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Shiney de Alabama



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» Auteur : Alabama - Voir le profil
» Créé le 08/11/2012 à 22:34
» Dernière mise à jour le 08/11/2012 à 22:34

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XIV
Le bar Le 1969, à Carmin-sur-Mer, comportait une partie lumineuse qui s'étendait de la terrasse au zinc. Les portes étaient grandes et laissées grandes ouvertes de l'ouverture du bar à la fermeture, elles laissaient pénétrer les effluves marines dans l'établissement. Par-delà où les rayons de soleil butant contre la porte dessinaient une frontière claire, aucun équipement n'avait été mis en place pour remédier à l'obscurité qui s'installait de fait tout au long du jour, noyant dans le noir les quelques tables que le patron avait laissées là. A l'accoutumée, personne n'avait un regard pour le fond pourtant peu caché du 1969, et tous les clients prenaient un verre en terrasse, où passaient leur chemin s'il n'y avait plus de place.

Le 1969 ouvrait tous les jours de dix à vingt heures, et faisait son meilleur chiffre l'été, quand les jours se rallongeaient et que les touristes affluaient. Le reste du temps, les passants s'arrêtaient brièvement pour un café, les habitués prenaient leur pinte en commentant le climat, et les amoureux prenaient une petite table à l'intérieur.

Une journée d'août, quelqu'un qui aurait pu s'accouder au comptoir ou s'assoir en terrasse, pénétra dans le bar, juste sur le palier. Les familles en voyages sirotant un diabolo, les photographes de passage dégustant leurs cocktails, les marins en permission faisant festin de saucisson et de bière, qui peuplaient l'antichambre lumineuse rendaient le contraste saisissant entre les deux zones du bar. Au fond, où l'on pouvait distinguer deux tables dans l'obscurité, on pouvait voir la lumière d'une pipe miroiter faiblement. C'était le seul signe de présence humaine - le reste étant impossible à voir. Etrangement, cette partie non-éclairée était ignorée d'absolument tout le monde, comme s'il y avait eu un mur.

Le nouvel arrivant hocha la tête. Il pouvait avoir entre seize et vingt ans, il avait une tête pouponne qui émergeait de longs vêtements. Il épousseta son manteau machinalement, puis marcha d'un pas décidé jusqu'au fond du 1969. Le patron, un vieux chauve en tablier debout derrière le zinc, regarda ce nouveau venu aller jusqu'à sa destination avec un regard étrange, comme s'il comprenait le sens jusqu'à l'accompagner.

La lueur vaporeuse du culot devint plus grande et de nouveaux traits sortirent des ténèbres alentours. La bouche retroussée apparut à mi-chemin, puis ce fut l'entière silhouette qui se laissa deviner. Lorsque le jeune homme eut rallié l'endroit ombragé, il eut le loisir de détailler l'homme qui se tenait non loin de lui. C'était un individu de taille moyenne, affalé sur sa table devant un verre de vin, la pipe à la bouche. Il était impossible, par une telle absence de lumière, de bien distinguer son visage.

Le jeune homme s'assit en face de l'homme à la pipe. Celui-ci ne dit rien et se contenta de remuer sa pipe avec les lèvres en grommelant vaguement. En face, le jeune avait un air grave. Il commença à parler ainsi :

-Vous êtes bien Bernard Dervil ?
-C'est moi, dit l'homme d'une voix sifflante après avoir jaugé son interlocuteur du regard.
-Je suis Benoît Poelmann, se présenta-t-il en tendant la main.

Bernard la considéra un petit moment avant de consentir à la serrer. Il sortit la pipe de sa bouche et demanda plus intelligiblement :

-Que puis-je faire pour vous ?

Benoît jeta quelques regards derrière son épaule. Seul le patron les surveillait du coin de l'œil, tout en nettoyant ses verres et en discutant avec des piliers de bar. Les autres ne semblaient pas conscients de leur présence. Ainsi sûr de ne pas être entendu ou vu par la mauvaise personne, il se rapprocha un peu plus de Bernard et lâcha d'une voix très basse :

-Je voudrais un shiney.

