Smirnoff, 2ème recueil de Domino

« La solitude rend sensible, non étranger à autrui. »
(Mika Waltari)
-Travis Phileas !
Le gamin se leva et rejoignit la grande salle. Un grand type en manteau de cuir l'attendait.
-Voici ton formateur, Etienne Smirnoff.
Etienne tendit la main. Travis regarda la main, puis regarda l'enseignant, intrigué.
-T'es russe ?!
-N… Non…
-Travis, soupira le directeur, tu es prié de vouvoyer ton professeur ! Tu n'imagines pas la chance que tu as de bénéficier d'une cinquième chance !
-Ouais mon cul... Z'êtes surtout heureux de pouvoir vous débarrasser de moi une fois de plus… En espérant que cette fois ça marche pour vous…
Etienne s'étonna « Cinq ?! »
-Bien. Vous allez tous les deux devoir remplir les formulaires d'admission…
-Rhô fait chier…
Etienne regarda le directeur, l'air faussement offusqué.
-Bienvenue au foyer des jeunes de Bourg Geon… geignit l'homme.
-Oh rassurez-vous, je ne m'attendais pas à ce qu'il y ait une partouze romaine à l'accueil ! soupira Smirnoff.
Travis s'étonna et se tourna vers Etienne, la mine intriguée. Le directeur paraissait abasourdi.
-Les… papiers…
Le professeur et l'élève s'assirent à un bureau ou ils prirent les liasses de papier qu'on leur imposait.
-Comment tu l'as mouché… chuchota Travis, admiratif.
-Je ne suis pas russe, ma famille a des racines néerlandaises ! assura Smirnoff.
-Oh. T'as une famille. Déjà un point sur lequel on est différents…
Travis marqua « 75 » à l'âge de Smirnoff.
-…en plus de ta future admission en gériatrie !
Etienne cocha la case « Mme » sur la feuille d'admission de Travis.
-Et toi t'es une gonzesse !
Travis regarda Etienne, dégoûté. Les deux se retournèrent.
-On aurait… besoin d'une autre feuille !

-Bien, il est temps de prendre ton sac, Travis…
-Ca va, ça va…
Etienne regarda le directeur.
-Vous avez l'air soulagé…
-En fait vous avez franchi l'étape des inscriptions sans encombre, d'habitude il jette les profs avant ou pendant… Ce gosse est une vraie cause perdue…
-Oh c'est très gentil ça. On sent l'éducateur qui parle, la fougue d'aider son prochain…
-Détrompez-vous, Mr Smirnoff, j'adore mon métier. Mais avec lui…
Travis sortit avec son sac.
-Bon, on se casse ? J'en ai ras le cul de ce trou !!
-Travis pourrais-tu être un peu plus poli en présence de ton professeur ?!
-Il a l'air de s'en foutre !
-Oui c'est vrai, je m'en fous.
Travis regarda Smirnoff, intrigué.
-Vous avez déguisé une prostituée ?! C'est pourtant pas mon anniv' !
-Tu me marches sur le pied… marmonna Smirnoff.
-Je sais, c'est fait exprès pour te foutre en rogne. Bon, m'sieur le directeur, on peut se casser ?
Le directeur regarda Etienne qui acquiesça.
-On peut, dites ? Sioupléééé !!! demanda Smirnoff.
-Euh… Allez-y…
-Cool ! répondirent Smirnoff et Travis en chœur.

