lampadaire, se détendirent un peu, tandis qu’il reprenait d’un ton plus bienveillant :

— Cette façon de te comporter, au point d’éteindre ton capstick, ce n’est pas toi. Quelque chose ne va pas ? Tu as un problème ?

Il s’immobilisa à la hauteur de Marion et leva une main vers son visage, pour lui caresser la joue. La jeune femme se déroba. Elle n’avait jamais été ni tactile ni adepte des marques de tendresse.

— Je ne pourrai pas t’aider si tu ne me parles pas.

Un reniflement cynique échappa à Marion. L’aider à quoi ? Elle n’avait pas de problèmes, non. Les problèmes se résolvaient. Les stigmates apposés au fer rouge, en revanche, ne s’effaçaient jamais.

— Je suis désolée, répéta-t-elle. De t’avoir inquiété et d’avoir perturbé le déroulement de la mission. Je…

Un souffle d’air glacé emporta la fin de sa phrase. Marion tressaillit, mais pas de froid. Elle n’aimait pas ce qu’elle éprouvait, cette sensation étrange, inconfortable, qui l’avait déjà assaillie au moment de quitter le cimetière. Florent dut percevoir son malaise, car il renonça à insister et lui proposa de rentrer à la Base. Sa compagne n’en retira aucune consolation. Elle lui avait dévoilé plus de faiblesses en l’espace d’une journée que depuis leur première collaboration.

Et la bise qui s’intensifiait… On aurait presque dit qu’elle lui parlait. Absurde. Marion était bien trop pragmatique pour se livrer à ce genre d’interprétation. Alors pourquoi ne parvenait-elle pas à en faire abstraction ? Des vents autrement plus violents s’abattaient régulièrement sur la région. En quoi celui-ci était-il différent ?

Ils n’avaient couvert qu’une vingtaine de mètres quand Marion s’arrêta derechef. Toutes les victimes avaient été agressées de nuit. Nuit qui venait de tomber. Et ce bruit que les bourrasques charriaient jusqu’à elle… Ce bruit troublant… Obsédant… Oppressant…

— Écoute, ordonna-t-elle en réponse au regard interrogateur que son collègue lui lança par-dessus son épaule.
— Je n’entends rien. À part le rugissement de l’aquilon.
— Ce n’est pas l’aquilon qui rugit.

Comme pour confirmer ses propos, un hurlement, plus tonitruant que les précédents, surpassa le tumulte météorologique. Les yeux de Marion s’écarquillèrent de terreur, et même Florent, pour qui ce son revêtait une signification pourtant bien moins personnelle, se décomposa.

— Il arrive, murmura-t-il.

Sa main droite trouva aussitôt son capstick, au contraire de celle de Marion qui fut plus longue à réagir. Le temps qu’elle se munisse de son outil de travail, le disque de capture de son partenaire avait déjà rebondi sur le bitume. À l’extrémité de la rue, une silhouette ténébreuse, dressée sur ses quatre pattes, les prunelles pareilles à deux lunes de sang, surgit également.

— Recule jusqu’au halo du lampadaire, recommanda Florent en illustrant son propos par le geste. Si personne n’a pu distinguer cette sale bête, c’est forcément parce qu’elle se tapit dans l’ombre.

Marion ne bougea pas. Elle aurait admiré la pertinence de la déduction si elle avait été en état de la comprendre, mais la voix de son collègue sonnait comme un bourdonnement à ses oreilles. Son entière attention se focalisait sur la créature.

C’était bien lui. À l’inverse de sa fourrure qui demeurait plongée dans l’obscurité, ses crocs luisants de bave scintillaient. La ranger aurait reconnu entre mille celui qui était brisé, pour l’avoir vu et revu dans ses cauchemars d’adolescente.

— Marion ! la pressa Florent.

En pure perte. Il glissa ses doigts sous la ceinture de la jeune femme et la tira vers l’arrière. Surprise, celle-ci manqua de perdre l’équilibre, tandis que son capstick lui échappait. Par réflexe, elle se pencha pour le ramasser, mais Florent la retint fermement et la repoussa dans son dos.

— Bon sang, Marion ! Arrête tes conneries et reste derrière moi.

Il infligea deux brèves impulsions au bouton central de son appareil, dont l’antenne se déploya. Le disque de capture confirma la connexion d’un clignotement. Florent le projeta d’un ample mouvement du bras en direction du Grahyèna, mais les rafales rendirent sa trajectoire hasardeuse.

La tentative échoua, et le pokémon poursuivit son avancée, son regard féroce rivé sur eux. Marion, quoique emplie d’effroi, ne parvenait pas à en détacher le sien. Il était si près, plus près qu’il ne l’avait jamais été depuis que…

— Couché !

Le Grahyèna se ratatina promptement sur le sol pavé de la cour, les oreilles inclinées vers l’arrière en signe de soumission, pendant que l’homme descendait les trois marches du perron d’un pas lourd. Il rejoignit la fillette recroquevillée contre une jardinière aux fleurs agonisantes, transie de froid.

Elle commençait à avoir l’habitude qu’il la ferme dehors à la tombée de la nuit, mais jamais encore les températures n’avaient frôlé le zéro comme ce soir-là. Elle s’était efforcée de se saisir d’une petite laine, au moment de se faire traîner à travers le vestibule, mais devançant son geste, il avait décroché le vêtement de la patère et s’en était servi pour la frapper au visage.

Une contusion marquait l’endroit où un bouton avait heurté sa pommette. Autrefois, la chair rebondie aurait amorti le choc, mais l’enfant ne possédait plus que la peau sur les os. Même à la cantine, elle picorait comme un étourvol, faute d’appétit.

En passant devant le Grahyèna, l’homme lui asséna un coup de pied au flanc, et la bête se hâta de ramper jusqu’à sa niche en gémissant, la queue entre les pattes. Lui aussi, en dépit de ses griffes, de ses canines pointues et de ses noires capacités, avait peur de son maître.

Face à ce constat, les doigts de la fillette lâchèrent le bâton qu’elle avait ramassé un peu plus tôt dans la soirée, et qu’elle avait gardé serré contre elle durant tout ce temps, au point qu’il en tiédisse. Quand bien même aurait-elle eu le cran de le brandir, qu’espérait-elle accomplir avec un vulgaire morceau de bois ?

Juste avant que le Grahyèna ne disparaisse à l’intérieur de la cabane miteuse qui lui tenait lieu d’abri, l’homme se racla la gorge et souilla son pelage d’un immonde crachat, qui souleva le cœur de la petite.

— Je t’ai déjà dit de pas approcher la morveuse ! Si tu la bouffes, sa mère aura des comptes à rendre.

Si seulement… Il s’agirait là d’une délivrance, presque un soulagement. Servir de repas à un Grahyèna, aussi effrayante cette perspective soit-elle, ne pouvait pas être plus douloureux qu’une avalanche de sévices quotidiens.

— Manuela m’a supplié de t’autoriser à rentrer. Estime-toi heureuse, je me montrerai pas toujours aussi clément.

En dépit de l’appel de la porte ouverte, de la lumière du vestibule et du radiateur dont elle imaginait la chaleur d’ici, l’enfant ne s’exécuta pas. Ce ne serait pas la première fois qu’il lui tendrait un piège, et elle craignait de recevoir, en se levant, une gifle qui la renverrait à terre.

— T’es sourde ou quoi ? Je t’ai dit de rappliquer. Bouge ton cul, ou je te laisse crever.

La fillette voulut déplier ses membres, mais ils étaient littéralement gelés. Elle dut prendre appui sur la jardinière, qui manqua de se renverser sous son poids, pour se mettre debout. Pas assez vite, au goût de son bourreau.

— Tu vas te magner, oui ?

Il l’agrippa par le poignet, encore plus violemment qu’il ne l’avait fait pour la mener dehors, et l’entraîna à sa suite. Le hurlement de la petite fit écho au craquement sinistre de son articulation, avant qu’un soufflet ne la réduise au silence.


— Qu’est-ce que… Marion, ton capstick, vite !

Florent s’était détaché d’elle pour se rapprocher du Grahyèna, qui lui-même progressait à pas feutrés, les babines retroussées. L’appareil, dans lequel le ranger venait de donner un coup de talon, roula jusqu’aux pieds de sa propriétaire, sans qu’elle le ramasse pour autant. Elle continuait d’observer la scène, perdue quelque part entre passé et présent.

— Marion ! s’emporta Florent, alors que sa ligne de capture se brisait pour la troisième fois. Je n’y arriverai pas sans ton aide !

Elle l’ignora. C’était comme s’il n’existait pas, comme si rien d’autre n’existait plus, hormis elle et le Grahyèna. L’avait-il reconnue ? À la manière dont il la fixait, elle était convaincue que oui. Quelle ironie de se retrouver dans ces conditions, après toutes ces années.

Ou peut-être était-ce la fatalité ? Une échéance qu’elle n’avait fait que repousser le jour où elle s’était enfuie, et qui la rattrapait treize ans plus tard. Que ce soit rapide, dans ce cas. C’était là son unique souhait.

— Marion !

Florent commit l’erreur de se détourner un instant de la bête pour secouer sa partenaire. Un instant de trop. Le Grahyèna ramassa ses pattes sous lui et pénétra d’un bond impressionnant dans le cône de lumière, bouclier illusoire, ses griffes lacérant au passage le torse de l’homme, de l’épaule à l’abdomen.

— Non !

Voir Florent s’affaisser dans une pluie de gouttes écarlates fut le déclic dont Marion avait besoin. Faute d’être équipée, elle se jeta sur le pokémon dans une tentative désespérée de l’empêcher d’achever son compagnon à terre, mais elle manqua sa cible et tomba à plat ventre sur la chaussée.

Elle bascula immédiatement sur le dos, ses doigts palpant l’asphalte en quête de son capstick. Elle rencontra l’antenne déployée de celui de Florent et prit le contrôle de son disque de capture, tout en se redressant sur un genou pour localiser le Grahyèna, qu’elle avait perdu de vue dans l’action.

Et pour cause, il s’était enfui.

***
— Ranger Vanelli ?

L’intéressée leva les yeux de son gobelet, déformé à force d’être manipulé. Le café qu’il contenait ne fumait plus. Une vingtaine de minutes s’étaient écoulées depuis que Marion l’avait tiré de la machine, sans en boire une gorgée. Elle voulait simplement s’occuper, tant les mains que l’esprit, en attendant l’arrivée de Lucas.

Comme elle était assise, une marque de résignation chez elle qui restait quasiment debout en permanence, elle se débarrassa l’espresso intact dans la poubelle à sa gauche et quitta son siège au cuir craquelé pour faire face au responsable de la Base d’Automnelle. Le regard qu’il braquait sur elle lui confirma qu’elle allait passer le mauvais moment auquel elle s’était préparée.

— Comment va le ranger Mazzio ?
— Il est en salle d’opération. L’hémorragie a été maîtrisée, mais les muscles de l’épaule et du pectoral droits sont sévèrement touchés. Les médecins craignent que les griffes n’aient causé des dégâts irréversibles.
— Je vois.

Lucas enfonça ses pouces dans les poches de sa combinaison et inclina brièvement la tête sur le côté, avant de ramener son attention sur Marion. L’intensité de ses iris lilas aurait fait frémir n’importe qui. N’importe qui, sauf elle.

— Vous m’expliquez ?
— J’ai commis une grave erreur, ce matin. Quand nos supérieurs nous ont soumis cette mission, je… J’étais réticente. Je me suis néanmoins laissé aveugler par mon orgueil professionnel, et je l’ai acceptée, en dépit de mes doutes.
— C’est-à-dire ?

Revenir à Automnelle. Se heurter à un monstre. Autant de signes qui auraient dû la convaincre que c’était une mauvaise idée, en dépit de quoi elle avait foncé. Littéralement droit dans la gueule du Grahyèna.

— Le changement de district, le fait que la tâche ne relève pas de ma section…
— Admettons. Pourquoi ne pas l’avoir dit directement ? Pourquoi vous être sauvée, presque comme une voleuse, alors que vous veniez d’identifier d’un seul coup d’œil la créature que nous traquons depuis des semaines ?
— Florent avait raison, ce n’était qu’un hasard.

Le plus insidieux, le plus malvenu des hasards.

— Je n’en crois rien, répliqua Lucas. Votre réputation vous a précédée jusqu’ici, ranger Vanelli. Vous êtes…
— Je sais ce que je suis, et comment l’on me considère. Voilà pourquoi j’ai parlé d’orgueil professionnel. Je n’ai pas voulu esquiver, et je me suis retrouvée pour la première fois de ma vie dans une position que je…

Marion s’interrompit et secoua la tête.

— J’aurais dû me désister dès le début. J’assumerai ma faute, ainsi que ses conséquences qui ont mené le ranger Mazzio dans cet hôpital.
— Racontez-moi l’attaque.
— Je suis restée figée. Malgré les exhortations et les consignes de Florent, je n’ai pas pu intervenir. Je l’ai laissé affronter seul le Grahyèna, et je n’ai réussi à m’interposer que lorsqu’il a été blessé.
— Vous avez mis le pokémon en déroute ?
— Je… Non. Il a pris la fuite.

Lucas se passa une main sur le menton.

— Pourquoi, à votre avis ?
— Je n’en ai aucune idée. Étant donné ce que je viens de vous rapporter, il aurait dû me voir comme une proie facile.
— Il ne s’agit pas uniquement de vous, ranger Vanelli. Comment croyez-vous que Victoire s’en est sortie ? De même que toutes les victimes qui n’avaient avec elles ni pokémon ni capstick ?

Marion se sentit sotte de ne pas s’être posé la question plus tôt, mais à peine Lucas l’eut-il interrogée que la réponse lui apparut. C’était ainsi que cette maudite créature avait été éduquée.

En plus d’avoir toujours été sommée de ne pas commettre l’irréparable, elle avait vu Marion se faire frapper, secouer, injurier, martyriser de toutes les manières possibles et imaginables par un tortionnaire qui ne se lassait que dès lors qu’elle lui paraissait suffisamment prostrée et meurtrie.

Soit l’état dans lequel le Grahyèna abandonnait lui aussi ses cibles. Avoir assisté à ce spectacle des années durant l’avait conditionné à ne pas aller jusqu’au bout. À l’instar de son maître, il se contentait de faire le mal pour le mal, et de se volatiliser sitôt ses ignobles pulsions assouvies.