Bernard se recala dans sa chaise, remit sa pipe en bouche et tira une longue bouffée. Ce faisant, la lueur rouge s'intensifia petit à petit, éclairant un peu son visage. Puis il l'éloigna et recracha des ronds de fumée parfaits qui s'évanouissaient dans l'ombre sous les yeux admiratifs de Benoît.

-Ouais, dit Bernard posément. Quel shiney ?
-Eh bien… je voudrais un Kaorine.

Bernard écarquilla les yeux, mais Benoît ne pouvait le voir. Il remit sa pipe en bouche et resta pensif. La pipe devint rouge une fois, deux fois, trois fois, mais le vieux shiney hunter ne faisait plus de ronds de fumée.

Il posa sa pipe sur la table, y mit ses coudes et soupira.

-Ouais. Un Kaorine. Ecoute, gamin… on n'en trouve pas beaucoup dans nos régions. Tu voudrais pas plutôt un Balbuto ?
-Un Balbuto ou un Kaorine, ça m'est égal, mais c'est afin d'obtenir un Kaorine. Il faut qu'il aie un bon niveau.
-Ouais. J'ai arrêté de shasser en-dehors de Kanto. Désolé, gamin. J'ai passé l'âge.

Il se mit à tripoter sa pipe. Il la secoua délicatement au-dessus du cendrier, puis avec un tabac venu de nulle part, la bourra patiemment. En face, Benoît tombait de haut.

-Quoi ? Vous ne shassez plus en-dehors de Kanto ?
-Non. Trop vieux. Tu veux pas un autre shiney ? J'en ai quelques-uns en réserve… Profites-en, je ne suis pas souvent ici…

C'était vrai. Benoît avait eu un mal fou à le trouver.

-Pourtant… on m'avait dit que vous étiez un très bon shiney hunter, dit-il.

Bernard garda un visage fermé et alluma sa pipe.

-C'est juste que je ne prends pas de commande outre-Kanto. Je suis désolé, gamin. Pourquoi il te faut un Kaorine ?
-Je veux juste un Kaorine shiney. C'est ce qu'il manque à mon équipe. Je vais tenter la ligue, et c'est toujours bien d'avoir un shiney. Je n'ai jamais réussi à en attraper seul, alors quand j'ai su qu'il y avait des shiney hunters, je me suis réjoui de l'aubaine.

Bernard tira sur sa pipe une fois et refit des ronds de fumée particulièrement réussis.

-Ouais. C'est pas facile, la première commande. J'suis impressionné que tu viennes me voir comme ça, d'habitude, j'ai des clients qui passent par le patron, mais pas souvent. J'vais pas te demander qui t'a dit qui j'étais et où me trouver, mais je parie que ça a pas été facile.

Bernard reprit du tabac, sans faire de ronds de fumée.

-Tu m'as l'air sympathique. Mais est-ce que t'as de quoi le payer, ton Kaorine ?
-Oh oui, dit Benoît en fouillant la poche intérieure de son manteau. J'ai économisé en remportant quelques challenges, j'ai travaillé dans un centre Pokémon…
-T'as une idée de l'ordre de valeur de ces machins, les shiney ?
-Je prévoyais 50 000 pokédollars…

Bernard hocha la tête en abaissant sa pipe.

-C'est convenable, concéda-t-il. Mais pour un Kaorine, il faudra débourser plus.
-Vraiment ? C'est très cher ! Il n'y a pas moyen de négocier ?

La pipe rougeoya deux fois. Tentatives avortées de ronds de fumée. Bernard marqua une pause et reprit :

-Ouais. Je sais pas trop. Mais 50 000… c'est plancher, quoi. Pour beaucoup de Pokémons, ça passerait, mais tu sais qu'il y en a plus difficiles à shasser que d'autres. Un Kaorine, je le ferais à beaucoup plus, mais il y a des shiney hunters plus… mobiles. De toute façon, je le fais pas, alors…

Bernard s'arrêta encore, mais n'apposa pas la pipe à ses lèvres. Il semblait hésiter.

-Ecoute, tu m'es sympathique, gamin. Je vais te donner un nom. Un bon shiney hunter. Il répond à toutes les commandes.

Benoît se pencha en avant, avide.