Etienne et Travis sortirent du foyer. L'adolescent poussa un gros soupir de soulagement.
-Putain enfin sorti de ce merdier !!
-Il faut avouer que ce n'est pas un trois étoiles… marmonna Smirnoff.
-Bon, bah merci pour l'évasion !
Etienne observa, médusé, le gamin partir dans une autre direction.
-Euh…
-C'est sympa quand même de m'avoir permis de m'échapper de cet endroit ! Non franchement, j'apprécie le service…
Travis aperçut soudain un Capidextre face à lui. Il se retourna vers Smirnoff qui lui somma de revenir.
-T'es avec moi, je suis ton prof.
-Nan. T'es mon formateur. J'ai pas d'ordre à recevoir de toi, t'es juste un gars payé par le gouvernement pour m'aider à me casser de cet enfer !
-Tu dois me suivre !
-C'est noté où ?
-... Euh…
-Bah voilà ! Tchao !
Erwan repoussa Travis qui retomba en arrière.
-Eh !!!
Le Capidextre fit signe à l'adolescent de s'en retourner vers Etienne.
-C'est le tien ?!
-Ouaip !
-Il est toujours aussi chiant ?!
-Seulement le lundi. Le mardi il griffe et il mord.
-Hmph… Ok, très bien j'accepte de faire le gentil garçon !
-Quelque chose me dit que tu te fous de ma gueule…
-Nan…
Travis tendit l'élastique de son lance-pierre vers Etienne qui se couvrit. Mais Travis ne l'avait pas chargé, et il en profita pour filer.
-Argh ! Le petit salopiaud ! REVIENS ICI !

-D'après l'état civil de l'hôpital, il s'appellerait Travis Phileas.
La gardienne signa un registre d'Etat Civil. L'infirmière tenait le bébé.
-Pauvre enfant. Comment des parents qui semblent en aussi bonne santé peuvent abandonner un bébé comme ça ?!
-Vaut mieux ne pas se poser ce genre de questions sinon on n'en finit pas.
L'infirmière en chef soupira.
-Bien… Portez-le à un orphelinat de l'assistance publique… Pauvre bébé.

Dès l'âge de trois ans, Travis commença à voir de plus en plus de couples défiler dans sa « maison ».
Pour lui, ce qu'il vivait était normal, classique. Il était en permanence entouré d'enfants. Beaucoup de plus grands que lui qui le tapaient ou lui renversaient son lait. Donc il pleurait. Souvent.
Il avait découvert le pouvoir secret des cris : Quand on crie, les gens vous trouvent insupportables. Tout le monde aime quelque chose. Il y en a même, enfants comme adultes, qui aiment leur caca. Mais personne n'aime les cris, les braillements.
Par ailleurs, las des coups et des cris des autres, il avait appris à crier pour se former une bulle. Contre un mur, assis avec un jouet, il repoussait d'un cri tout ce qui approchait. Travis avait développé une sacrée vocalise, vibrante, tonitruante. Irritante.
On aurait pu croire que Travis ne supportait pas les coups comme réquisitoire contre la douleur physique. Il n'en était rien.
-Oh qu'il est mignon, ce bébé !
Très jeune, déjà, Travis détestait être trimballé, tripoté.
Cela en résulta d'une réponse criante au moindre toucher trop affectueux. Il avait remarqué que les parents ne voulaient pas des enfants qui criaient ou qui pleuraient – Les abrutis qui se contentaient de la fermer pendant dix minutes étaient adoptés de suite pour mieux hurler une fois dans la voiture. Les petits malins…
L'orphelinat, Travis le détestait.
Il y resta pourtant encore deux ans avant d'être placé, à cinq ans, dans une famille d'accueil.