— Les arcanins ne font pas des miaouss…
— Comment ? Je n’ai pas entendu.

Marion se félicita d’avoir parlé trop bas, car elle n’était toujours pas décidée à évoquer son passé avec Lucas, ni avec quiconque, d’ailleurs. Les informations qu’elle détenait pourraient peut-être éclairer le ranger en chef sur les actes du monstre, mais ne lui seraient d’aucune aide pour l’arrêter, or c’était là tout ce qui comptait.

— Ce Grahyèna n’est pas ordinaire, indiqua-t-elle simplement. J’ai déjà vu, dans ma carrière de sauveteur, des pokémon se conduire de façon erratique, mais suivant tout de même une certaine logique. Lorsqu’ils s’écartent de leur comportement habituel, c’est parce qu’ils y sont poussés par la faim, la peur ou l’instinct de protection. De leur horde, de leur portée, de leur territoire… Autant de cas de figure qui ne s’appliquent pas aux agissements de votre démon. Il est seul, n’attaque jamais à un endroit précis qu’il pourrait considérer comme sien, et s’il obéissait aux injonctions de son ventre, il dévorerait ses victimes une fois à sa merci, au lieu de tourner le flanc comme il l’a fait tout à l’heure.
— Analyse pertinente. Qu’en concluez-vous ?
— Je n’en conclus rien, ranger Savino, si ce n’est que je dois plus au modus operandi de cette créature qu’à moi-même le fait que Florent soit encore vivant.

Lucas ne releva pas, mais la jaugea longuement, les bras croisés sur la poitrine.

— Vous avez peur des Grahyèna, n’est-ce pas ? finit-il par lâcher. Voire des canidés en général. Vous vous doutiez de ce que vous risquiez de trouver ici, d’où votre appréhension initiale. Et sitôt que vos craintes ont été confirmées, vous avez pris la clé des champs.

Marion garda le silence. Son interlocuteur n’aurait pas pu s’approcher davantage de la vérité, et il aurait été aisé pour elle d’acquiescer, afin de clôturer cette pesante conversation. Elle avait cependant trop bien appris à dissimuler ses failles et à camoufler ses angoisses. Les reconnaître, ce n’était pas juste se mettre à nue, mais aussi tendre le bâton pour se faire battre.

— Je comprends mieux l’orgueil…, commenta Lucas d’un ton amer.

Marion encaissa la pique sans ciller, et le ranger en chef se détourna d’elle pour se diriger vers la machine à café. Un gobelet surgit des entrailles de l’appareil, suivi d’un jet brûlant dont l’arôme douceâtre se mêla à l’odeur aseptisée ambiante. Sa boisson obtenue, Lucas s’affala sur le siège le plus éloigné de Marion.

— Vous ne devriez pas le laisser se manifester à mauvais escient, reprit-il soudain, alors qu’elle ne s’y attendait plus. Si vous réussissiez à l’apprivoiser, il deviendrait votre force.
— Et combien d’autres accidents, combien d’autres blessés avant d’en arriver là ?

Lucas avala une gorgée d’espresso avec une lenteur calculée. Il n’avait à aucun moment ramené son attention sur Marion.

— Victoire était la vingt-quatrième.
— Ce n’était pas le sens de ma question, souligna la jeune femme.
— Sans doute pas. Mais c’est ma réponse.

Les sourcils de Marion s’arquaient de perplexité quand elle vit un infirmier surgir d’une double porte battante et fondre sur eux. Lucas avait dû le remarquer également, car il cessa enfin de fixer son récipient fumant pour observer le soignant.

— L’intervention s’est bien déroulée, annonça celui-ci. Le ranger Mazzio a repris connaissance et est en train d’être conduit à sa chambre. Vous pouvez aller le voir, si vous le désirez.

Les prunelles de Lucas glissèrent de l’infirmier à Marion, qui rejeta la proposition d’un signe de tête, avant de préciser :

— Je ne me dérobe pas, mais Florent est en piteux état à cause de moi, et sa carrière risque d’être compromise s’il ne retrouve pas le plein usage de son bras pour manipuler son capstick. Je ne serais pas surprise d’être la dernière personne au monde dont il souhaite présentement recevoir la visite.

Elle augurait une nouvelle remarque cynique de Lucas, mais le ranger se contenta de vider son gobelet d’un trait et de hausser les épaules, avant de suivre l’infirmier. Marion les escorta du regard jusqu’à ce qu’ils aient disparu de son champ de vision, puis se rassit.

Même si elle pensait sincèrement ce qu’elle venait de dire, elle n’était pas pressée de s’entretenir avec Florent. Au-delà de la culpabilité la tenaillait, elle appréhendait la conversation qui en découlerait. Si, au sortir du cimetière, Marion avait estimé que son partenaire n’était pas en position d’exiger quelque explication de sa part, le statu quo avait changé. Bien qu’elle n’ait pas plus l’intention de le renseigner que Lucas, Florent était légitimement en droit de lui demander pourquoi elle l’avait laissé se dépêtrer seul face au danger.

Lorsque le ranger en chef reparut, Marion avait perdu la notion du temps. Il aurait pu s’être absenté quinze minutes comme une heure, ce qu’elle ne se donna pas la peine de vérifier en consultant l’horloge numérique de son capstick. Quelle différence ?

— Il vous réclame, annonça Lucas.

Au fond, la jeune femme s’en doutait un peu. Elle ne chercha pas à savoir dans quelles dispositions se trouvait Florent vis-à-vis d’elle. Elle le découvrirait bien assez tôt et, dût-il l’accueillir avec un chapelet d’injures ou une malédiction, elle ne l’en blâmerait pas.

Elle s’étonna en revanche de voir Lucas lui emboîter le pas.

— Vous m’accompagnez ?
— Non, je rejoins Victoire. Le ranger Mazzio a été installé à deux chambres de la sienne.

Marion aurait préféré effectuer le trajet seule, mais fort heureusement, Lucas n’émit aucun commentaire lorsqu’elle dédaigna l’ascenseur pour s’engager dans la cage d’escalier. Sa claustrophobie n’avait pas attendu son retour à Automnelle pour la tourmenter ; elle ne l’avait jamais quittée.

Leurs chemins se séparèrent devant une porte ornée du numéro 303. Lucas la poussa pendant que Marion continuait jusqu’à la 305. Elle leva la main, prit une profonde inspiration et donna un coup sec contre le battant. La voix étouffée de Florent l’enjoignit aussitôt à entrer.

Il paraissait presque frêle, étendu dans ce grand lit, vêtu d’une blouse bleue et blanche qui, malgré sa taille ample, laissait deviner les épais bandages qu’il portait autour et en travers du torse. Son visage blême, en revanche, ne trahissait rien. Ni colère, ni peine, ni rancœur, soit aucune des trois émotions que Marion avait pensé y lire.

— Assieds-toi, l’invita Florent en pointant du menton l’unique fauteuil de la pièce.

Elle aurait mieux aimé rester debout, mais elle ne lui fit pas l’affront de discutailler et prit place avec raideur, les mains sur les genoux.

— Lucas m’a dit que tu voulais être relevée de cette mission.
— Et j’imagine qu’il t’a précisé pourquoi. Par conséquent, tu sais que je n’aurais même jamais dû l’accepter.
— Lucas ne te connaît pas. Moi, oui. Ou plutôt non. Je n’ai pas vraiment eu le temps de réfléchir, depuis que je suis revenu à moi, mais s’il y a bien une chose qui m’a frappé en essayant de comprendre comment on avait pu se retrouver dans cette situation, c’est celle-là. Ta peur des Grahyèna n’est que la partie émergée de l’iceberg. On sort ensemble depuis six mois, on travaille ensemble depuis deux ans, or ce que je sais de toi tient sur un timbre poste. Ça ne m’avait pas interpelé jusqu’à maintenant, parce que je croyais dur comme fer que tu te dévouais corps et âme à ta vocation de ranger, mais aujourd’hui, je réalise que j’étais dans l’erreur.
— C’est là que tu te trompes, objecta Marion. Rien ne compte plus à mes yeux que ce que j’accomplis pour la Fédération, et c’est ce qui m’a conduite ici, au détriment de la raison et du bon sens.
— Oui, c’est également ce que Lucas m’a relaté. Et j’ai acquiescé, sans conviction.
— Libre à toi de ne pas me croire, et de me charger autant que faire se peut dans ton rapport d’incident si tu estimes que je ne suis plus digne de porter notre insigne. Personne, à commencer par moi, ne t’en tiendra rigueur.

Marion évita néanmoins de songer à ce qu’il adviendrait d’elle si elle devait perdre son emploi. Quel sens donnerait-elle à une vie qui n’en avait jamais eu d’autre ?

— Quand bien même ç’aurait été mon intention, tu te fourvoies, déclara Florent. Viconti te trouvera toutes les excuses du monde pour t’épargner ne serait-ce qu’une suspension provisoire.
— Je t’ai mis en péril, je mérite…
— Lucas a raison, tu ne veux pas comprendre. Peut-être devrais-tu aller rendre une petite visite à Victoire, toi aussi.

Marion ouvrit farouchement la bouche, prête à lui demander ce qu’ils avaient tous, à évoquer la convalescente, quand la lumière se fit dans son esprit. Quelle idiote ! Le message de Lucas était pourtant limpide.

Elle ne connaissait pas en détail les états de service de Victoire, mais il s’agissait d’une ranger expérimentée, dans le métier depuis plus d’une décennie. Comme Florent. Si ce dernier pouvait avoir été déconcentré par la passivité de sa partenaire, ce n’était pas le cas de leur consœur. Or, elle non plus n’était pas sortie indemne de son face à face avec le Grahyèna.

Une grimace tordit les traits de Florent lorsqu’il tenta de se redresser, mais il arrêta Marion d’un regard dur quand elle se voulut se pencher vers lui afin de l’aider. Tandis qu’ils reprenaient l’un comme l’autre leur position initiale, l’homme décréta :

— Tu es la meilleure ranger en activité au sein de la FSR. Tu le sais, je le sais, Viconti le sait, et malgré tout ce que tu as fait de travers aujourd’hui, Lucas en est également conscient. Si tu ne mates pas cette bête, qui s’en occupera ? Frida, à cinq mois de grossesse ? D’autres, moins compétents, qui viendront remplir les chambres voisines ?

La contrition de Marion reflua sous l’assaut d’une pointe d’agacement.

— Tu te rends compte de ce que vous me demandez, Lucas et toi ? Parce que vous n’êtes pas des machines, il faudrait j’en sois une ? Depuis que j’ai appelé les secours, je ne cesse de me répéter que c’est moi qui aurais dû être blessée, sauf que je vais finir par le penser pour un motif différent. Qu’on m’incrimine à propos des évènements de ce soir, ce n’est que justice, mais vous êtes en train de me reprocher de ne pas me sentir apte à mener une tâche à bien parce que, ironiquement, ça ne s’était encore jamais produit ?
— Personne ne te reproche rien, Marion, mais tu tiens vraiment me faire croire que tu ne seras pas la première à t’en vouloir s’il doit y avoir – et il y aura – d’autres victimes, au sein de la FSR comme dans les rues d’Automnelle ?
— Si vous me renvoyez sur le terrain, il est facile de prédire qui sera la suivante. Tu m’as vue, bon sang !
— Oui. Je t’ai vue sauter à mains nues sur un Grahyèna qui venait de me lacérer presque jusqu’à l’os.
— Après l’avoir laissé te lacérer presque jusqu’à l’os, rectifia Marion.
— Tu prétends que ta conscience professionnelle est plus forte que tout, au point de confiner à l’entêtement, alors prouve-le. Peu importe ce qui te paralyse, qu’il s’agisse réellement d’une phobie ou d’autre chose, combats-le, surmonte-le, et arrête cette foutue bestiole !
— Je ne peux pas !

Marion hoqueta lorsqu’elle réalisa que, non contente d’avoir hurlé, elle avait bondi sur ses pieds, les doigts crispés sur sa combinaison, son cœur tambourinant violemment contre sa cage thoracique.

— Non, tu ne veux pas, asséna Florent. Tu ne veux pas me parler, tu ne veux pas t’ouvrir, tu ne veux pas dévoiler le plus infime fragment de la femme camouflée derrière la ranger. Et j’aurais pu dire tant pis si, aujourd’hui, l’une n’impactait pas l’autre. La FSR, ce n’est pas qu’un insigne, des protecteurs, des sauveteurs, des enquêteurs et des chercheurs, c’est aussi une grande famille. Et dans une famille, on se soutient et on s’entraide. Si tu t’obstines à rester de ton côté, au mépris de la nécessité et de ceux qui sont prêts à te tendre la main, alors peut-être, effectivement, n’es-tu plus digne d’en faire partie.
— C’est du chantage ?
— Un constat.
— Ce que je constate, moi, c’est que je ne suis pas à la hauteur de cette mission. Pas plus que Victoire ne l’a été, pour d’autres raisons, certes, mais le résultat est le même. Et pourtant, je n’entends personne mentionner son possible renvoi. Je t’ai dit que je ne te réprouverai pas de réclamer ma tête à Viconti, mais aie la décence que ce soit au regard de ce qui s’est passé tout à l’heure, et pas parce que Lucas et toi m’estimez trop compétente pour m’autoriser à me retirer.
— Ce n’est pas…
— C’est exactement ça. Tu as cité Frida à l’instant. Parce qu’elle est enceinte, il faut la préserver ? Pourquoi ? Elle a droit à des égards, à un traitement de faveur, pendant que moi, je devrais rendre des comptes sur ce que je suis, et sur comment je réagis ?
— Ton raisonnement est absurde.
— Et le tien est injuste.
— Tu compares une grossesse et nos limites à…
— Aux miennes. À ceci près qu’il ne m’est visiblement pas permis d’en avoir.

Florent s’apprêtait à rétorquer, mais Marion ne lui en offrit pas l’occasion. Elle contourna le lit à grandes enjambées pour se diriger vers la porte de la chambre, et ne s’immobilisa qu’une fois la main posée sur la poignée, dont le métal paraissait glacé sous sa paume moite.

— Cette conversation ne mène nulle part, énonça-t-elle. Agis en ton âme et conscience, c’est tout ce que j’ai à ajouter.

