Métamorphose de Folly

La neige tombait doucement dehors. Pourtant, Ichiro, un garçon blond d'environ quatorze ans, était resté à l'intérieur. Il avait une montagne de devoirs et il devait à tout prix les faire pour le lendemain. La porte de sa chambre s'ouvrit, laissant entrer Akira, son meilleur ami. Il avait les meilleures notes de l'orphelinat, était toujours sérieux en apparence, mais dès qu'il était avec ses amis, il se mettait à rire à chaque blague, drôle ou pas. Il s'assit sur le lit d'Ichiro et prit le cahier de maths de son ami.

- Tiens, tu as fait une faute, ici, lui dit Akira en la corrigeant avec le stylo bleu qu'il avait sorti de sa poche.

- Bah, tant que je le fais, le prof ne pourra rien me dire… De toute manière, quand il vérifie, il ne regarde jamais ce qu'on a écrit, alors je n'ai pas à m'en faire !

- Ha ha ! Pas faux ! lui répondit l'adolescent aux cheveux noirs.

Soudain, un bruit sourd retentit dans le couloir. Les deux amis sortirent et trouvèrent une fille toute maigre avec des cheveux noirs très longs qui lui tombaient jusqu'au bas du dos, allongée par terre, un livre sur la tête.

- Euh, Yume, tu vas bien ?

- Hein ? Oh, bonjour les garçons…

- Tu as encore raté la marche ? demanda Akira en l'aidant à se relever.

- Je lisais un livre très intéressant, j'ai monté l'escalier, et… Oui, je crois que j'ai encore oublié la marche, dit-elle en désignant une grosse planche de bois.

Ses yeux mi-clos auraient pu faire croire à n'importe qui qu'elle manquait de sommeil, mais elle était toujours comme ça. Personne ne l'avait jamais vue avec les yeux grands ouverts. Elle rouvrit son livre et continua dans sa direction en titubant.

- Yume, fais attention à la… commença Ichiro.

- Hein ? dit Yume en se retournant avant de se prendre la porte dans le nez.

- … porte…

Le battant avait été ouvert par une petite fille avec un uniforme de marinière et les cheveux roses, ce qui n'était pas très courant. Elle se précipita sur Yume et la serra dans ses bras menus.

- Ah… Danaïd, tu m'étouffes !

- Laisse-la respirer, Danaïd…

- C'est quoi ce boucan ???

Une autre porte venait de s'ouvrir avec fracas. Une adolescente avec des cheveux courts dont les pointes étaient noires mais s'éclaircissaient en remontant jusqu'à devenir châtains clairs se tenait devant. Ses sourcils étaient froncés et ses yeux foncés lançaient des éclairs.

- Oh, bonjour, Tsubasa ! lança Akira avec un petit sourire.

- Toi, l'intello, c'est bon ! Baissez d'un ton, je ne m'entends plus penser !

Sur ces mots, la prénommée Tsubasa claqua la porte sans remarquer le fou rire silencieux de Danaïd, Yume, Akira et Ichiro. Ils étaient tous les quatre pliés en deux, la main sur la bouche pour que Tsubasa ne les entende pas, sinon ils auraient passé un sale quart d'heure. Elle semblait toujours en colère, surtout quand elle croisait Eichi, le dragueur de service. D'ailleurs, il était en train de monter les marches, les mains dans les poches de son pantalon volontairement baissé « à la mode frimeur », comme disait Tsubasa. Il avait des cheveux noirs très courts en bataille et des yeux dorés qui lançaient souvent des clins d'œil censés faire craquer les filles mais qui les éloignaient plus que l'inverse.

- Alors, la râleuse est passée par là ? demanda-t-il avec nonchalance, comme d'habitude.

- Euh… commença Yume.

La porte de la chambre de Tsubasa s'ouvrit d'un coup, et l'adolescente lui jeta un cahier à la figure qui percuta le nez d'Eichi. Ce dernier tomba à la renverse, un peu sonné. Puis la porte claqua une nouvelle fois et failli sortir de ses gonds. Ichiro ramena tout le monde en lieu sûr, c'est-à-dire dans la chambre de Yume et Danaïd. La pièce était parfaitement rangée, et on pouvait immédiatement dire quel lit appartenait à quelle personne. Le premier avait plusieurs peluches de Pokémon en guise d'oreiller, il appartenait donc à Danaïd. Sous l'oreiller du second, on pouvait distinguer un livre plutôt gros, et plusieurs autres étaient entreposés sous le lit. Yume s'assit immédiatement dessus et rangea son livre dessous.