-Je sais pas si 50 000 suffiront, parce que c'est l'un des meilleurs… Enfin, j'en ai que du bon à te dire. Il s'entoure de la crème. Il s'appelle… Marcus Kenny. Tu vois ? Marcus Kenny.
-Marcus Kenny… répéta Benoît pour retenir.
-Ouais. Il dirige une ferme entre Céladopole et Safrania, je sais plus trop le nom du bled. T'as de quoi noter ?

Benoît sortit son portable et appuya nerveusement sur quelques touches.

-Ouais. Je vais te donner le numéro de son fils, Frédéric. Tu l'appelles et tu lui dis que t'appelles de la part de Bernard Dervil. Normalement, ça suffit, tu vois, pour montrer que c'est sérieux. Ensuite, tu fais ton offre. C'est comme ça que ça se passe. Lui, il accepte ou pas. Tu lui donnes le prix, il peut le rediscuter. Il peut le monter, mais il le descendra pas. Donc fais attention quand tu donnes ton prix !

Benoît buvait ces paroles en hochant frénétiquement la tête.

-Alors… voici le numéro…

Bernard dicta de mémoire le numéro de Frédéric à Benoît. Il avait posé sa pipe et caressait une bague qu'il avait au doigt, brillante dans l'obscurité. Benoît l'examina un moment, fasciné. Pourquoi ne l'avait-il pas vue avant ?

-Merci, dit-il finalement.

Bernard acquiesça :

-Ouais. C'est le fils de Kenny. Shiney hunter, aussi. J'ai fait quelques shasses avec lui. C'est un bon garçon, il tient bien de son père. Bon, c'est lui que t'appelles, après je sais pas qui va se charger de ta commande. Il sont quatre ou cinq à bosser avec Kenny. Mais ils sont tous très bons. Tu auras ton Kaorine avant le début de la Ligue. Si t'as de quoi l'acheter ! Normalement, ils signent des contrats. C'est un truc, chez les Kenny. T'iras voir sa secrétaire et tu signeras de la paperasse, c'est un truc des Kenny. Les shiney hunters prennent des commandes orales, mais lui fait un peu entreprise, tu vois. Ca met le client en confiance, j'imagine…
-Mais… il n'a pas peur de se faire arrêter ? Si quelqu'un tombe sur ces documents…

Benoît, en disant cela, regarda encore autour de lui pour avoir la certitude de ne pas être observé. Bernard fit non de la tête.

-Il est puissant, Kenny. Il peut se le permettre. Je crois qu'il a des liens. Et puis, il fait ça proprement. Il garde tous les documents, alors il les détruit s'il a des problèmes. J'imagine.

Profitant de la prolixité dont Bernard faisait preuve dans son discours, Benoît ne put résister à la tentation d'en savoir plus sur ce fameux Kenny :

-C'est l'un des meilleurs, c'est ça ?
-Ouais. Sur Kanto, c'est l'un des meilleurs. Surtout qu'il a engagé les meilleurs pour renflouer sa ferme. Un sacré bizness, sa ferme. Il s'est associé avec Béhémot, tu vois qui c'est ? (Benoît opina du chef.) Incroyable. Il a une sorte de système avec sa ferme… J'y ai jamais mis les pieds, mais je sais qu'il rentabilise de partout. Il envoie l'excédent à Béhémot, les non-shineys et les commandes annulées, les shiney non-commandés, enfin, je sais pas trop ce qu'il fait, mais tout le monde est content. Il fait des contrats avantageux, il verse un montant plus haut à ses shasseurs que ce que lui paie le client, et il donne ses invendus pour pas grand-chose. Je sais pas comment il fait, enfin je t'ai dit ce que je pensais, il y a un truc avec sa ferme. Il a bâti son empire là-dessus. Ouais. Et plus ça va, plus ça marche.

Benoît croyait déceler une pointe d'amertume dans ce discours.

-Et… il a beaucoup de clients ?

Bernard fit quelque chose d'inattendu. Plutôt que de reprendre sa pipe, il souleva sa coupe et éclusa le vin, en le jetant dans sa gorge.