Le battant était sur le point de se refermer derrière elle quand la réponse de Florent lui parvint :

— Toi aussi.

***
Marion se sentait tel un arcanin en cage. Depuis son retour à Bourg-l’Hiver une semaine plus tôt, elle arpentait son appartement de long en large, sous l’œil inquiet de Canarticho, et ne s’arrêtait que lorsque son corps, à bout, la contraignait à s’alimenter et à dormir le peu qu’elle pouvait, d’un sommeil agité entrecoupé de cauchemars.

Comme la nuit était bien avancée lorsqu’elle avait quitté le chevet de Florent, elle avait attendu le lendemain matin pour contacter Viconti à propos de l’incident survenu avec le Grahyèna, et s’en était tenue à l’explication fournie à Lucas. Son supérieur ne trahissant ni surprise ni dépit, elle en avait conclu que ses confrères l’avaient devancée.

Et couverte, du moins le soupçonnait-elle. Malgré son insistance quant à sa responsabilité dans le sort de Florent, Viconti n’avait rien voulu entendre. Il ne l’avait même pas convoquée à la FSR, mais encouragée à rentrer chez elle afin qu’elle se repose et se remette de ses émotions.

Marion aurait préféré qu’il l’affecte à une nouvelle mission, ne fût-ce qu’une simple patrouille. Tout plutôt que de rester cloîtrée entre quatre murs, à remâcher tant le face à face avec le Grahyèna que les propos de Florent… au point d’en arriver à se demander s’il n’avait pas en partie raison.

Et si elle était effectivement la seule à pouvoir neutraliser ce monstre ? Non pas parce qu’elle était la meilleure ranger de Fiore, ainsi qu’ils se plaisaient tous à l’en flatter, mais parce qu’elle le connaissait ?

En choisissant de taire ses déductions à Lucas, elle s’était persuadée du contraire, néanmoins le temps et la réflexion avaient ébranlé ses certitudes. « Agis en ton âme et conscience »… Un conseil que Florent lui avait renvoyé. Voilà pourquoi aucun des deux hommes ne l’avait accablée auprès de Viconti. Ils se doutaient que son sens moral la tourmenterait.

Comment y retourner, cependant ? Et comment affronter cette créature surgie de son enfer personnel ? Il lui suffisait de l’imaginer là, devant elle, son pelage hirsute et ses crocs acérés dégoulinants de bave, pour sentir tous les muscles de son corps se raidir. Exactement comme autrefois.

Elle n’était plus une petite fille, désormais, mais presque une adolescente. Une collégienne assidue qui partait toujours de bon matin, son cartable à l’épaule et ses chaussures vernies aux pieds. Chaussures qu’elle exécrait, à cause du bruit émis par leurs talonnettes au contact des pavés.

Elle s’engagea prudemment dans la cour, effleurant le sol avec juste l’extrémité de ses souliers, afin de limiter leur impact. Le Grahyèna dormait dans sa niche, et elle n’avait aucune intention de le réveiller. Elle redoutait trop qu’un jour, en manque de nourriture, il se rabatte sur l’un de ses mollets. Non qu’il y ait grand-chose à dévorer.

Elle se trouvait à mi-chemin du portail quand, soudain, le pokémon jaillit de son abri, les babines retroussées, un grognement menaçant s’échappant du fond de sa gorge. L’enfant se figea. Valait-il mieux rebrousser chemin ou tenter de se précipiter ? Rester immobile ou bouger ?

— Ferme-la, sale clebs !

Elle sursauta. Focalisée sur l’antre du Grahyèna, elle n’avait pas prêté attention à l’homme dans son dos, assis sur un vieux seau métallique renversé. Il jeta la bouteille de bière vide qu’il avait à la main en direction du molosse et l’atteignit au museau. Celui-ci s’empressa de reculer pour se fondre dans l’ombre de sa cabane à moitié pourrie.

La fille prit ses jambes à son cou. Il fallait qu’elle parte d’ici avant d’être la suivante.


— Nom de...

Marion s’apprêtait à exécuter une énième volte-face quand elle s’arrêta net, un pied en l’air, les yeux écarquillés. Elle porta une paume à ses lèvres entrouvertes, puis se remit à marcher, avec encore plus de fébrilité.

— Et si… Et si…

Et s’il n’y avait eu qu’un seul monstre, pendant tout ce temps ? Elle était petite, elle avait peur, et le Grahyèna, en plus de lui appartenir, possédait une apparence proprement effrayante, mais ses ronflements, ses regards intimidants…

Ils ne lui avaient jamais été destinés.

Ce n’était pas en raison des ordres de son maître qu’il l’avait épargnée, mais parce qu’il se retrouvait en elle. Parce que lui aussi subissait coups, cris et privations. Parce que lui aussi devait craindre pour sa vie. Peut-être même pour leur vie à tous les deux, quand elle-même s’était laissé aveugler par la terreur. Mais alors, pourquoi s’en prendre à des innocents ?

Malgré les tressaillements qui parcouraient ses membres, Marion se décida. Elle devait en avoir le cœur net.

— Je sais que tu ne peux toujours pas voler, mais j’espère que tu t’es assez reposé pour m’être utile, lança-t-elle à Canarticho, qui gonfla crânement son poitrail. Échauffe tes ailes, tu m’accompagnes à Automnelle.

***
Marion referma le journal qu’elle venait de parcourir et le déposa sur la pile composée de tous ceux qu’elle avait déjà feuilletés. Elle aurait gagné un temps précieux en réclamant à Lucas le dossier complet des attaques de Grahyèna, mais elle ne tenait pas à ce que quiconque apprenne qu’elle était revenue mettre son nez dans cette affaire. Pas tant qu’elle ne l’aurait pas élucidée, en tout cas.

La première agression avait eu lieu mi-juillet, et Marion espérait découvrir dans la rubrique des faits divers la date exacte, ainsi qu’un indice sur ce qui aurait pu pousser le pokemon à passer à l’offensive. Focalisée sur des mots précis en lien avec ce qu’elle cherchait, elle faillit manquer l’essentiel.

Une rixe tourne au meurtre
Le corps d’un homme, connu du bureau judiciaire de Fiore pour trafic de stupéfiants, a été retrouvé sans vie ce matin, dans les quartiers nord d’Automnelle. L’autopsie fait état de contusions multiples et de plusieurs blessures infligées à l’arme blanche, qui seraient à l’origine du décès.
Du fait des antécédents de la victime, les enquêteurs penchent en faveur d’un règlement de comptes entre dealers ou d’une guerre de territoire, mais n’écartent aucune possibilité.


Le journal datait du 12 juillet. Marion s’empressa de fouiller parmi les autres exemplaires, en quête des éditions suivantes, jusqu’à mettre le doigt sur l’information qu’elle convoitait. Un individu attaqué par un pokémon sauvage, la nuit du 15 au 16 juillet…

— … dans les quartiers nord d’Automnelle, acheva-t-elle de lire à voix haute.

Le secteur mal famé de la ville, où pauvreté, crasse, drogue, alcool et prostitution coexistaient. Tout le monde savait ce qui s’y passait, mais la plupart du temps, les différentes institutions de l’île fermaient les yeux. Il valait mieux garder le mal à un endroit localisé plutôt que de mettre un coup de pied dans la ningalière et risquer de le voir s’éparpiller.

Marion n’avait tenu que trois jours, là-bas. Elle pensait que, dans un lieu aussi sordide, personne ne se soucierait d’une adolescente sans-abri, qu’elle n’attirerait ni attention ni questions, mais elle avait vite réalisé à quel point elle se fourvoyait. Assez vite, heureusement, pour s’échapper avant de s’enliser dans ce terreau putride dont se repaissaient les êtres tels que lui.

Et voilà que, treize ans plus tard, Grahyèna marchait dans ses pas. Quel comble…

Marion repoussa les journaux et rejeta la tête vers l’arrière. Elle porta ses doigts arachnéens à ses tempes, qu’elle massa en formant de petits cercles pour tenter d’apaiser la tension qui les rendait palpitantes. Les pièces du puzzle, à mesure qu’elles s’imbriquaient, se refermaient un peu plus autour d’elle, comme les mâchoires d’acier d’un Steelix.

Ses mains pressèrent son crâne un tantinet trop fort, incitant Marion à les ramener sur ses cuisses. La droite glissa le long de son pantalon jusqu’à rencontrer, au niveau de sa poche, la forme familière et rassurante de son capstick. Bien qu’elle soit revenue à Automnelle en tant que civile, la jeune femme avait jugé préférable d’emporter son outil de travail. Juste au cas où…

***
Marion ressentait les tremblements de Canarticho dans la jambe contre laquelle il était blotti, mais elle-même demeurait stoïque. Elle avait quitté la bibliothèque peu avant le crépuscule et s’était rendue dans une rue transversale, équipée de seulement deux lampadaires, un à chaque extrémité. Discrétion assurée.

Le ciel achevait sa transition de l’indigo au bleu marine quand l’instinct de Marion l’avertit. Elle ne l’attendait pas si tôt, mais elle se rappela que le soleil n’était pas couché depuis longtemps lorsqu’il les avait surpris, Florent et elle.

Elle revoyait distinctement l’ombre apparaître dans leur champ de vision et avancer vers eux, lentement, pas pour les intimider, plutôt pour les jauger. Florent avait aussitôt dégainé son capstick, mais ce n’était pas là sa plus grosse erreur. Jamais il n’aurait dû saisir sa partenaire par le bras et la secouer, même animé des intentions les plus sensées.

— Tu as cru que j’étais en danger, n’est-ce pas ? Tu as cru qu’il me voulait du mal, lui aussi.

Marion n’obtint aucune réponse, mais elle distingua un mouvement rapide, au bout de la rue. Elle le devina plus qu’elle ne le vit contourner le halo de lumière et longer la façade du vieil immeuble qui les séparait du reste du monde. Canarticho se dandina nerveusement à ses pieds.

— Calme, murmura sa maîtresse. C’est un… un ami.

Ses coussinets n’émettaient presque aucun son sur le macadam. Marion ne perçut le bruit de ses pas que lorsqu’il ne fut plus qu’à quelques mètres d’elle, distance à laquelle il s’arrêta.

La jeune femme marqua une hésitation, puis esquissa une petite enjambée. Comme Grahyèna ne bronchait pas, elle répéta son geste, Canarticho sur ses talons, jusqu’à l’avoir rejoint. Là, elle tendit une main prudente, mais confiante, dans sa direction. S’il avait eu des intentions hostiles, elles se seraient déjà manifestées.

Le pokémon renifla brièvement ses doigts avant de leur donner un léger coup de langue râpeuse. Marion, qui avait tout de même retenu son souffle – ultime vestige d’une phobie vieille de deux décennies –, se remit à respirer.

— Tout va bien, maintenant, chuchota-t-elle en laissant sa paume courir le long du pelage broussailleux. J’ai compris, tu sais. Beaucoup trop tard, mais j’ai compris. On se ressemble, toi et moi. Bien plus que je n’aurais pu l’imaginer.

Grahyèna émit un grognement étouffé lorsque Marion atteignit son postérieur gauche, où les poils étaient collés. Elle réussit à palper, en dessous, la croûte qui scellait une longue estafilade. Trop fine pour avoir été causée par un autre pokémon. Par un couteau, en revanche…

— Tu étais présent lorsqu’il a tué cet homme. C’est là que tu as été blessé. Je suppose qu’il t’a abandonné sur place ?

L’encolure du canidé s’affaissa dans un mouvement éloquent.

— Pourquoi est-ce que tu ne t’es pas enfui quand je l’ai fait ? Tu as bien dû te douter que je ne reviendrai pas, non ? Ça ne t’a pas incité à suivre mon exemple ?

Pour toute réponse, Grahyèna s’allongea à plat ventre et enfouit son museau entre ses pattes, dans un gémissement plaintif. En cet instant, il n’avait plus rien du démon qui avait hanté les cauchemars de Marion et, plus récemment, les rues d’Automnelle.

— Parce que tu n’as jamais rien connu d’autre, clarifia la ranger.

Ainsi s’achevait le puzzle. Grahyèna ne s’était pas plus sauvé qu’il n’avait cherché à la protéger en raison de l’assujettissement qui le liait à son maître, et qui le dissuadait de le défier de quelque manière que ce soit, malgré la barbarie dont il était témoin.

Quant à la suite des évènements, elle n’avait pas dû lui donner un meilleur aperçu du genre humain. Dans les quartiers nord, il avait retrouvé une engeance et une violence analogues à celles qu’il avait toujours connues, et à son retour dans la ville basse…

L’adolescente ferma les yeux et serra les dents tandis que son dos heurtait le montant de la cheminée. Nonobstant ses reins douloureux, sa lèvre en sang, sa joue tuméfiée et ses cheveux ébouriffés qui collaient à sa peau moite, elle se redressa presque aussitôt. La haine défigurait davantage son visage que la souffrance.

Sa main tâtonna le vide, sur sa droite, jusqu’à rencontrer le métal froid du serviteur, et les manches longs et fins des ustensiles qu’il supportait. Elle saisit l’un d’eux au hasard. Le tisonnier. Parfait. C’était le plus maniable du lot. Elle le leva devant elle, à la façon d’un fleuret.

— Qu’est-ce que tu comptes faire avec ça, morveuse ?

Elle soutint les prunelles noires rivées sur elle. Voilà bien longtemps qu’elle ne courbait plus l’échine, qu’elle osait le regarder en face. Chaque coup, chaque insulte, chaque mauvais traitement alimentait son courage.

Elle n’avait toujours pas cillé lorsqu’elle arma son bras et décrivit un arc de cercle avec la tige métallique pour la projeter contre
son flanc. Ébaubi par ce cran qu’il avait commis l’erreur de sous-estimer, il encaissa l’offensive et chancela, déséquilibré.

L’adolescente avait frappé de toutes ses forces, mais fort, il l’était bien plus qu’elle. Elle bénéficiait néanmoins de l’avantage que venait de lui conférer l’effet de surprise. Elle se préparait déjà à repasser à l’attaque quand un cri la fit manquer de lâcher le tisonnier.

— Marion, arrête !

Une petite femme vieillie prématurément avait surgi dans la pièce et contemplait la scène d’un air horrifié.

— Que j’arrête ? Que j’arrête, MOI ?

La jeune fille visa le sternum au moment où l’homme se redressait et parvint à lui couper le souffle, mais l’arrivante se précipita pour s’interposer.