-TRAVIS !!!
L'adolescent remarqua Etienne à ses trousses avec Riolu et Capidextre. Le gamin courut vers une grande bâtisse.
-TRAVIS ARRETE TOI OU SINON…
-Sinon quoi ?
-… Météores !!
Capidextre regarda Etienne, intrigué.
-Vise à côté !
Le Capidextre s'activa à lancer des étoiles sur Travis, l'évitant de peu. Le gamin lâcha son Smogo.
-Fix, utilise ton attaque Brouillard !
La boule de gaz concentré cracha un épais brouillard. Smirnoff sourit.
-Onde Vide !
Riolu évacua le brouillard en tournoyant à travers la fumée. Travis s'étonna.
-Mince !!
-Eh ouais !
Travis sauta le mur de l'enceinte, aidé par son Smogo qu'il utilisa comme marche, et entra dans le bâtiment.
-Oh le… Erwan !
Le Capidextre arpenta le mur et aida son maître à grimper, aidé par Riolu.
-Je voulais me servir d'un de vous comme marchepied mais ce serait un peu vache de ma part.
Lorsqu'il fut de l'autre côté du mur, Etienne réalisa ou il était.
-C'est… Le laboratoire du professeur Orme !!
Etienne vit la porte entrouverte et s'y précipita.
-Travis ? Travis, c'est moi… Robert de Niro ! Ici, tout de suite, Taxi Driver en devenir !
Etienne arpenta les couloirs du labo.
« Si ça se trouve il est même pas là… »
Etienne entendit un bruit de meuble. Il se dirigea vers une pièce et repéra des chaussures dépassant de derrière une étagère.
-Travis… Je sais que… ce n'est probablement pas une situation agréable pour toi… Euh, dans ta situation, je serais aussi un peu emmerdé… D'ailleurs j'ai laissé bien des choses derrière moi pour… venir t'enseigner, alors…
-Eh !
Etienne se retourna. Travis était derrière lui.
-On s'casse, y'a rien ici !
-Travis… Pourquoi tu t'es barré ?! Je croyais que tu me trouvais sympa !
-Oui, tu croyais ! Mais… t'es juste un… type payé pour me tenir compagnie. Un peu comme une…
-…prostituée, oui, je sais… J'ai compris tes procédés métaphoriques… Et donc je parlais à des baskets…
-Euh… Excusez-moi, jeunes gens…
Travis et Etienne se tournèrent vers un grand type à lunettes.
-Excusez-moi, je ne… crois pas avoir de rendez-vous aujourd'hui…
-Oh mon Dieu… Douglas Orme ?!
-Qui ?! s'étonna Travis.
-On se… connait ?!
-Vous, non mais moi oui ! Je suis Etienne Smirnoff, je suis professeur !
-J'ai entendu parler de vous dans une gazette régionale… On ne vous a pas tiré dessus ?!
Travis haussa un sourcil. Etienne sembla gêné.
-Si… Si en effet…
-Je vois… Vous étiez dans cette prise d'otages…
-Oui bon, euh…
-Vous êtes professeur ? Et ce jeune homme…
-C'est Travis Phileas, mon nouvel élève.
-J'peux me présenter tout seul…
-Je vois… Et vous connaissez mes travaux ?!
-Oui ! Oui évidemment ! Vos théories sur la prédominance des types, votre merveilleux documentaire sur la reproduction… Je suis fana de votre travail !
Travis siffla « Pretty Woman ». Orme semblait gêné.
-Ecoutez… J'ignore ce que vous faites ici mais… J'avais justement besoin d'un avis extérieur au sujet d'un Pokémon…
-Ha-ha ! Vous tombez bien, je suis professeur de stratégie, spécialisé dans les cas pratiques.
-On s'en fout… marmonna Travis.
-Bien, suivez-moi !
Etienne et Travis suivirent le professeur Orme.
-Putain, si j'avais su, j'aurais chouré les vibros de la surveillante, j'aurais rigolé un peu !
Etienne donna une tape derrière la tête de Travis.
-Aïe ! Mais c'est vrai elle en a plein ! Et elle les cache super mal cette gourdasse !

-Voilà, Travis, ta nouvelle famille !
Le jeune garçon de cinq ans vit le couple. Un homme, grand, l'air un peu dépassé par tout ce qui bouge. La mère, le genre fragile qui se met facilement en colère.
A cinq ans, Travis ne pouvait pas comprendre ce genre de choses mais il pouvait les sentir. En outre il était incapable de voir l'antinomie que représentait l'expression « Ta nouvelle famille ». Il n'en avait jamais eu.
De mémoire d'infirmière gérant l'orphelinat, le premier mot de Travis fut : « Manger » et le second « Boire ».
Travis fut donc laissé à ces gens qui avaient signé des papiers. Il se retrouva avec un grand frère et une grande sœur et avec deux parents.
Il allait passer presque deux ans avec eux.