-Ouais. 'Y en à qui ça plaît pas. A Safrania et à Céladopole, 'y en a qu'il a limite mis sur la paille. Il a fini par monopoliser toute l'attention. A côté, 'faut se faire remarquer, quoi. 'Faut casser les prix, ou proposer des espèces recherchées. Mais, bon. On a toujours eu du mal. Moi, ça me gêne pas trop. J'arrive encore à vivre.

Bernard reprit sa pipe, et ne pipa plus mot. Benoît repartit au bout de quelques minutes, le laissant à son silence méditatif. Lorsqu'il reparut à la lumière et qu'il traversa le bar, le patron lui fit un signe de tête avec un regard interrogatif. Benoît secoua la tête pour signifier qu'il n'y avait pas eu de contrat.


Quelques jours plus tard, Benoît se trouvait dans le bureau de Marcus Kenny, à l'entrée de la ferme. Il contemplait le shiney hunter bien en chair qui lisait ou feignait de lire très attentivement le contrat qu'il avait sous les yeux en accompagnant le rythme de l'horloge qui ponctuait le silence par des toux étouffées. Le soleil d'août envahissait le bureau et faisait briller, au doigt de Marcus, la grosse bague qui parcourait les lignes de contrats.

Benoît avait cru rencontrer une légende la première fois qu'il avait vu Marcus. Depuis, il était persuadé que le physique apparemment banal du shiney hunter ne pouvait que contribuer à son aura. Son allure ne payait pas de mine, mais c'était justement ce qui le faisait passer inaperçu aussi bien dans les dangereuses savanes où il traquait la bête chromatique, que dans les rues où il n'était que civil. Dans un domaine métaphysique, le fameux Marcus Kenny se dévoilait dans toute sa splendeur. Son enveloppe charnelle n'était qu'un déguisement commode pour son extraordinaire personnalité.

Le visage de Marcus s'anima enfin ; il rangea les feuilles, redressa sa lourde tête pour examiner Benoît.

-Vous avez votre Kaorine ? demanda-t-il.
-Oui, monsieur, répondit Benoît.
-Bien. Parfait. Vous avez réglé 30 000 à ma secrétaire…
-Tout à fait !

Marcus hocha la tête avec satisfaction.

-Et vous vous engagez à me verser 30 000 dans le courant des deux prochains mois.
-Oui.

Enfin, le volumineux shiney hunter se leva, serra la main de son jeune client et l'amena jusqu'à l'escalier.

-Très heureux d'avoir fait affaire avec vous, jeune homme, dit-il simplement. J'attends votre deuxième règlement… et n'hésitez pas à refaire marché avec nous ! Nous serons toujours heureux de collaborer.

Benoît acquiesça, sentant la pokéball contenant le Kaorine aux yeux bleus bringuebaler dans sa poche.

Il redescendit et croisa un grand homme sec, qui se leva quand il se dirigea vers la sortie. Il fit un signe de tête à la secrétaire et quitta le bâtiment.

Le grand homme gravit les escaliers à son tour et arriva en face de Marcus qui était debout au milieu du bureau.

-Marcus, dit-il gravement en tendant la main que l'autre secoua affablement.

Marcus retourna s'assoir et fit disparaître toutes les feuilles de son bureau. En face, le grand homme sec, un chauve qui faisait perpétuellement la moue et maintenait les yeux plissés, attendit que Kenny fût assis pour l'imiter.

-Comment allez-vous, Monsieur Fideaux ? demanda Marcus. Comment se portent les affaires ? Et la santé, ça se maintient ?

Monsieur Fideaux inclina légèrement la tête.

-Bien ; merci. Je suis venu m'entretenir au sujet de ce que vous savez…

Il avait baissé la voix. Marcus hocha sentencieusement sa grosse tête.

-Oui, je suis tout ouï.
-Mes mandataires s'interrogent sur une façon de prolonger et de donner une plus grande importance à notre partenariat.
-Ce serait avec plaisir. Je suis moi-même très satisfait de notre collaboration.
-C'est parfait, dit monsieur Fideaux. Seulement j'ai cru comprendre que vous pouviez vous-même rencontrer quelques contraintes…

Marcus fronça les sourcils, mais c'était une manifestation très discrète du désarroi qui s'était emparé de lui et qu'il décidé de cacher à tout prix. Il s'éclaircit la gorge et déclara :

-Contraintes ?
-Je crois que d'autres personnes de votre profession, qui ont elles-mêmes sollicité des rendez-vous avec M. Giovanni ou qui ont contacté des gens de notre administration, n'ont pas fait grand mystère des… réserves de votre propre organisation.