— Marion, calme-toi ! Tu…
— Tu ne me dis pas de me calmer ! Les coups que je ne peux pas rendre, c’est terminé !

En dépit de sa finesse apparente, le tisonnier pesait lourd au bout de son bras, et elle souffrait encore de l’impact avec la cheminée. Le temps qu’elle rassemble l’énergie nécessaire pour le brandir une troisième fois, l’homme avait repoussé l’importune et stoppa la course de l’arme de fortune en refermant sa main autour d’elle.

— Toi, fous le camp, ne t’en mêle pas, ordonna-t-il à la femme, dont les yeux de fouinar glissaient de l’un à l’autre. Et toi, sale petite garce, je vais te faire payer chacun de ces coups. Au centuple.

Il tira le tisonnier d’un geste sec, et l’adolescente, impuissante, ne put que le regarder lui échapper.

— Je t’ai dit de foutre le camp !

La femme ne demanda pas son reste. Le dos voûté, elle trottina vers la sortie, laissant la fille, sa propre fille, seule face à cet individu abject et au châtiment qu’il lui réservait.


— Frapper avant d’être frappé, murmura Marion.

« Et fuir avant d’être tuée. » Elle pouvait à peine marcher quand elle avait quitté la maison, cette nuit-là. En plus des hématomes qui bleuissaient son corps, elle devait avoir au moins une côte cassée, à en croire le supplice que lui infligeait chacune de ses respirations. Sa progression avait été si laborieuse que le soleil se levait lorsqu’elle avait enfin atteint les quartiers nord…

… pour comprendre qu’elle ne s’était échappée d’un enfer que pour échouer dans un autre. Le peu d’argent qu’elle possédait lui avait été volé dès le premier jour par un habile pickpocket, mais c’étaient surtout les proxénètes qui l’avaient terrifiée. Non pas en raison de ce qu’ils lui proposaient, mais parce que, un bref instant, elle avait hésité.

Exténuée, affamée, n’ayant ni mangé ni dormi depuis son départ, elle aurait pu s’avilir pour un quignon de pain et une heure de sommeil dans un bon lit, néanmoins sa force de caractère l’avait emportée. Elle avait craché au visage de l’homme qui, déjà, portait une main à sa braguette, et avait quitté les quartiers nord pour regagner la ville basse.

Ainsi avait commencé son vagabondage. Elle se cachait la journée, car contrairement aux régions où les apprentis dresseurs écumaient très jeunes les routes en compagnie de leurs pokémon, ici, à Fiore, une adolescente errante et étique n’aurait pas manqué d’attirer l’attention. Elle ne sortait qu’une fois le ciel devenu d’encre, pour fouiller les poubelles en quête de restes comestibles.

Elle craignait d’être repérée par les autorités et ramenée chez elle – si tant est qu’elle puisse nommer l’endroit ainsi –, où elle savait qu’il ne se contenterait plus de la brutaliser. Il la tuerait. Marion avait signé son arrêt de mort en son âme et conscience au moment d’escamoter les précieux sachets de poudre qu’il entreposait dans la cave, et qui avaient terminé leur existence dans une bouche d’égout.

Malgré la somme rondelette qu’ils auraient pu lui rapporter, assez pour quitter Fiore et entamer une nouvelle vie ailleurs, Marion n’avait pas une seule seconde envisagé de les conserver, et encore moins de les vendre, même si elle l’avait presque regretté par la suite, tapie dans les recoins les plus inconfortables, avec rien d’autre à se mettre sous la dent qu’un peu de nourriture nauséabonde.

Combien de temps aurait-elle vécu – survécu – ainsi ? Combien de temps aurait-elle tenu avant de s’asseoir sur ses principes, comme elle avait déjà manqué de le faire dans les quartiers nord, si la chance n’avait pas fini par lui sourire ?

Elle errait dans les rues d’Automnelle depuis près de huit mois lorsque sa route avait croisé celle du ranger Rossi, au cours de l’une de ses patrouilles nocturnes. Marion avait aussitôt tourné les talons pour courir se réfugier dans l’une de ses nombreuses cachettes de prédilection, mais il était déjà trop tard.

L’homme, comme elle le découvrirait a posteriori, était un opiniâtre. Il avait exploré les moindres recoins de la ville basse en et hors service, jusqu’à débusquer la frêle silhouette entraperçue cette nuit-là, pour le salut de Marion.

Il ne lui avait jamais posé de questions, et même après qu’il l’eut nourrie, soignée et logée, elle ne lui avait pas apporté d’explications. C’aurait été superflu. Rossi n’était pas moins perspicace que tenace. Elle le soupçonnait d’avoir interprété ses silences, d’avoir lu ses épreuves sur son visage et dans ses yeux.

Lorsqu’il avait été muté à la Base de Bourg-l’Hiver, quelques semaines après leur rencontre, il avait proposé à Marion de non seulement l’accompagner, mais aussi de devenir son apprentie. Trois années de formation sous la tutelle d’un ranger professionnel permettaient d’accéder à l’insigne, bien que la plupart des aspirants privilégient le cursus de la célèbre école d’Almia.

À dix-neuf ans, la jeune femme intégrait officiellement la Fédération. L’hiver suivant, son mentor disparaissait quelque part sur la Chaîne Boréale, emporté par une avalanche. Le corps n’avait pas été retrouvé, malgré les efforts déployés par Marion et ses nouveaux collègues.

Ce drame, loin de l’abattre, avait renforcé son courage et sa détermination. Rossi lui avait offert une vie, une vocation, et elle entendait s’en montrer digne. Elle n’avait pas la foi au sens arcésien du terme, mais cet homme serait toujours, à ses yeux, un ange gardien, et même si elle s’interdisait de l’admettre par respect pour le défunt Fabrice Vanelli, le seul père qu’elle avait réellement eu l’occasion de connaître, au point de parfois les fusionner dans son cœur et dans son esprit.

Grahyèna, lui, n’avait jamais pu compter sur personne.

— Je vais m’occuper de toi, dorénavant, promit Marion. Je vais parler à mes collègues, et…

Et leur dire quoi ? Qu’elle avait réussi à retrouver et à raisonner la terreur d’Automnelle ? Qu’il avait probablement sombré dans la spirale infernale de la violence après des années de sévices ? Qu’elle était prête à le garder à ses côtés pour l’aider à surmonter ses traumatismes ?

Ce ne serait que la stricte vérité, et pourtant…

« Tu tiens vraiment à me faire croire que tu ne seras pas la première à t’en vouloir s’il doit y avoir – et il y aura – d’autres victimes ? »

La ranger secoua la tête pour en chasser la voix de Florent, en vain. Prendre Grahyèna sous son aile satisferait la FSR, mais ne résoudrait en rien le problème. Toutes ces vies brisées, cette cruauté, cette souffrance… C’était son œuvre. Et tant qu’il serait en liberté, elle perdurerait.

Marion avait déjà quitté une fois Automnelle sans se retourner, et voilà comment la situation avait évolué. À l’époque, il s’agissait certes de sa seule option, mais comment pourrait-elle encore faire défection en sachant qu’elle laisserait derrière elle le véritable monstre de cette ville ?

Ses doigts triturèrent la poche contenant son capstick. Il suffisait d’un appel, d’un témoignage, et Lucas ou n’importe qui chargerait les enquêteurs de la suite de cette affaire. Ce serait simple. Rapide. Alors pourquoi ne s’en sentait-elle pas capable ? Parce qu’elle ne voulait pas qu’ils apprennent la vérité ? Parce qu’elle ne voulait pas déceler de la pitié, et à travers elle le reflet de son enfance, dans le regard de quiconque ?

La honte ou l’infamie ? Quelle serait la plus supportable ? La question se posait-elle seulement ? Si cette mission avait enseigné quelque chose à Marion, c’était que ni la fuite ni la dérobade ne la libéreraient de son passé. Pour avoir une chance de tourner la page, elle devait l’affronter.

Elle. Et personne d’autre. Rien ne lui prouvait qu’elle aurait la force, tant mentale que physique, d’y parvenir, mais puisqu’elle n’aurait pas non plus celle de s’ouvrir à ses collègues, il n’y avait pas d’alternative. Même si la peur risquait de la paralyser, même si elle n’ignorait pas qu’il se ferait une joie de la tuer, il fallait qu’elle essaye.

Treize années de sursis, c’était plus qu’assez.

***
Toc... Toc... Toc...

Les coups de marteau assénés contre la porte de l’armoire se répercutaient dans le corps de la fillette recroquevillée à l’intérieur. À présent qu’elle était devenue trop grande pour se réfugier dans le renfoncement de la buanderie, il lui avait fallu se mettre en quête d’une nouvelle cachette, dont chaque secousse lui faisait amèrement regretter le choix.

Elle aurait dû se fier à son instinct. L’obscurité et l’odeur de naphtaline qui régnaient dans le compartiment l’avaient rebutée de prime abord, mais en entendant [i]son
pas lourd monter l’escalier, elle avait compris qu’elle n’avait plus le temps de chercher un meilleur abri.

Abri qui se transformait en tombeau sombre et pestilentiel tandis qu’[/i]il clouait une planche en travers du double battant. Un sanglot désespéré échappa à la fillette, que le tissu de sa poupée, plaquée contre son visage, ne parvint pas totalement à assourdir.

— C’est ça, chiale, pisseuse. T’as voulu te foutre dans ce merdier ? Tu vas y rester un long moment, crois-moi. Jusqu’à ce que ta misérable carcasse ait plus que la peau sur les os.

L’enfant se pelotonna davantage. Elle avait l’impression que les parois se rapprochaient les unes des autres, et qu’elles l’écraseraient bientôt comme une crêpe, si les vêtements suspendus au-dessus de son crâne ne se décrochaient pas avant de leurs cintres pour l’ensevelir.

Et l’air ? Comment allait-elle respirer ? À la crainte de manquer d’oxygène, son souffle s’accéléra, et elle inspira si fort que la tête lui tourna. Elle voulait sortir, sortir ! Sans réfléchir à ce qu’elle faisait, sans se soucier des rires déments qui lui répondaient, elle se mit à cogner et à griffer le bois jusqu’à en avoir des échardes sous les ongles.

En vain. La claustrophobie l’emporta, et la fillette finit par perdre connaissance.


— Ma… Marion ?

La femme dans l’encadrement rajusta ses lunettes pour s’assurer que sa vision défaillante ne lui jouait pas un mauvais tour. Avec ses cheveux grisonnants, son corps ratatiné et son visage strié de rides, Manuela Sulez paraissait bien plus âgée que ses cinquante-quatre ans. La vie ne l’avait pas épargnée. Pas assez, au goût de Marion.

— Où est-il ?

Comme son interlocutrice, encore sous l’effet de la surprise, tardait à répondre, la ranger pressa son bras contre la porte et la repoussa afin de l’ouvrir en grand. Canarticho s’engouffra dans le vestibule, son oignon brandi d’une aile menaçante.

— Ne m’oblige pas à me répéter, gronda Marion en dominant sa génitrice de toute sa hauteur.

La dernière fois qu’elle s’était tenue face à elle, elles mesuraient sensiblement la même taille. Désormais, la jeune femme la dépassait d’une bonne vingtaine de centimètres, un écart toujours moins intimidant que la férocité du regard qu’elle braquait sur Manuela.

— P-Pourquoi ? Q-Qu’est-ce q-que tu lui v-veux ?
— Tu as entendu parler du pokémon qui sème la terreur en ville, depuis quelques semaines ? Tu savais que c’était son Grahyèna ?
— Je… Non. Je… Je te jure que je ne…
— Tu l’as revu depuis qu’il a tué ce type dans les quartiers nord ? Il est revenu ici ?
— Fabio m’a dit que…
— C’est justement Fabio qui m’intéresse. Où est-ce qu’il se terre ?

Marion ne s’attendait pas à le trouver dans cette maison. S’il était simplement rentré, Grahyèna l’aurait imité au lieu de déambuler dans les rues de la ville. Son maître était son repère.

— Il… Il n’est pas là.
— Donne-moi toutes les informations dont tu disposes. N’omets aucun détail.
— Je…
— TOUT DE SUITE !

Manuela se tassa davantage sous l’explosion de voix de la ranger, et même Canarticho sursauta. Partager le quotidien de Marion l’avait habitué à ses colères froides, implacables ; pas à l’entendre hurler.

— Il… Il est passé, mi-juillet. Couvert de sang. Une affaire qui a mal tourné, qu’il a prétendu. Je… Je ne suis au courant de rien d’autre, je t’assure. Il ne m’associe pas à ses…
— Je veux une adresse.
— Je n’en ai pas.

Dans le mille. Marion subodorait déjà que cette maudite femme serait prête à se damner pour le diable dont elle s’était acoquinée vingt ans plus tôt, et la fermeté de sa dernière réponse, en opposition avec ses bredouillements, le lui confirma.

— Tu le protèges mieux que tu ne m’as jamais protégée. Sauf que, figure-toi, je ne suis pas la seule à me demander où il se cache…

La ranger porta deux doigts à ses lèvres pour émettre un sifflement aigu, et Manuela manqua de s’étouffer en voyant Grahyèna sauter par-dessus le portail pour traverser la pelouse à pas lent. Elle tenta de refermer la porte d’entrée, mais Marion n’avait pas lâché le battant depuis le début de leur conversation.

— Je te pose la question une dernière fois. Où est-il ?

Les crocs dévoilés, Grahyèna se ramassa, prêt à bondir et à mordre, pendant que Canarticho prenait sa posture d’attaque la plus impressionnante, malgré sa silhouette replète qui ne prêtait pas à l’intimidation. Les prunelles apeurées de Manuela n’eurent pas besoin de glisser de l’un à l’autre pour que sa lâcheté l’emporte.

— Dans les hauteurs. Il… Il m’a indiqué un endroit où lui porter des vivres et des vêtements jusqu’à ce que ça se tasse, mais je ne connais pas l’emplacement exact de sa cachette.
— Dessine-moi un plan. Et vite.

D’une main tremblante, Manuela ouvrit le tiroir supérieur d’une petite commode, d’où elle tira un calepin et un crayon, et réalisa une esquisse grossière des plateaux qui dominaient le nord d’Automnelle. Elle n’avait pas tout à fait terminé quand la ranger, estimant que son gribouillage suffisait, le lui arracha.