- Alors, ça va, Eichi ? demanda Ichiro en remarquant le mince filet de sang qui coulait du nez du dragueur.

- Ouais, ça aurait pu être pire, répondit ce dernier en prenant le mouchoir que lui tendait Akira.

- T'as toujours le chic pour faire des gaffes avec les filles… dit Akira en soupirant.

- L'idéal, ça serait des cours de drague !

- Tout le monde au lit ! hurla une voix tonitruante dans le couloir.

- Oh oh… C'est la vieille… murmura Akira.

- On devrait y aller, dit Ichiro.

Soudain, la porte s'ouvrit sur une femme plutôt rondouillarde, pas très grande, avec des lunettes à double foyer : l'idée parfaite d'une vieille sorcière. Elle attrapa le bras d'Ichiro et celui d'Eichi puis les traina dehors.

- Je peux savoir ce que vous faites dans la chambre des filles ???

- On était juste allés voir si elles allaient bien, dit Eichi. Aïe-euh !!!

La vieille venait de lui tirer l'oreille.

- Mais ma… Madame, on ne… On ne faisait rien de mal ! balbutia Ichiro.

- Toi, le blondinet, tu fermes ton clapet !!! Vous embêtez les bons élèves avec vos bêtises !!!

- Mais c'est vrai, madame, commença Akira.

- Vous devriez être content, même Akira prend votre défense !!! s'exclama la vieille et les trainant jusqu'à leur chambre.

- … Je devrais peut-être y aller, moi aussi, déclara Akira. Bon, bonne nuit, les… Oh, non, bonne nuit, Danaïd, rectifia l'adolescent et voyant que Yume était déjà allongée en travers du lit, dormant à poings fermés.


Le lendemain, Ichiro retrouva Tsubasa et Akira dans la classe. Le premier cours de la journée, les mathématiques, se déroula assez calmement, tellement calmement d'ailleurs qu'Ichiro manqua de s'endormir plusieurs fois.
Le collège comprenait les élèves de l'orphelinat ainsi que ceux de la ville voisine, mais la plupart des pensionnaires n'avait pas de parents. Ceux d'Ichiro étaient morts dans un accident de voiture lorsqu'il était petit. Ceux d'Akira l'avaient abandonné alors qu'il n'était qu'un bébé, exactement comme ceux de Yume, à quelques jours d'écart. Ceux de Danaïd étaient morts dans un incendie deux ans auparavant et elle avait pris Yume comme sa grande sœur depuis. Pour Eichi… Il était en famille d'accueil car son père était en prison et sa mère toxicomane, mais comme il avait la mauvaise habitude d'être désagréable avec tous les adultes… Et enfin, Tsubasa. Ses parents avaient été tués sous ses yeux, elle avait identifié le meurtrier mais on ne l'avait pas encore arrêté. C'était arrivé quatre ans auparavant.
Après une série de maths-histoire-anglais, Tsubasa, Ichiro et Akira se rendirent à la « cantoche », comme ils disaient. Les plats servis étaient des légumes en boîte sans la boîte, de la viande surgelée à peine décongelée, des choses informes, certaines recouvertes d'une pellicule blanche appelée moisissure et des feuilles vertes qui semblaient servir de repas à quelques limaces. A côté de ça, il y avait quelques yaourts et fromages, plus du pain. Etrangement, personne ne redemandait à manger…
Ichiro remarqua Danaïd du premier coup, ce qui était normal vu les grands gestes qu'elle faisait. Yume y était déjà assise et lisait un roman plutôt volumineux. Eichi, juste à côté d'elle, essayait de draguer la fille de derrière. Il y avait également Kinji, un adolescent de leur âge aux cheveux châtains recouverts d'un bonnet, qui n'arrêtait pas de lancer des coups d'œil à Mizuhiro, une jolie brunette qui avait été la cible d'Eichi de nombreuses fois, tentatives qui furent soldées par des échecs cuisants, causés par la force de persuasion de Kinji, mais aussi de sa force tout court. A la table devant, il y avait Mei, une rousse qu'Ichiro ne pouvait s'empêcher de remarquer. A vrai dire, seuls Tsubasa, Akira, Yume et Danaïd n'avaient pas « flashé » sur quelqu'un. Dans les têtes connues, il y avait également Akane, une fille aux longs cheveux noirs, elle aussi pensionnaire. A vrai dire, il n'y avait pas vraiment de mélange, et Ichiro ne connaissait que certains pensionnaires. En face d'elle, Keisuke, un adolescent assez renfermé et timide, avec des cheveux bruns ébouriffés. Plus loin, une fille blonde mangeait dans son coin. Elle s'appelait Satori et était plutôt solitaire. La plupart des pensionnaires racontait qu'elle était muette, mais Ichiro l'avait déjà entendu chanter.
Soudain, la porte du réfectoire s'ouvrit à la volée et laissa entrer la vieille femme rondouillette qui avait trainé Ichiro et Eichi. Brusquement, tout le monde arrêta de manger et de parler : la vieille mégère faisait peur.