Marcus observa un moment de silence qu'il se résout à ne pas faire durer : il devait absolument se montrer inébranlable, bien qu'il commençât à se rendre compte de la gravité de ce qu'impliquaient les allégations de monsieur Fideaux.

-Je ne suis pas au courant de cela, dit-il d'une voix parfaitement posée.

Il se félicita d'une telle maîtrise de lui-même, mais le chauve n'était pas dupe.

-Vous voulez dire que si nous passions chez vous une commande de gros, mettons pour un délai d'un mois, et que vous deviez pour cela mobiliser un grand nombre de personnes, affiliées à votre corporation, cela ne vous poserait aucun problème ?

Marcus gardait les yeux rivés sur la bague qui étincelait à son doigt.

-Absolument aucun, dit-il d'un ton détaché qui étonna monsieur Fideaux. Et si problème il y avait, il se règlerait au sein même de la Confrérie. Non seulement j'ai droit de regard sur mes clients, mais mes clients n'ont pas à se mêler des affaires internes de ma propre organisation.

Ce fut au tour de monsieur Fideaux d'être assez désarçonné. Marcus avait retourné la situation à son avantage en réprimandant le représentant.

-Je serais toujours ravi d'approfondir notre collaboration, reprit le shiney hunter d'un ton plus doux.

Un large sourire s'afficha sur la face paisible du vieux chauve.

-Parfait, monsieur Kenny.

En face, il souriait, triturant un crayon comme pressé de signer un contrat. Pour l'exaucer et récompenser cette réponse positive, monsieur Fideaux sortit de nulle part quelques papiers qu'il tendit sans mot dire au chef Kenny. Il consulta les quatre feuilles en haussant les sourcils, augmentant le rictus du chauve.

-Bien, dit-il dans un murmure.

Monsieur Fideaux se leva. Marcus signa un papier qu'il donna au représentant et se leva à son tour pour l'accompagner jusqu'à la sortie. Parce qu'il venait de conclure un accord particulièrement lucratif, il resta à marcher à côté du grand chauve jusqu'au parking de la ferme, où il put se pencher sur le siège conducteur de la Mercedes aux vitres teintées et dire :

-Mes salutations à monsieur Giovanni.

Fendu d'un sourire toujours plus grand, monsieur Fideaux inclina la tête et démarra.

Alors qu'il regardait la belle voiture s'éloigner, quelque chose d'autre attira l'attention de Marcus. Une décapotable roulait à toute allure vers le parking de la ferme et ce n'était pas celle de Frédéric, rouge, mais une bleue dont le propriétaire ne pouvait être qu'une personne dans l'esprit de Marcus.

Les évènements lui donnèrent raison. La décapotable s'arrêta en un petit dérapage qui projeta une terre meule jusqu'aux chaussures de Kenny. Du siège passager avant, une silhouette longiligne fit un bond cinématographique et s'avança d'une démarche prompte et assurée vers l'entrée de la ferme.

Un homme blond foncé, habillé avec soin, extrêmement grand et maigre, enleva ses lunettes de soleil pour les glisser à l'intérieur de son veston en velours bleu marine. Il tendit une main squelettique à Marcus et de l'autre, dont l'annuaire portait sa marque d'appartenance à la Confrérie, ôta une fine cigarette de sa bouche.

-Marcus ! s'exclama le nouveau venu.

Kenny serra sa main. Il s'agissait d'Ignace Bergson, l'un des shiney hunters les plus atypiques de la profession. Il était sûrement celui dont les activités parallèles à son occupation première étaient les plus rentables : connu sous plusieurs noms dans plusieurs villes et régions, son réseau aurait échappé aux plus sérieuses évaluations, qui auraient achoppé sur les soutien sans faille que lui portaient les plus puissants de ce monde. Ignace Bergson pouvait se targuer entre autres de compter Peter du Conseil des quatre parmi ses clients et amis proches ; quant à Marcus Kenny, il pouvait se targuer de compter Ignace parmi ses collaborateurs. L'amitié entre les deux hommes dataient des débuts d'Ignace dans la profession, il y avait maintenant sept ans de cela.