— Que… Qu’est-ce que tu vas lui faire ? osa s’enquérir Manuela alors que sa fille s’apprêtait à quitter la maison, sans un regard vers l’arrière.

Marion s’immobilisa, mais ne se retourna pas.

— Ce que toi tu aurais dû faire la première fois où il a levé la main sur moi.

***
De nombreux sentiers de randonnées parcouraient les hauteurs d’Automnelle, tous si abrupts et sinueux que seuls les marcheurs les plus expérimentés osaient s’y aventurer. Marion se souvenait encore de la promesse de son père, lorsqu’elle avait émis le souhait qu’ils les empruntent ensemble.

— Un jour. Quand tu seras plus grande.

Et voilà qu’elle y était, non pas avec l’homme qui aurait dû l’accompagner, mais sur la piste de celui qui l’avait détruite. La vie avait décidément un sens de l’ironie peu commun…

— Tu flaires quelque chose ? interrogea la jeune femme dès qu’ils eurent atteint le lieu défini par la carte sommaire de Manuela.

Grahyèna secoua la tête en signe de dénégation, manquant de désarçonner Canarticho assis à califourchon sur son dos. Marion l’avait porté durant les premiers kilomètres, mais son poids la ralentissait et la fatiguait, alors qu’il ne semblait pas du tout handicaper leur compagnon de route.

D’abord réticent, car il continuait à se méfier du pokémon morsure, l’oiseau avait fini par céder, dans l’intérêt de sa maîtresse qui n’avait pas fermé l’œil depuis près de quarante-huit heures.

Après s’être heurtée à sa mère, Marion avait escorté Grahyèna jusqu’à la périphérie de la ville, au cas où Lucas arpenterait les rues à sa recherche, puis était revenue à l’ouverture des magasins acheter l’équipement nécessaire à une expédition en pleine nature.

Bien qu’elle compte sur l’odorat du canidé pour l’aider dans sa traque, elle se doutait qu’elle ne débusquerait pas Fabio si facilement. Il avait choisi l’endroit parfait pour disparaître. Dans cette partie de Fiore, les grottes ne manquaient pas plus que les pokémon sauvages pour dissuader les promeneurs de trop s’éloigner des chemins balisés.

Le crépuscule s’amorçait en pigmentant de nuances orangées un ciel jusque-là grisâtre quand Marion, exténuée, décréta qu’il était temps de s’arrêter. Le soleil se couchait vite, à l’approche de l’automne, et d’ici peu, elle ne verrait plus rien du tout. En outre, elle avait besoin de reprendre des forces avant de songer à affronter Fabio.

— Canarticho, tu monteras la garde pendant que je dors un peu.

Le volatile voulut pousser un cri de protestation indignée – en pure forme, car même s’il avait pour principe de renâcler, il ne refusait jamais de s’exécuter –, mais Marion l’en dissuada d’une expression sévère, contrebalancée par la ration de nourriture qu’elle lui tendait. Grahyèna eut aussi droit à la sienne, et la jeune femme, après avoir avalé un sandwich au beurre de cacahuètes, se glissa dans son sac de couchage, son capstick à portée de main, le pokémon ténèbres à ses pieds.

Était-il mort ? La fillette l’avait tant souhaité que, curieusement, elle n’en éprouva aucune joie. Juste la peur d’être déçue. Elle s’approcha du corps sur la pointe des pieds, ses bras pendant le long de son buste, sa poupée rebondissant mollement contre sa cuisse.

L’odeur lui souleva le cœur. Une flaque de vomissure s’étalait sur le parquet usé du salon, et sa puanteur se mêlait aux relents d’alcool.
Ses yeux étaient clos, sa bouche entrouverte, mais aucun souffle ne semblait s’en échapper. Ses vices l’avaient enfin tué.

Du moins l’enfant s’en était-elle presque convaincue quand il se redressa brusquement, le regard flou, les cheveux collés par la sueur et le vomi. Elle se figea à une enjambée de lui et ne put se ressaisir avant qu’il ne remarque sa présence.

— Toi !

Il étendit son énorme main aux phalanges rougies dans sa direction. Elle tourna les talons, mais il réussit à agripper un pan de son pyjama. Coupée nette dans son élan par cette empoignade, la petite bascula vers l’arrière et tomba sur le sol, au beau milieu des éclaboussures.

Son estomac n’y tenant plus, il évacua son contenu à moitié digéré. Aux hoquets de la fillette fit écho le rire aviné et tonitruant de l’homme, qui referma ses doigts autour de sa chevelure et lui plongea le visage dans la bile.


Marion roula sur le côté, par réflexe, mais parvint à maîtriser ses nausées. Parmi tout ce que son beau-père lui avait infligé, cet épisode n’était pas le plus violent, néanmoins il s’agissait de l’un de ceux à l’avoir le plus traumatisée. Au même titre qu’elle ne supportait pas les espaces clos, elle ne pouvait voir ou sentir du vomi sans rendre également, dût-elle avoir le ventre vide.

Le soleil n’était pas encore levé, mais l’heure sur son capstick l’informa que ce serait bientôt le cas, et de toute façon, Marion savait qu’elle ne se rendormirait pas. Elle commença donc à rassembler ses affaires pendant que Canarticho, qui avait veillé vaillamment, s’accordait à son tour une sieste méritée.

Lorsque les premières lueurs de l’aube dissipèrent le voile sombre de la nuit, la jeune femme chargea son sac à dos sur ses épaules, prit son oiseau dans ses bras et se remit en route, Grahyèna dans son sillage.

Deux jours durant, ils explorèrent les plateaux environnants, freinés dans leur quête par le relief escarpé et broussailleux qui leur imposait régulièrement de revenir sur leurs pas, surtout après que Marion eut failli se rompre le cou en s’engageant le long d’un à-pic sur une saillie rocheuse particulièrement traître et friable.

Ses vêtements étaient couverts de poussière, déchirés par endroits, mais toujours en meilleur état que ses mains, éraflées tant par les ronces qu’elle écartait de sa route que par les surfaces rugueuses sur lesquelles elle s’appuyait pour franchir des obstacles ou assurer son équilibre.

Si seulement Canarticho avait pu voler ! Du ciel, il lui aurait indiqué les voies les plus praticables. Peut-être aurait-il même déjà repéré Fabio, quoique Marion se le figure tapi dans les tréfonds d’une caverne obscure, au milieu des Nosférapti buveurs de sang et des remugles humides.

Grahyèna continuait à effleurer le sol de sa truffe en quête d’une trace olfactive, mais si son ancien maître en avait laissé une, elle avait probablement été effacée par les intempéries – les tristement célèbres déluges d’Automnelle provoquaient de fréquents glissements de terrain – et le passage des pokémon sauvages.

Eux-mêmes se montraient assez discrets. Quelques audacieux avaient bien cherché à les importuner, mais un Hurlement de Grahyèna les avait aussitôt chassés, au grand soulagement de Marion. Son capstick n’affichait plus que trente pour cent de batterie, et elle avait peu de chance de rencontrer ici un type électrique qui lui permettrait de le recharger.

En revanche, elle avait repéré des indices l’amenant à soupçonner la présence de Machopeur dans les environs, et elle espérait croiser le chemin de l’un d’eux avant celui de Fabio. Une telle créature, en plus de lui être d’une aide précieuse pour le reste de sa progression, constituerait un parfait garde du corps lorsque la jeune femme localiserait enfin sa cible.

Son souhait ne tarda pas à être exaucé. Grahyèna venait de grogner pour l’avertir d’un danger, et se préparait à user de sa capacité pour mettre en fuite le pokémon entraperçu au cœur d’un boqueteau d’arbres aux racines noueuses, quand Marion l’arrêta.

— Laisse-moi faire, chuchota-t-elle. Prends Canarticho et éloignez-vous.

Elle déposa l’oiseau sur son dos et avança en direction du Machopeur, sans se donner la peine de vérifier si Grahyèna exécutait ses instructions. Elle dégaina son capstick d’une main assurée, le coude légèrement plié, l’avant-bras ramené vers son ventre. Sa posture de prédilection.

— Eh, toi, là-bas !

Marion avait volontairement employé un ton sec et résolu. Les Machopeur étaient des êtres fiers, qui aimaient prouver leur valeur. S’ils se sentaient provoqués ou piqués dans leur orgueil, ils n’hésitaient pas à défendre leur honneur de la meilleure façon qu’ils connaissaient : avec leurs poings.

Celui qui se tenait dans le bosquet ne faisait pas exception. Persuadé d’avoir affaire à un adversaire à sa mesure, il se précipita hors de l’ilot végétal. Le temps qu’il réalise que le défi émanait de cette humaine presque maigrichonne, Marion avait déjà projeté son disque de capture.

La toupie, guidée par les mouvements que la ranger effectuait avec son capstick, décrivit plusieurs boucles successives autour du Machopeur déconcerté qui peinait à la suivre des yeux. Toute pugnacité le déserta en l’espace de quelques secondes.

— J’aimerais que tu m’escortes un moment, déclara Marion, cette fois d’une voix plus douce, celle qu’on lui avait enseignée pour renforcer le lien fraîchement tissé. Tu veux bien ?

Le Machopeur mit un genou à terre pour lui signifier son allégeance, et la jeune femme rappela ses compagnons afin d’effectuer les présentations. Si Canarticho était habitué à voir sa maîtresse s’associer temporairement avec des pokémon sauvages, Grahyèna se montra plus ombrageux.

Cette défiance incita Marion à lui confier le premier quart de surveillance lorsqu’elle établit un nouveau campement pour la nuit, convaincue qu’il aurait dans tous les cas gardé le colosse à l’œil, mais elle ne trouva pas non plus le sommeil, quoique pour d’autres raisons.

Depuis qu’elle avait quitté Automnelle, elle s’efforçait de rester focalisée sur son objectif initial, à savoir débusquer Fabio, tout en évitant de songer à ce qui se passerait ensuite. Plus son errance dans les hauteurs se prolongeait, cependant, plus elle sentait son corps se tendre, sans parvenir à déterminer ce qui l’effrayait le plus. Lui ? Ou elle-même ?

Sur le papier, les chances de Fabio de l’emporter frôlaient l’inexistence. Marion n’avait pas la moitié de son âge, était une ranger expérimentée au summum de sa condition physique, et avait veillé à s’entourer correctement. Comment un sexagénaire drogué et alcoolique pourrait-il faire le poids ?

Et pourtant, chaque pas qui la rapprochait de lui semblait aussi la rapprocher de la petite fille qu’elle était jadis, celle qu’il maltraitait et terrorisait. Même quand elle s’était emparée du tisonnier, elle avait agi dans le feu de l’action. Jamais encore elle n’avait mené un véritable assaut.

Elle bascula sur le dos et fixa les centaines d’étoiles qui scintillaient dans la nuit d’encre. Elle connaissait le nom de la plupart d’entre elles, car l’un des premiers enseignements de son mentor, à Bourg-l’Hiver, avait été de lui apprendre à se repérer grâce aux constellations.

À présent, il brillait parmi elles, aux côtés de Fabrice Vanelli. Marion voulait croire que les deux hommes veillaient sur elle depuis les cieux, qu’ils lui transmettaient force et courage, à défaut de pouvoir la protéger d’un individu tel que Fabio.

Pas comme sa mère…

« Ce que toi tu aurais dû faire la première fois où il a levé la main sur moi », avait-elle asséné à Manuela. Le neutraliser. Le bouter hors de leur maison, de leur vie. Se débarrasser de lui. En quoi Marion serait-elle différente si elle s’inclinait face à ce monstre ? Si elle fuyait le combat, à l’instar de sa génitrice ?

Elle ferma les yeux, et la voûte céleste disparut de son champ de vision. Elle était la fille de son père. Qu’importait l’autre moitié du sang qui coulait dans ses veines, elle était une Vanelli. Pas une Sulez.

À condition de le prouver. De se le prouver.

***
— Gra…
— Il est passé par ici ?

Grahyèna venait de s’arrêter pour renifler plus consciencieusement le terrain caillouteux sur lequel ils progressaient depuis une grosse demi-heure. Il avança encore un peu afin d’en être certain, puis donna à Marion la confirmation qu’elle attendait.

Fabio n’était plus très loin.

Le pokémon morsure pressa l’allure, la truffe collée au sol, les yeux réduits à deux fentes par la concentration. Il se laissa glisser au bas d’une pente boueuse, qui trahissait un effondrement récent, et guida le petit groupe jusqu’à une portion inférieure du plateau.

Là, il poussa un aboiement discret en direction d’un point sombre dans le flanc du tertre, presque invisible à cette distance. Marion dut plisser les paupières pour parvenir à distinguer ce qui avait tout l’air d’être l’entrée d’une caverne.

Voilà. Elle y était. Les muscles de son ventre se contractèrent, et une vague de bile afflua dans sa gorge. Elle s’appliqua à les ignorer. Elle devait vider son esprit, se convaincre qu’il ne s’agissait que d’une mission ordinaire, d’un ennemi aussi anonyme que la quinzaine de braconniers qu’elle avait déjà permis d’appréhender au cours de sa carrière…

… et prendre l’ultime mesure qui s’imposait. Elle s’agenouilla pour déposer Canarticho et son paquetage par terre, puis se tourna vers Grahyèna, dont elle saisit la face entre ses mains.

— Merci de m’avoir conduite jusqu’ici. Je ne vais pas me dérober, affirma-t-elle malgré l’absence de conviction dans sa voix. Quant à toi… Je suis désolée, mais tu ne peux pas me suivre.

Marion y avait longuement réfléchi, la nuit précédente. Si elle manquait de confiance en elle, comment en accorder une once à Grahyèna ?

Ce n’était pas par peur de le voir se retourner contre elle – il ne lui avait jamais fait de mal, et elle ne l’imaginait pas capable de commencer maintenant, quand bien même Fabio lui en donnerait l’ordre –, mais parce que, à l’instar de Manuela, il était trop passif, trop prompt à s’aplatir devant ce dernier.

À ceci près que Marion ne l’en blâmait pas. Contrairement à sa mère, le pokémon n’avait pas plus permis à son maître d’entrer dans leur vie qu’il n’avait un devoir moral envers l’enfant qu’elle était autrefois. La ranger redoutait seulement que sa déplorable loyauté ne lui soit fatale.