-Va-t'en !
Le grand-frère adoptif de Travis éprouva vite une répulsion terrible à l'égard de cet enfant, ce « frère » qu'il n'a pas voulu, dont il n'a pas compris l'intrusion dans sa famille. A neuf ans, Mike Gunderson déteste son « frère ».
-J'ai dit : Va-t'en !
Travis s'avança. Mike ne criait pas assez fort pour le repousser. Le gamin approcha des jouets de Mike. Comme il avait toujours eu l'habitude de tout partager, même les jouets, avec des dizaines d'enfants, ça lui paraissait naturel de jouer avec ceux des autres. Etonnamment le comportement de Travis pouvait alors paraître plus louable que celui d'un enfant normal. Ce que le fils légitime n'estimait que son bon droit, le fils adopté le considérait comme une hérésie contraire aux règles d'une éthique invisible.
Lorsque Travis atteignit une certaine zone, Mike n'utilisa pas ses cris pour éloigner l'enfant mais quelque chose que Travis connaissait sans pour avoir autant expérimenté par lui-même, seul à seul avec un antagoniste.
La violence.
Mike poussa Travis qui retomba sur les fesses. Machinalement, l'enfant se mit à pleurer. Mike leva les yeux au ciel. « C'est encore moi qui vais prendre »

-Mike, voyons, ce ne sont pas des manières ! Travis est ton petit frère !
-Nan !
-Mike, on t'a déjà expliqué que…
-C'est pas mon petit frère !
Les deux parents se prirent en aparté.
-Si on le dispute, il va encore plus le détester…
-Pourquoi il réagit comme ça ?! Je voulais tellement un troisième enfant…
Travis fut alors condamné à rester le plus souvent dans sa chambre. Mais l'enfant supporta mal cet état de fait.
Au contraire de son « frère », sa « sœur » adorait Travis.
Enfin en toute conception triviale du terme « adorer ».
-Esclave, ramène-moi mes livres !
Travis prit les livres de sa sœur et s'efforça de les porter. Mais ils étaient lourds. Alors Travis tomba et pleura encore. La fillette soupira et passa son bras sur des étagères pour faire tomber des bibelots par terre.
-Maman, Travis il fait rien qu'à déranger mes jouets !

A force de rester avec ces deux diablotins, Travis développa ce qu'on appelle un instinct de survie.
Là commença sa période « Casse-tout ».

-Voyez ce… Kaiminus n'est pas très dégourdi.
-Quel est son niveau ?
-Cinq.
-Il a l'air plutôt en forme. Il lui manque peut-être un complément alimentaire…
-Ils sont très bien nourris…
Le Pokémon regarda Etienne et le professeur Orme. Etienne prit le Pokémon entre ses mains. Travis se faisait chier comme un rat mort.
-Petit Kaiminus, dis-moi ce qui t'arrive…
Le Pokémon regarda Etienne puis lui mordit le bras.
-Réaction normale… sauf que…
Etienne lâcha le Pokémon qui tomba sans forcer sur sa mâchoire.
-C'est pas super folichon tout ça…
-Problème de santé ? demanda Orme.
-Oh non, il est juste… super nul !
Travis leva les yeux au ciel.
-Ouah… Vous avez quoi, un doctorat ?
-Un Master en dressage ! sourit Orme.
-Ouaaaah… trop classe ! Fallait être fortiche pour ne pas deviner que ce Kaiminus est pourave !
-Travis…
-Quoi ?
-Un peu de respect envers tes aînés ! grommela Etienne.
-Pardon de ne pas me mettre à genoux et d'ouvrir grand la bouche !
Etienne et Orme se retournèrent vers Travis.
-Pour prier, évidemment…
-Que me suggérez-vous, Etienne ?
-De… l'étouffer avec un coussin !
Orme s'étonna puis Etienne fut faussement surpris.
-Aaaaah vous parliez du Kaiminus ! Euh… si ça ne vous embête pas j'aimerais le prendre avec moi !
-Ah toi carrément… marmonna Travis.
-Vous êtes sur ?
-Aucun gamin n'en voudra. Et puis ça me permettra d'améliorer la formation de mon… élève.
-Chuis pas ton élève !
-Bon, de mon abruti d'élève alors.
-Chuis pas un… Laisse tomber !
-Mr Smirnoff, j'accepte… même si ça va me faire de la paperasse.
-Moins qu'avec un dresseur débutant.
-Oui…
-Ouaiiiis on s'casse ! jubila Travis.