- Un peu de silence ! Les pensionnaires de l'établissement doivent aller se préparer, le directeur a préparé une sortie surprise !

Le tumulte commença à gagner les élèves, mais Akira et Tsubasa semblaient sceptiques. Danaïd, elle, sautait dans tous les sens, et Yume n'avait certainement pas entendu car elle était toujours plongée dans son livre.

- Hey, tu as entendu, Akira ? C'est super !

- Hum… Moi, ça me parait bizarre…

- Aller, pour une fois qu'on a quelque chose comme ça, on devrait en profiter, s'exclama Eichi.

- Bon, d'accord… On devrait aller chercher nos manteaux, à mon avis, déclara Akira.

Sur ce, tous les pensionnaires, c'est-à-dire presque tous les élèves, sortirent de table et montèrent dans leur chambre. Après avoir pris leur manteau, ils sortirent dans le préau et on les invita à entrer dans une salle de cours vide. Akira et les autres y entrèrent, mais la vieille entraina Ichiro dans une autre salle.

- Mais… Mais madame… Tous mes amis sont dedans, pour… Pourquoi je ne peux pas y aller ?

- Parce que c'est plein ! dit-elle et le poussant vers une autre salle.

Ichiro rentra sans broncher et se retrouva nez-à-nez avec Mei. Il sentit ses joues devenir aussi rouges que des tomates bien mûres, et se rendit compte qu'il arrivait la même chose à la rousse. Ils restèrent un petit bout de temps ainsi, sans pouvoir dire un mot, jusqu'à ce que la porte ne se ferme violemment en qu'on bruit de verrou que l'on referme ne se fasse entendre. Les autres élèves n'avaient pas entendus, mais comme Ichiro et Mei étaient juste à côté, ils avaient parfaitement entendu.

- Qu'est-ce que… Qu'est-ce qui se passe ? demanda la jeune fille d'une voix tremblante.

- Je n'en sais rien, dit Ichiro qui rougit un peu plus lorsque Mei s'agrippa à son bras.

- Hey, ça sent bizarre, vous ne trouvez pas ? demanda un élève.

En effet, une odeur étrange envahissait la pièce. Certains élèves se mirent à tousser, puis finirent par tomber. Ichiro commençait à paniquer : comment lutter contre quelque chose qu'il ne pouvait pas voir ? Mei le serra un peu plus, et il sentit qu'elle avait peur, elle aussi. Akira avait raison, une fois de plus… Soudain, il eut une idée.

- Arrête de respirer, ça devrait se passer, dit-il.

Mais c'était trop tard. A peine avait-il dit ces mots qu'il sentit quelque chose gêner sa respiration. Il se mit à tousser pour dégager sa gorge, mais ça ne faisait qu'empirer.

- J'ai peur, murmura Mei entre deux quintes de toux.

- Je te le promets… Je te protègerais, dit Ichiro avant que la jeune fille ne s'écroule inconsciente. Ichiro se laissa tomber et serra Mei contre lui, mais le sommeil fut plus fort et il perdit conscience à son tour.