Quoi que Fabio fasse, Grahyèna ne se résoudrait pas à l’attaquer, or l’homme n’aurait pas autant de scrupules, et Marion savait pertinemment qu’elle ne pourrait pas assurer sa protection sans risquer de s’exposer à son tour. Elle aurait bien assez de surmonter ses propres insécurités. Le canidé ne serait qu’un handicap, une source de distraction, exactement comme elle-même l’avait été pour Florent le soir de sa blessure.

— Remonte sur le tertre et attends là-haut. S’il te plaît.

Grahyèna recula d’un pas pour se dégager de l’étreinte de Marion et émit un grognement de protestation. Canarticho rajusta aussitôt sa prise autour de son oignon, prêt à en découdre si le type ténèbres refusait d’obtempérer. Sa partenaire l’apaisa d’un geste.

— C’est à moi de le faire, insista-t-elle en soutenant les yeux jaunes de Grahyèna. Je suis sûre que tu en as conscience. La tâche s’annonce suffisamment compliquée, alors je t’en prie, ne la rends pas plus ardue.

Marion eut presque l’impression de sentir le poids de son capstick doubler au niveau de sa hanche. Elle n’avait aucune envie de s’en servir sur Grahyèna, pas après avoir réussi à nouer un lien avec lui sans l’aide d’un quelconque gadget, mais face à son immobilité, elle craignait de ne pas avoir le choix.

Elle était sur le point de diriger ses doigts vers sa poche quand, contre toute attente, et non sans un dernier aboiement désapprobateur, le pokémon consentit à tourner les talons. Marion profita du mouvement amorcé pour essuyer ses paumes moites sur son pantalon maculé de taches d’herbe, puis se leva.

— Allons-y, ordonna-t-elle au reste de son équipe dès que Grahyèna eut quitté de son champ de vision.

Parvenue aux abords de l’entrée béante et ténébreuse de la grotte, elle activa la fonction lampe-torche de son capstick, dont le rayon lumineux était à peine assez puissant pour lui permettre de distinguer les environs immédiats.

Fabio bénéficiant de l’avantage du terrain, et de qui savait combien d’autres encore, Marion avançait prudemment, Canarticho à ses côtés. Peut-être l’écho de sa voix, couplé à celui de la démarche pesante du Machopeur, avait-il déjà averti son beau-père de son arrivée.

Le boyau tortueux la conduisit jusqu’à une caverne où un semblant de clarté s’introduisait via des ouvertures creusées à même la paroi rocheuse. Les fins rayons de soleil se reflétaient au niveau de tables en bois de fabrication grossière, sur lesquelles des alambics et des conteneurs en inox étaient reliés entre eux par un système complexe.

— Tu es passé à la meth ? commenta Marion en coupant la diode électroluminescente, afin d’économiser ses derniers pour cent de batterie.

Son ton calme la surprit. Était-ce le fait d’avoir pénétré dans cette grotte, d’avoir renoncé à son ultime occasion de fuir tant qu’elle le pouvait encore, qui, au lieu de renforcer ses peurs et ses doutes, les avait balayés ?

— Le monde change, je m’adapte. Toi, par contre… Tu es exactement la même morveuse que dans mon souvenir. Ce regard méprisant, plein de défi… J’ai jamais pu le supporter.

Fabio était assis à l’autre extrémité de la voûte naturelle, sur un lit de camp. Les années et les substances illicites l’avaient amaigri, mais il conservait des bras aux muscles noueux, ainsi que d’épais cheveux bouclés, quoique plus courts et plus gris que noirs, désormais.

— Tu n’as surtout jamais réussi à le détruire. C’est pour ça que tu me haïssais. Parce qu’en dépit de tes coups, de tes injures et de tes tortures, je ne t’ai pas laissé me briser. Tu sais pourquoi je suis ici, n’est-ce pas ?
— Parce qu’ils avaient pas d’autres rangers enquêteurs disponibles, à Automnelle ?

De son menton osseux, Fabio désigna le capstick autour duquel les doigts de Marion demeuraient fermes, mais pas crispés.

— Non, parce qu’on a un vieux compte à régler, toi et moi.
— T’as raison. T’as une idée de la quantité de fric que j’ai perdue par ta faute, cette nuit-là ? Et du paquet d’emmerdes que ta putain d’initiative m’a valu ?
— Pas assez pour que je puisse prétendre t’avoir fait payer tout le mal que tu m’as infligé.

Marion n’avait pas cillé une seule fois depuis le début de la conversation. Elle ne voulait pas lâcher Fabio du regard ne fut-ce qu’une fraction de seconde. Lui non plus n’était pas nerveux, or la simple vue du Machopeur aurait dû le rendre un tant soit peu méfiant. Si la présence de deux pokémon et d’une ranger ne paraissait pas l’inquiéter outre mesure, cela signifiait qu’il avait plus d’un stratagème en réserve.

— Lève-toi, intima-t-elle. Les paumes en évidence.

Tout s’enchaîna très vite. Fabio sauta sur ses jambes, mais garda les bras le long du corps, tandis que ses yeux enfoncés dans leurs orbites glissaient rapidement en direction du laboratoire de fortune. Marion eut beau surprendre leur mouvement, elle comprit qu’elle n’aurait pas assez de temps.

— Canarticho ! Abri !

L’oiseau s’exécuta au moment où Fabio plongeait une main dans les plis de son pantalon élimé pour actionner un détonateur portatif. Les alambics explosèrent simultanément, projetant éclats de verre, d’acier, de bois et de produits chimiques dans une grande partie de la caverne.

Des pans de la voûte, fragilisée par la déflagration, se mirent à pleuvoir sur la paroi translucide érigée par Canarticho. Elle résista provisoirement, mais finit par céder sous l’impact des morceaux de roche qui s’abattaient sur elle. Marion se recroquevilla autour de son partenaire, et le Machopeur forma un rempart de son corps jusqu’à ce que l’effondrement cesse.

— Tranch’Air !

La ranger avait retenu son souffle le plus possible pour protéger son organisme des particules toxiques de métamphétamine projetées par la déflagration. Heureusement, celle-ci avait également agrandi les cavités préexistantes, et Canarticho eut juste à battre des ailes pour évacuer l’atmosphère viciée.

Pendant qu’il procédait, le Machopeur secoua son immense carcasse afin de débarrasser sa peau cuirassée des décombres, puis se dirigea d’un pas tranquille vers la sortie. Le boyau avait souffert de quelques éboulements, lui aussi, mais demeurait praticable.

Marion hésita à le rattraper. Bien que l’incident ait brisé le lien établi entre le type combat et elle par le biais du capstick, il lui serait facile d’en tisser un nouveau. Elle n’avait toutefois pas un instant à perdre, et de surcroît, le Machopeur l’avait déjà plus que servie. Sans lui, ces pierres les auraient assommés, Canarticho et elle, voire pire.

Elle pianota à l’aveuglette sur son appareil, ses prunelles étant trop occupées à étudier la salle. Fabio avait évidemment disparu, via une issue de secours assez proche de son lit pour lui donner l’opportunité de s’échapper avant que son tremblement de grotte ne risque de se retourner contre lui, mais trop étroite pour que Marion l’ait remarquée plus tôt.

— Par ici !

Canarticho sauta sur le bras que sa maîtresse lui tendait, et la jeune femme le ramena contre elle tout en s’élançant dans la galerie, où ses coudes râpaient les parois à chaque foulée. De sa main libre, elle acheva sa programmation.

— Écoute-moi bien, exigea-t-elle sans ralentir l’allure. Si jamais les choses devaient dégénérer, il faudra que tu t’enfuies avec mon capstick et que tu enclenches le signal d’urgence pour que Lucas puisse te localiser. Reste à l’abri jusqu’à ce qu’il vienne te chercher, d’accord ?
— Tich…
— C’est une simple mesure de précaution. Je n’ai pas l’intention d’en arriver là.

Marion n’aurait cependant su dire si elle s’adressait à son pokémon ou si elle tentait de se convaincre elle-même, aussi coupa-t-elle court aux objections de Canarticho en le pressant contre son buste.

Au terme d’une progression laborieuse, la sortie se présenta à eux sous la forme d’un trait lumineux vertical. L’oiseau sauta à terre, et Marion le laissa la précéder de l’autre côté. Si Fabio se tenait en embuscade, il s’attendrait à ce que le Machopeur ouvre la voie et se retrouve à demi coincé par l’exiguïté de la brèche. Une attaque en provenance du sol constituait la meilleure des surprises.

Marion loua sa stratégie en voyant Canarticho procéder à une Taillade à l’aide de son oignon. Elle rabattit légèrement ses paupières afin de protéger ses yeux du soleil, plus éblouissant que jamais après la semi-obscurité de la galerie, et jaillit à son tour.

Son cœur manqua un battement lorsqu’elle réalisa que le débouché ne menait à rien d’autre qu’une minuscule plateforme, qui dominait la rivière et les pâturages en contrebas. Pour la énième fois depuis le début de son périple dans les hauteurs, Marion se félicita de ne pas compter le vertige parmi ses phobies.

Elle pivota face à Fabio, blessé au torse par l’attaque de Canarticho. Sous sa chemise déchirée, le sang perlait de part et d’autre d’une longue estafilade. Il essaya d’atteindre l’oiseau avec un coup de pied, mais ce dernier, malgré son infirmité, parvint à se catapulter hors de sa portée d’un mouvement d’ailes.

Marion prit sa place pour parer le bras de Fabio qui avait déjà dégainé un cran d’arrêt de sa ceinture. Ils se lancèrent dans un combat au corps à corps, où la ranger eut tout le loisir de constater qu’elle avait sous-estimé son adversaire. Il n’était pas aussi diminué qu’elle le supposait, et que son apparence décharnée donnait également matière à le penser.

Elle réussit à lui faire lâcher son arme grâce à une clé articulaire, mais Fabio la déséquilibra en la repoussant violemment vers l’arrière. Il enchaîna en la frappant à la mâchoire avec son coude, et Marion, sonnée, la bouche en sang, recula d’un pas chancelant.

Canarticho s’empressa de la relayer. Il abattit son légume sur le poignet de l’homme qui s’apprêtait à ramasser son couteau, et projeta ce dernier dans le vide. Il usa ensuite de plusieurs Tranch’Air successives, mais son aile tout juste rétablie commençait déjà à fatiguer.

Marion avala le mélange de salive et d’hémoglobine qui emplissait sa cavité buccale et bondit sur Fabio pendant que le pokémon retenait encore son attention. Ils basculèrent tous deux au sol, où la jeune femme lui asséna un direct en plein visage. Ce fut toutefois elle qui ressentit une vive douleur au niveau de la cheville. Une onde électrique suivit, se diffusant d’abord le long de sa jambe, puis dans le reste de son corps.

Un taser ! Fabio devait le porter autour du mollet. Elle tenta de se détacher de lui, mais la décharge empêchait ses muscles de lui répondre, et elle ne dut son salut qu’à Canarticho, qui la percuta pour la faire rouler à distance de son beau-père.

Marion, le souffle court, demeura allongée sur le dos quelques secondes, le temps de se remettre du choc. Quelques secondes de trop, puisque Fabio en profita pour se saisir de son arme de substitution et la pointer sur l’oiseau qui, déjà, repassait à l’action. L’homme avait lui aussi noté sa faiblesse, car il feinta vers le flanc déficient de Canarticho pour mieux l’atteindre de l’autre côté.

Le volatile s’effondra face contre terre, paralysé. Son type et sa petite corpulence le rendaient particulièrement vulnérable aux attaques électriques, dussent-elles provenir d’un appareil et non d’un pokémon. Marion, quoique encore engourdie, s’interposa pour empêcher Fabio de faire suivre à Canarticho le même chemin que son couteau.

— J’aurais dû me débarrasser de toi depuis le début, siffla-t-il pendant qu’elle esquivait un nouveau coup de taser. J’aurais dû te tuer et laisser ton corps pourrir dans le jardin. Personne t’aurait cherchée, parce que personne en avait rien à foutre de toi, à part ta mère, même si j’ai jamais compris pourquoi.

Ces propos éveillèrent en Marion une hargne qui faillit lui être fatale. Elle s’égara dans une offensive furieuse et désordonnée, que Fabio n’eut aucune difficulté à retourner contre elle. Il s’en fallut de peu qu’il parvienne à la pousser de la falaise, mais la jeune femme se ressaisit in extremis, tant en matière de sang-froid que d’équilibre.

— Si ma mère en avait eu quelque chose à foutre, comme tu dis, c’est toi qu’elle aurait tué. Vous vous êtes bien ramassés, tous les deux.

Après avoir ingénieusement contourné Fabio par la droite et s’être ainsi éloignée de l’escarpement, Marion s’accroupit pour effectuer un balayage, destiné à renvoyer son ennemi au tapis. Il sauta par-dessus la jambe tendue de la ranger, mais celle-ci, ayant anticipé, ramena son mollet vers l’arrière et heurta les genoux osseux de son beau-père.

Elle le frappa ensuite au plexus et profita de ce qu’il se courbait pour abattre son coude entre ses omoplates. Tandis que Fabio s’écroulait à plat ventre, Marion envoya sa lourde chaussure de marche percuter ses côtes, à deux reprises pour faire bonne mesure. Trois. Quatre. Cinq…

Comme c’était grisant ! À chaque fois que le pare-pierres cognait la chair et les os, la ranger avait l’impression d’exorciser le mal que son bourreau lui avait infligé, et qu’elle avait porté en elle pendant toutes ces années. Elle continua à le molester, plus fort, toujours plus fort, jusqu’à ce que Fabio, sous ses assauts frénétiques, ne se trouve plus qu’à quelques centimètres du vide.

Marion marqua une pause pour contempler la scène. Le voir sombrer, s’écraser en bas, être réduit à une bouillie sanglante… Ne s’agissait-il pas là d’un vieux rêve d’enfant ? De la catharsis dont elle avait tant besoin ?

Les traits de son visage se détendirent, ses poumons s’emplirent d’une inspiration libératrice, et elle incurva la hanche afin de conférer à sa jambe davantage d’élan. Encore un petit coup, le dernier, et ce serait terminé. Pour de bon.

— Marion… Pitié…

Ce glapissement pathétique lui fit prendre conscience de l’acte qu’elle s’apprêtait à commettre… trop tard. Son pied avait déjà atteint la cuisse de Fabio, dont le bas du corps plongeait lentement, mais inévitablement, vers l’abîme.