Etienne tenait Kaiminus dans ses bras.
-Tu fais toujours ça ?
-Quoi ?
-Tu… manques de respect envers les gens.
-Quand c'est des glandus comme lui, ouais.
-Douglas Orme est loin d'être un glandu. Il a bouffé Chen lors d'une mémorable partie d'échecs lors du grand tournoi des quatre régions.
-C'est ce que je disais : Un glandu.
-Tu n'as d'estime pour personne ?!
Travis soupira.
-C'est la première fois que tu rencontrais ce type, hein ?
-Bien sur.
-Ok, pourtant tu lui as parlé comme si tu le connaissais depuis toujours. Tu l'as encensé pour son travail…
-Je suis admiratif !
-T'es surtout un sacré lèche-cul, ouais !
Etienne regarda Travis, étonné.
-Comment y m'parle lui ! Oh au fait !
Etienne regarda Kaiminus.
-Voyons… Tu es faible mais je vais te rendre fort et un jour tu me sauveras la vie. Donc je t'appelle Sherman ! Ca te va ?
Kaiminus hocha la tête.
-Je t'aurais bien appelé Kenny mais… Kenny déteste les Kaiminus. Attends-moi, Travis !
-Quoi encore ?
-Je suis ton formateur, je dois rester avec toi !
-Tu peux pas m'acheter un portable et on fait ça à distance ?!
-Je préfèrerais une laisse !
-Hmph…
-Pourquoi ton… Smogo, s'appelle Fix ?
-Pourquoi ton macaque à deux queues s'appelle Erwan et pas Paluche ?!
-Erwan est le nom de mon père.
-Ah… Fix c'est ma drogue préférée.
Etienne s'étonna puis hocha la tête.
-Tu mens !
-Tu vises le prix Nobel, toi, quelle perspicacité…
-Tu mens, c'est autre chose. Parce qu'aucune drogue ne s'appelle Fix. J'ai un pote qui les a presque toutes essayées.
-Bon, très bien, je te révèle mon terrible secret… « Le tour du monde en 80 jours ».
Etienne regarda Travis, étonné.

-Nous sommes désolés que ça se soit passé comme ça…
Les parents adoptifs de Travis le regardèrent et regardèrent la gérante de l'orphelinat.
-Il est intenable, il… casse tout, les punitions n'y font rien…
-Nous comprenons…
En fait la gérante n'arrivait jamais à comprendre ces couples qui prenaient les enfants pour des denrées échangeables sur un marché.
-Euh… Donc vous l'abandonnez ici ?
-Oui voilà…
-Euh, s'il vous plait… Pourriez-vous… Ne pas nous mentionner ? Sur un papier par écrit…
-Euh, oui c'est possible…
-En fait il pourrait nous en vouloir alors on ne voudrait pas… qu'il revienne un jour…
Travis, 7 ans, était abandonné une deuxième fois par une deuxième famille. Sa famille de naissance l'avait abandonné, sa famille d'adoption aussi…

Le nouvel orphelinat de Travis (Car ses crétins de parents adoptifs avaient eu la bonne idée de l'abandonner dans un autre orphelinat) avait une pratique originale : Chaque entrant devait choisir un objet et le garder tout le long de son séjour. Le type qui l'y aidait était un grand monsieur trop gentil que Travis se remémorerait sous le nom de « Mr Condyle », mais encore aujourd'hui il est incapable de se souvenir si c'était son vrai nom.
-Alors, Travis, tu as choisi ?
Travis regardait l'étalage d'objets. Livres, loupes, jouets…
Il désigna un livre à la belle couverture rouge et or.
-« Le tour du monde en 80 jours » ? C'est un livre très compliqué, Travis. Tu penses pouvoir le lire ?
Le gamin hocha la tête.