-Nouvelle voiture ? s'enquit Marcus en lorgnant la décapotable.
-Yep, signifia l'intéressé.

Il s'allégea de sa cigarette et employa ses espadrilles à l'écraser.

-J'ai cru voir une voiture que je connaissais en venant chez toi, commença-t-il en décochant son sourire le plus rayonnant à Marcus. Le brave Fideaux est venu ? Il t'a présenté sa nouvelle offre ?

Marcus hocha frénétiquement la tête.

-Elle est alléchante, convint-il.
-C'est le mot ! s'exclama Ignace. Je suis venu en parler.
-Tu veux peut-être que nous en parlions à l'intérieur ? demanda Marcus.
-Non, déclina Ignace en laissant baller son bras d'une façon très esthétique. Quelques minutes suffiront. Je me demandais juste comment tu allais t'y prendre…

Marcus fronça les sourcils.

-Je me préparais déjà depuis quelques semaines, avoua-t-il, je crois que je vais faire appel à plus de personnes que d'habitude.
-Bien, bien, dit Ignace en agitant la tête, et il sortit un petit calepin. J'imagine que Black et Button seront de la chasse ?
-Je pensais également au docteur Fido… Je peux compter sur vous et votre ami ?

Ignace grattait furieusement le papier.

-Oui, dit-il, bien sûr.

Marcus jeta un œil derrière Ignace : son petit ami Henri, également shiney hunter mais qu'il connaissait très mal, était resté au volant. Il lui fit un timide signe de la main, et se vit adresser une réponse cordiale.

-Ca ne suffit pas, dit-il. Tu as d'autres personnes en vue ? Je pourrais t'en proposer, mais comme c'est à toi que Fideaux a remis le contrat, je te laisse choisir…
-Frédéric fera une partie du boulot, dit Marcus, mais je n'ai pas envie de lui parler du contrat…

Ignace eut un petit sourire.

-Je pense que mon deuxième fils, Flynn, pourrait nous aider… Il va être temps qu'il intègre la Confrérie.
-Flynn ? répéta Ignace en plissant les yeux. Vous allez confier ça à un débutant ?
-Non, bien sûr, il aidera son oncle, dit Marcus.

Ignace tambourinait sur son calepin avec son crayon.

-Quel est le délai ? s'enquit-il.
-Un mois et demi, quitte ou double, répondit Kenny.
-C'est plus que ce que j'y comptais, admit Ignace. Cela nous fait six exécutants, je dormirais mieux en sachant qu'on est huit sur le coup. Bien sûr, je veux pas te forcer la main !

Il joignit le geste à la parole en donnant une petite tape à l'épaule de Marcus qui était perdu dans ses pensées.

-Ajoutons… moi, dit-il, et je vous laisse choisir quelqu'un d'autre, si vous voulez, dit-il pour finir.
-Ca alors ! s'écria Ignace. Kenny de retour ! Vous allez vous remettre à la shasse, mon vieux !

Il s'esclaffa et se retourna vers sa voiture où Henri lisait un livre.

-Hé ! cria-t-il. Marcus Kenny retourne sur en shasse ! Se retournant vers son confrère : Pour une telle somme, rien d'étonnant. Vous prévenez tout ce beau monde ? (Marcus acquiesça.) Parfait. Je vous blanchis deux petits millions que vous me rendrez une fois le pactole touché. Allez, salut, Kenny !

Il serra vigoureusement la main de Marcus qui s'efforçait de ne pas montrer qu'il était soucieux. Bien qu'il eût toutes les peines du monde à le faire, Ignace ne devait pas s'en rendre compte car il saisit l'épaule du massif propriétaire de la ferme aux shineys et conclut d'un ton confidentiel :

-On est sûrement sur l'un des plus gros coups de notre carrière.

Marcus hocha silencieusement la tête. Alors que la décapotable disparaissait à l'horizon, il ne pouvait pas se détacher de l'impression d'avoir ouvert la boîte de Pandore.