Marion ne tergiversa pas. Elle se jeta en avant et agrippa son beau-père par les épaules pour le retenir. Elle était une ranger sauveteur. Elle était quelqu’un de bien. Si elle s’abaissait à son niveau, si elle le laissait tomber, alors il l’aurait réellement détruite. Il aurait fait d’elle un monstre à son image.

Les genoux solidement ancrés dans le sol, Marion arracha son adversaire au vide qui l’appelait et le ramena en sécurité sur la terre ferme. Sitôt qu’elle se fut assurée que son poids ne risquait plus de l’entraîner vers une mort certaine, elle desserra son étreinte et s’affaissa, les muscles rendus tremblants par l’effort autant que par la montée d’adrénaline qui avait bien failli coûter la vie à Fabio.

Et qui l’aurait dû. L’homme, loin de lui en être reconnaissant, repéra vite le taser qu’il avait lâché sous les impacts frénétiques de Marion, et tira parti du relâchement momentané de celle-ci en la frappant à l’aine.

— Cana… rgh !

Le nom du pokémon se coinça dans la gorge de la ranger, et Canarticho n’était de toute façon pas en état de reprendre le combat. Marion, écroulée sur son flanc, le vit battre péniblement des ailes pour s’escrimer à de la rejoindre. Chacun de ses gestes semblait se dérouler au ralenti.

La jeune femme se retrouvait à la merci de Fabio, qui l’aurait déjà précipitée du sommet de l’à-pic duquel elle venait de le sauver sans les nombreux coups qu’elle lui avait infligés au préalable. Amoindri, son bourreau dut rassembler ses maigres forces pour mener son noir dessein à bien.

— Je le savais, ahana-t-il en appliquant ses mains contre le buste de la ranger. Que tu serais trop lâche pour finir le travail.

Marion ne se donna pas la peine d’essayer de répliquer. Elle concentra plutôt sa volonté sur son bras droit, qui rebondissait contre son corps flasque à chaque nouvelle impulsion de Fabio. Tout n’était pas encore perdu. Il lui restait son plan de secours.

Elle n’avait pas insisté auprès de Canarticho pour qu’il fuie avec son capstick dans l’unique but de le sauver. Au fil de ses réflexions nocturnes, elle s’était décidée à user de la fonction dictaphone pour enregistrer un message à l’intention de Lucas. Elle ne lui communiquait aucun détail, seulement des instructions pour achever ce qu’elle avait commencé. Quant au pourquoi… Il serait libre de demander à un ranger enquêteur de le découvrir pour lui, si vraiment il y tenait.

Marion sentait la falaise toute proche dans son dos lorsque, tant bien que mal, elle réussit à déplacer ses doigts. À travers le tissu de son pantalon, elle pressa deux fois le petit bouton latéral du capstick. Une vibration lui répondit. Contrairement à elle, l’appareil était assez résistant pour survivre à une chute de cette hauteur…

Elle ferma les yeux et entama une prière. Non pas qu’elle ait la foi. Elle ne croyait pas en Arceus, ni en une quelconque forme de toute-puissance. Pas après avoir passé son enfance à implorer, en vain, qu’on la préserve de son beau-père. Néanmoins, l’acte en lui-même avait quelque chose de réconfortant, et importait davantage à Marion que l’être qui entendrait – ou pas – sa psalmodie.

— Adieu, petite garce.

La jeune femme rouvrit les paupières. Si elle avait longuement douté de son courage, elle refusait à présent de mourir ainsi, sans soutenir les iris sombres de Fabio. Elle voulait que son regard, ce regard qu’il avait qualifié « de défi » un peu plus tôt, et qu’il exécrait par-dessus tout, le hante jusqu’à la fin de ses jours. Exactement comme lui avait hanté ses cauchemars.

Alors que les prunelles de Marion cherchaient celles, démentielles, de son beau-père, celui-ci se cambra brutalement, et un cri viscéral, presque inhumain, s’échappa de ses lèvres craquelées.

Une pluie de gouttes chaudes et poisseuses s’abattit sur le visage de la ranger, qui avait recouvré suffisamment de mobilité pour parvenir à essuyer sa joue en la frottant contre son épaule. Fabio pivota, offrant à Marion un aperçu de son dos barré de trois profondes entailles.

— Espèce de sale clébard miteux !

Comme il levait une fois de plus son taser, la jeune femme banda l’ensemble de ses muscles pour se renverser sur le côté et heurter ses jambes, afin de le déstabiliser. Il manqua sa cible qui, elle, ne le rata pas. La puissante mâchoire de Grahyèna se referma autour de son avant-bras.

Fabio hurla derechef et se pencha vers l’arrière pour tenter de dégager sa chair sanguinolente des crocs acérés du pokémon. Celui-ci ne se fit pas prier pour le libérer. Emporté par son élan, l’homme trébucha sur Marion et bascula par-dessus son corps ankylosé. Droit dans le vide.

Cette fois, personne ne le rattrapa. Grahyèna ponctua sa chute d’un aboiement terrifiant, et la ranger se traîna à plat ventre jusqu’au bord du précipice. Le temps qu’elle l’atteigne, son beau-père n’était plus qu’une masse indéfinissable gisant deux cents mètres plus bas, à proximité de la rivière où quelques Tauros isolés du reste de leur troupeau se désaltéraient. L’un d’eux, intrigué, se dirigeait déjà vers le cadavre.

— C’est… fini ?

L’intonation de Marion conférait davantage à ses mots la forme d’une question que d’une affirmation, comme si, en dépit de la scène à laquelle elle venait d’assister, elle peinait à le croire. Elle avait survécu. Elle avait survécu, et Fabio Cortez n’était plus. Grahyèna le lui confirma d’un petit coup de truffe sur l’arrière de son crâne.

— Pardon, murmura Marion en se redressant pour lui faire face. Je ne m’attendais pas à… J’ai douté de toi, encore plus que de moi, et tu m’as sauvé la vie. Merci.

Elle enfonça ses doigts dans le pelage ténébreux du pokémon et plaqua sa tête contre la sienne. Ils ne partageaient pas une simple étreinte, mais une même souffrance, une même lutte, une même histoire qui s’achevait enfin.

Canarticho, de nouveau libre de ses mouvements, les rejoignit. Marion se détacha de Grahyèna pour caresser son plumage ébouriffé, puis secoua ses membres afin d’accélérer la résorption de l’engourdissement.

— Ne restons pas là, déclara-t-elle dès qu’elle se sentit capable de se lever.

Canarticho bondit sur le dos du canidé, et tous trois regagnèrent la grotte, l’unique chemin permettant de quitter la falaise en un seul morceau. Grahyèna adapta son allure à celle de Marion, pour qui chaque pas était un supplice. Bien qu’elle n’ait pas encaissé autant de coups que Fabio, elle peinait à récupérer des deux décharges électriques qu’elle avait subies, et devait souffrir de plusieurs commotions.

Dans sa condition, elle n’aurait pas la force d’aller très loin, mais peu lui chalait. Elle voulait simplement creuser un minimum de distance entre elle et tout ce qui avait trait à son beau-père, son cadavre comme son antre. Ensuite, elle s’accorderait un moment de repos. Elle avait besoin de s’hydrater, de panser ses plaies, et surtout de se remettre de ce face à face éprouvant, tant sur le plan physique que mental.

Elle retrouva son paquetage à l’endroit où elle l’avait laissé avant de pénétrer dans la caverne et songea à le délester d’une partie de son contenu, car il lui paraissait aussi lourd que du plomb, néanmoins il ne renfermait que le strict nécessaire à expédition dans les hauteurs.

Elle le traîna donc plus qu’elle ne le porta sur près d’un kilomètre, jusqu’à ce que ses genoux cèdent et qu’elle s’écroule dans l’herbe, à cours d’énergie. De son sac, elle tira sa gourde, à laquelle elle but deux longues gorgées, et l’une de ses dernières barres protéinées. Elle donna également aux pokémon de quoi se sustenter.

Pendant qu’ils dévoraient leur ration avec appétit, Marion s’adossa à un rocher et s’empara de son capstick, dont le voyant clignotait d’une façon presque hypnotique. Elle désactiva le signal d’urgence, quoiqu’il s’agisse là d’une manipulation inutile.

À la seconde même où elle l’avait enclenché, une alerte avait été envoyée à tous les appareils affiliés à la Base la plus proche, soit celle d’Automnelle, accompagnée de sa position GPS en temps réel. Marion ne connaissait pas très bien Lucas, mais elle était à peu près certaine qu’il avait déjà pris la route, et qu’il ne renoncerait pas à venir voir ce qui se passait.

Elle tenta de rédiger un message à son intention pour lui indiquer qu’elle était saine et sauve, et le Grahyèna sous contrôle, cependant ses doigts manquaient de précision pour taper correctement sur un écran aussi petit. Après une énième succession de lettres incompréhensible, elle abdiqua et pressa son pouce contre l’icône de communication vocale, non sans un soupir.

Elle avait espéré pouvoir s’expliquer plus facilement avec le ranger en chef une fois Fabio mis hors d’état de nuire, mais il était encore trop tôt à son goût. Tant de pensées se bousculaient dans son esprit qu’elle ne parvenait pas à en saisir une seule au vol.

Le capstick sonna à deux reprises… et s’éteignit avant que Lucas n’ait décroché. Plus de batterie. Marion serra les dents. Décidément, jamais, ô grand jamais, rien ne se déroulait comme elle avait l’audace de le souhaiter. Elle ramassa l’appareil et pencha la tête vers l’arrière, jusqu’à ce que son crâne rencontre la paroi du rocher.

Puisqu’elle ne pouvait arrêter Lucas, elle choisit de profiter du répit qui s’offrait à elle. Elle s’autorisa même à fermer les yeux une minute, rien qu’une toute petite minute, pour satisfaire aux exigences de son corps rompu par la fatigue. Lorsqu’elle les rouvrirait, peut-être raisonnerait-elle avec davantage de lucidité, de sérénité, et ainsi…

PAN !

La détonation qui se répercuta jusque dans ses os réveilla Marion en sursaut. Sur le qui-vive, elle se détacha de la pierre irrégulière et porta par réflexe une main à sa ceinture, avant de se rappeler qu’elle était vêtue d’une tenue civile, et non de son uniforme.

— Marion !

Le cri la frappa en même temps qu’une odeur ferrugineuse. La jeune femme avait aidé tellement de pokémon blessés dans sa carrière qu’elle aurait dû être habituée aux exhalaisons sanguines, pourtant celle-ci lui donna la nausée.

— Marion ! répéta ce timbre pas totalement inconnu, mais pas vraiment familier non plus. Est-ce que ça va ?

Lucas. La ranger tourna la nuque dans la direction d’où semblait provenir sa voix, mais ses yeux ne l’atteignirent pas. Ils furent attirés par la masse sombre, à sa gauche, qui baignait dans une mare écarlate. Canarticho s’agitait autour d’elle.

— Non… Non, non, non !

Marion repoussa son pokémon pour examiner Grahyèna, qui respirait encore faiblement. Elle appliqua ses mains sur son flanc, à l’endroit où la balle s’était logée, et plongea son regard dans celui, vitreux, du canidé.

— Accroche-toi ! lui intima-t-elle. Accroche-toi ! Ce n’est pas terminé pour toi, ça ne fait que commencer, tu m’entends ?

Non, il ne l’entendait plus. Il était déjà trop loin. Ses paupières s’abaissèrent sur ses prunelles jaunes troublées par l’agonie, mais étonnamment tranquilles. La mort le cueillit le cœur en paix.

Le hurlement déchirant de Marion fit tressauter Canarticho, et même Lucas, qui les avait presque rejoints, immobilisa sur-le-champ le Dodrio qu’il chevauchait. La jeune femme leva vers lui une expression meurtrière.

— Pourquoi ? s’époumona-t-elle. Pourquoi est-ce que vous avez fait ça ?
— Je croyais… Le signal d’urgence, le…
— Je l’avais désactivé ! J’ai essayé de vous contacter pour vous avertir que Grahyèna était avec moi ! Il ne représentait plus une menace, et vous… Vous… Depuis quand les rangers utilisent des armes à feu, d’abord ? Notre mission est de protéger, pas de tuer !

Lucas tritura nerveusement la bandoulière du fusil qui barrait son torse. Le canon fumait encore.

— Le chef Puento a approuvé cette mesure après les agressions successives de Victoire et de Florent. La créa… Ce Grahyèna était devenu trop dangereux, il fallait le neutraliser par tous les moyens. Je ne pensais pas… Quand je l’ai vu si près de vous, je n’ai pas réfléchi. Je suis désolé.
— Et c’est ça qui va le ramener à la vie ?
— Je suis désolé, répéta machinalement Lucas. Je ne…
— Allez-vous-en !
— Je comprends votre colère, j’ai commis une terrible méprise, mais… Je vous en prie, soyez raisonnable. Vous avez l’air beaucoup trop mal en point pour que je vous laisse seule ici.
— Je ne le suis pas, alors partez ! Courez faire votre rapport à Puento. Mission accomplie, non ?
— Marion, s’il vous plaît… Ne m’obligez pas à vous rappeler ce qui s’est passé l’autre nuit, avec Florent. Nous avons tous, à un moment, des réactions que nous regrettons. La peur qui vous a paralysée ce soir-là est la même qui m’a poussé à agir à l’instant.

Cette remarque réduisit la jeune femme au silence. Elle avait l’impression qu’une vie entière s’était écoulée depuis les évènements qui avaient conduit son partenaire à l’hôpital, les reléguant à un passé un peu flou, presque à celui d’une autre. Ou peut-être précisément à celui d’une autre, de quelqu’un qu’elle n’était plus.

Quoi qu’il en soit, elle ne pouvait donner foncièrement tort à Lucas, à défaut de parvenir à excuser son geste. Elle s’accorda quelques secondes pour ralentir les battements désordonnés de son cœur, ainsi que sa respiration. Lorsqu’elle reprit la parole, elle avait cessé de s’égosiller, mais son ton ne s’en montra que plus incisif :


— Mon capstick n’a plus de batterie. Trouvez-moi un pokémon qui soit capable de creuser. Je veux l’enterrer.

Trop heureux de voir Marion ravaler son courroux, Lucas ne discuta pas et se mit en quête d’un spécimen adéquat. La ranger n’avait pas bougé d’un pouce, se tenant toujours à genoux devant le corps désormais raide de Grahyèna, lorsqu’il reparut une demi-heure plus tard, un Gravalanch dans son sillage.

— Où ? s’enquit-il simplement.

Marion avait en premier lieu songé à l’ensevelir ici même, au pied du rocher, mais elle s’était ravisée. Trop isolé. À la place, elle désigna le bosquet le plus proche. Grahyèna avait été seul toute sa vie, à la merci d’un maître abusif. Il méritait de reposer dans un endroit paisible, entouré d’arbres et de pokémon sauvages.

Lucas indiqua la dépouille au Gravalanch, qui la souleva entre ses membres puissants. Il tendit ensuite une main avenante à Marion pour l’aider à se mettre debout, mais elle l’ignora et prit appui sur le roc. Son somme, cependant, en plus de s’être révélé fatal à Grahyèna, lui avait fait plus de mal que de bien. Ses muscles étaient si fourbus qu’ils l’élançaient au moindre mouvement.

Malgré la rebuffade qu’elle venait de lui infliger, Lucas eut le tact d’ouvrir la voie avec son Dodrio et de ne pas se retourner durant le court trajet qui les séparait de l’ultime demeure du canidé, permettant à Marion de s’agripper à la cuirasse biscornue du Gravalanch sans froisser sa dignité.Tous deux progressaient de conserve d’un pas aussi lent que lourd.

Parvenus à l’ombre du feuillage, la jeune femme pointa du doigt les racines noueuses d’un vieux frêne. Sur ordre de Lucas, le type roche déposa doucement Grahyèna sur la terre meuble et commença l’excavation.

Focalisée sur les quatre bras du Gravalanch qui s’affairaient simultanément, Marion ne remarqua l’absence du ranger en chef que lorsqu’elle voulut se tourner vers lui pour lui demander de se retirer une minute. Il avait devancé sa prière.

— Ça ira, annonça-t-elle à la robuste créature. C’est assez profond. Merci pour ton aide, tu peux disposer.

Marion regretterait de l’avoir congédié quand il lui faudrait recouvrir la tombe par ses propres moyens, mais elle n’avait pas oublié la réaction de Grahyèna lorsque le Machopeur s’était greffé à leur équipe. Il ne portait pas les étrangers dans son cœur, qu’ils soient humains ou pokémon.

— Ça n’aurait jamais dû s’achever ainsi, murmura-t-elle, la tête inclinée, les mains entrelacées au niveau du ventre dans une posture solennelle. J’ai baissé ma garde. Je pensais la vraie, l’unique menace écartée, mais je me fourvoyais. Tu m’as suivie jusqu’au bout, tu m’as sauvée, tu es resté, et moi… Je n’ai pas pu te rendre la pareille. Je suis navrée.

Marion cessa de fixer le corps pour lever les yeux vers le ciel, dont elle n’apercevait que des fragments bleutés à travers la ramée. Qu’importait. Ce n’était pas vraiment lui qu’elle regardait, mais plutôt tout ce qu’il incarnait.

Grahyèna avait rejoint son père et le ranger Rossi. Tous ceux qui s’étaient sincèrement souciés d’elle dans sa vie d’avant se trouvaient désormais réunis, tandis qu’elle-même se tenait là, à la croisée des chemins, immobile et incertaine. Quel sens devait-elle donner aux évènements récents ? En avaient-ils seulement un ?

Pouvait-elle toujours considérer la FSR comme le symbole de sa renaissance, maintenant que le sang de Grahyèna avait éclaboussé son insigne ? Marion s’était emportée contre Lucas, mais en réalité, elle était bien plus coupable que lui. Si elle lui avait parlé directement, si elle lui avait tout avoué, jamais cette balle n’aurait été tirée.

La jeune femme installa précautionneusement le canidé dans la fosse, puis jeta une poignée de terre sur son pelage noir. Une larme la suivit. La dernière larme qu’elle verserait pour le restant de ses jours.

***
— Avez-vous quelque chose à ajouter avant de conclure votre rapport ?

Marion secoua la tête en signe de dénégation. Elle savait qu’il y avait des trous dans ses explications, mais Viconti, pas plus que Lucas avant lui, n’avait choisi de les relever, et de toute façon, elle ne les aurait pas comblés.

Le cadavre de Fabio n’avait pas été découvert. Elle soupçonnait le bétail de l’avoir poussé dans la rivière, et le courant de l’avoir charrié jusqu’à la mer. Quoi qu’il en soit, il ne subsistait rien de lui. Il était mort, Grahyèna était mort, et le passé appartenait enfin, irrémédiablement, au passé.

Voilà pourquoi Marion avait pris la décision de l’enterrer lui aussi dans cette tombe, et de ne pas le ressasser. Se confier maintenant n’aurait rien changé. Elle continuerait à porter seule son fardeau, auquel se joignait désormais le poids de la culpabilité, ainsi qu’elle l’avait toujours fait.

— Bien. Je vous remercie, mademoiselle Vanelli.

Viconti pressa une touche de son clavier, et l’imprimante cracha une feuille de papier, qu’il tendit encore tiède à Marion. Elle apposa sa signature dans l’angle inférieur droit.

— À présent, si vous le voulez bien, j’aimerais que nous abordions le sujet du remplacement de madame Erida. Son médecin lui a conseillé de lever un peu le pied, et il est fort probable qu’elle quitte son poste plus tôt que prévu. Je ne vais donc pas tourner autour du pot. Est-ce que vous acceptez de prendre la direction de la Base de Bourg-l’Hiver durant son congé maternité ?

Marion se doutait que Viconti ne tarderait pas à lui poser ouvertement la question, aussi avait-elle anticipé la réponse qu’elle lui donnerait avant de venir lui présenter son rapport, si tant est qu’elle puisse nommer ainsi les grandes lignes d’une mission officieuse.

— À une condition. Que les rangers n’aient plus jamais l’autorisation de faire usage d’armes létales, quelles que soient les circonstances. Les options ne manquent pas. Fléchettes hypodermiques, ou encore…

Elle marqua une pause. Il lui coûtait d’émettre la suggestion qu’elle s’apprêtait à formuler, aussi pertinente soit-elle.

— L’ajout d’une fonction taser au capstick pourrait également se révéler judicieux.
— C’est une idée intéressante. Je la communiquerai à la section scientifique, et je soumettrai votre requête au chef Puento, ainsi qu’aux plus hautes instances de la Fédération. Comptez sur moi pour l’appuyer jusqu’à ce qu’elle soit intégrée à la Charte.
— Merci. Vous aussi, comptez sur moi. Je remplacerai Frida le temps qu’il le faudra.
— Je n’en attendais pas moins de vous, mademoiselle Vanelli, et elle non plus. Je vous laisse le soin de l’informer personnellement de votre décision.
— Ce sera fait.

L’entretien étant terminé, Marion prit respectueusement congé de son supérieur et quitta le bureau. Le siège de la FSR était presque désert, de si bon matin. La jeune femme ne croisa personne dans les couloirs, mais s’arrêta net lorsque, de retour dans le hall, elle remarqua un homme tout de noir vêtu, le bras droit en écharpe.

— Salut, lança Florent.
— Salut.

En d’autres circonstances, le fait qu’il soit venu l’intercepter ici, après ne pas lui avoir donné signe de vie depuis leur conversation sur son lit d’hôpital, aurait agacé Marion, mais son initiative tombait à pic. Ils devaient parler.

— Comment va ton épaule ?
— Les médecins de Bourg-l’Hiver sont plus optimistes que ceux d’Automnelle. Les tissus cicatrisent bien, et ils estiment qu’avec une bonne rééducation, je devrais pouvoir recommencer à jouer du capstick sous peu. Et toi ? Il paraît que tu étais dans un sale état quand Lucas t’a trouvée.

Marion acquiesça. Après avoir mis Grahyèna en terre, elle avait accepté de rentrer à la Base avec lui, où Lise s’était montrée aux petits soins pour elle. Dans une autre vie, cette femme aurait fait une excellente infirmière.

— Je suis désolé pour ce qui est arrivé au pokémon. Lucas m’a dit que ça t’avait bouleversée. Il s’en veut beaucoup, tu sais.

Oui, elle le savait. Comme elle savait que les deux hommes étaient restés en contact tout ce temps, et qu’elle avait dû être l’objet de bon nombre de leurs discussions. Elle l’avait compris en réalisant que Lucas l’appelait par son prénom, et non plus « ranger Vanelli », comme c’était le cas à leur rencontre.

— Il a fait ce qu’il lui semblait juste. J’ai plus de torts que lui.

Le regard de Marion se posa sur la blessure de Florent, qui secoua la tête.

— Je ne t’en veux pas.
— Pour ça, non, mais tu m’en veux pour le reste, n’est-ce pas ?
— J’ai manqué de tact, cette nuit-là. Je n’aurais pas dû te parler aussi sèchement, mais la situation m’a dépassé. Et… C’est vrai, je mentirais en prétendant que je ne souhaite pas que tu t’ouvres davantage à moi. Je pensais ce que je t’ai dit, à propos de la FSR. Qu’on forme une grande famille.
— Non. Une famille, c’est quelque chose qu’on ne choisit pas. Moi, j’ai choisi la FSR.

Comme Florent ne relevait pas, Marion enchaîna :

— Tu es quelqu’un de bien, et le meilleur partenaire de travail dont on puisse rêver, néanmoins…
— Tu n’es pas amoureuse de moi.
— J’ai un profond respect pour toi. Et c’est pour ça que je ne peux pas te laisser, nous laisser continuer dans cette voie quand j’ai conscience que tu aspires à plus que ça. Tu mérites d’être aimé, Florent. D’avoir quelqu’un avec qui rire, échanger et boire du café sucré. Autant de choses que je ne te donnerai jamais.
— Je suis prêt à l’accepter.
— Je ne crois pas. Tôt ou tard, la scène de l’hôpital se répétera. Et quand bien même ce ne serait pas le cas, je ne te demande pas des compromis. Je ne te demande rien du tout. Je suis faite pour la solitude autant que pour être ranger.
— Personne ne souhaite être seul.
— Moi, si. Je ne ressens ni le besoin ni l’envie d’être avec qui que ce soit, toi y compris. Que tu en doutes suffit à confirmer qu’il y aura toujours un mur entre nous. Nous sommes de natures différentes. Trop différentes.
— Et j’imagine qu’il n’y a rien que je puisse dire pour tenter de te convaincre du contraire ?
— Il ne s’agit pas d’une conviction. Prends le temps d’y penser, de ressasser nos six mois de relation. Tu en arriveras à la même conclusion.

Florent ne paraissait pas de cet avis, mais il comprit qu’il serait vain d’insister, du moins dans l’immédiat. Marion lui tendit la main.

— Collègues ?
— Collègues, se résigna-t-il en la serrant.

***
Accoudée à la fenêtre de la Base, Marion contemplait la ville encore enneigée, bien que l’hiver touche à sa fin, quand elle entendit grincer les vieux gonds de la porte d’entrée. Frida repoussa sa capuche parsemée de flocons, libérant sa chevelure claire, et salua sa collègue d’un sourire qui adoucit son visage aux traits mélancoliques.

— Prête à reprendre du service ! annonça-t-elle vaillamment.
— Merci à toi d’avoir accepté, même si j’imagine que Viconti ne t’a pas vraiment laissé le choix.
— Je n’étais pas à une semaine près. Et j’ai beau adorer m’occuper de ma fille, le travail commençait à me manquer.
— Florent, Chris et Freddy en diraient autant de toi, ils ont acheté une bouteille de mousseux pour célébrer ton retour. Je suis tyrannique, à ce qui se murmure.
— Tiens donc… À mes débuts, c’était le mot « despotique » qui revenait souvent. J’ai fini par le considérer comme un compliment. Quand est-ce que tu pars ?
— Le ferry quitte le quai Safran à quatorze heures. J’ai juste le temps de te faire mon compte rendu. Mon sac est déjà prêt, il attend dans la pièce à côté, avec Canarticho. Ça m’évite d’avoir à repasser par mon appartement.
— Ne perdons pas un instant, dans ce cas. Café ?

Elles s’installèrent dans la minuscule cuisine de la Base autour de deux grandes tasses fumantes, et Frida écouta Marion lui narrer tout ce qui s’était produit durant son congé maternité, non pas que les derniers mois aient été particulièrement mouvementés. Seules deux avalanches leur avaient donné du fil à retordre, un record en comparaison des autres années.

— C’est sûrement pour ça que Viconti t’envoie à Frimapic, il doit estimer que tu n’as pas eu ton content de neige, commenta Frida. Tu n’es pas trop déçue ? Pour ta première affectation hors de l’île, tu étais en droit de t’attendre à quelque chose d’un peu plus… dépaysant.

Marion haussa les épaules.

— Les rangers de notre Base sont les plus qualifiés pour mener une opération sur ce terrain.
— Et toi, tu es la plus qualifiée d’entre eux. Moi exceptée, bien sûr.
— Bien sûr.
— À ta réussite ! trinqua Frida en levant sa tasse vide depuis un moment.
— À la réussite de la mission, rectifia Marion.

Elle quitta le bâtiment peu après, son sac de voyage en bandoulière, Canarticho voltigeant dans son sillage, malgré le froid qui lui engourdissait ses ailes. Depuis qu’il avait été autorisé par l’un des infirmiers de la FSR à recommencer à voler, il ne manquait jamais une occasion de le faire, comme s’il voulait compenser toutes ces semaines passées cloué au sol.

Marion attendait le Bus Dracolosse, adossée au châssis de l’abri en plexiglas, quand une femme attira son attention, de l’autre côté de la rue. Elle portait une tenue légère, inadaptée aux températures négatives, à l’exception de l’écharpe, presque aussi sombre que sa chevelure, qui dissimulait la partie inférieure de son visage.

Plus incongru encore, elle paraissait fixer Marion. La ranger fronça les sourcils, mais avant d’avoir pu approfondir sa propre observation, le large véhicule jaune s’arrêta à sa hauteur. Le temps qu’elle monte à bord, l’inconnue s’était volatilisée.

***
Némésis regarda le Bus Dracolosse s’éloigner avec satisfaction. L’Aérienne volait vers le Dragon. Vers son destin.