-…Fix est le nom du policier qui pourchasse Phileas Fogg à travers le monde parce qu'il l'accuse à tort d'avoir commis un braquage. Sur le coup c'est juste la couverture du livre qui m'a paru jolie, mais quand j'ai pu lire ce bouquin… En fait c'est surtout le fait que le prénom du héros soit mon nom de famille.
-…et que « Fog » en anglais signifie « Fumée ». Pas mal avec un Smogo.
-Mouais. Mais j'aime pas Fix dans le roman.
-Et tu n'aimes pas ton Smogo ?
-Pas au début… En fait… Tu sais comment ça se passe la remise des Pokémon aux enfants abandonnés ?
-Euh, non… Je sais pas.
Travis hocha la tête.
-On a droit aux Pokémon dont les enfants des académies ne veulent pas. Ils ont une espèce de procédure de refus, un recours possible si ils veulent changer de Pokémon. Eh bah nous on a les pauvres Pokémon abandonnés par leur dresseur pour X raison : trop faible, trop laid, trop bête, honteux, en trop, défavorisé par la nature, avec mauvaise réputation... On est déjà abandonnés nous-mêmes et on doit profiter des Pokémon exclus par les autres. Dur, dur d'être un rebut…
-… C'est… triste.
-Enfin, t'as eu des parents, tu sais pas ce que c'est.
-Non, mais… mon père est mort quand j'avais neuf ans, alors…
-J't'ai pas demandé de me raconter ta vie.
Etienne sembla sonné.
-Tu… Tu viens de…
-Je t'explique des trucs, j'te raconte pas ma vie ! Déjà parce que je suppose que tu t'en tapes…
-Non, pas du tout !
-Et surtout parce que la vie des gens c'est chiant. Ma vie à moi est très chiante. Alors je préfère pas imaginer celle des autres.
-Oui mais en sachant certaines choses, tu peux… mieux comprendre les gens !
-Alors je dois te raconter ma vie pour que tu me comprennes ?!
-Ce serait intéressant, oui !
-Ok… J'ai vécu toute ma vie dans un château de princesse avec ma pouffe dans un palais d'or et d'argent. Nous étions heureux jusqu'à ce qu'un sorcier dévale une colline en tricycle pour capturer ma pouffe et l'enfermer dans un donjon en attendant que je vienne lui péter la gueule et récupérer ma meuf pour repartir en mobylette vers une plage ensoleillée.
-… Y'avait quoi dans ton petit déjeuner ?!
-Des trucs à balancer sur les gens, pourquoi ?
-… Non, comme ça…
-Ah excuse-moi…
Travis sortit un briquet.
-Eh…
Puis une cigarette d'une autre poche. Il se l'alluma.
-Ah, normal… Comme ça, devant moi, t'as pas peur, je suis ton prof et tout, c'est beau la vie…
-Ouaip. Et si on arrive à Ville Griotte avant la nuit ou si on croise un troquet, faudra que tu me paies une mousse.
-Bien sur. Et une fille pour la nuit aussi ?
-Ce serait cool mais surement trop cher !
-Nan mais ça va pas bien !
-Ok, ok… J'me disais bien que t'étais pas cool comme mec.
-Non, je suis pas cool !
Travis tira une taffe. Etienne le regarda. Travis lui tendit la clope.
-T'en veux ? Je les roule moi-même !
-Non merci…
-Tu fumes pas ?
-Nan et le passage « Tu lèches le papier pour les assembler » me… froisse quelque peu.
-Et tu bois pas non plus ?!
-Non plus.
-Whaaaaa nan mais tu sors d'où, toi ?!
-De Mérouville !
-Ouais bah y'a pas que la ville qu'est Mérou… T'as jamais essayé ?!
Etienne soupira.
-J'vois pas à quoi ça sert !
-Ouais… Bah c'est parce que tu te poses ce genre de questions que t'en aurais bien besoin ! Oh, un poste-frontière !
Etienne s'étonna.
-T'es fasciné par les postes-frontière ?
-Ouais…
Travis ramassa une pierre, clope au bec, chargea son lance-pierre et tira dans une fenêtre.
-YEAH ! Cours, cours, cours !
-T'es complètement givré !!!
-Ouais je sais tout le monde me le dit !

A l'âge de 10 ans, Travis fut considéré comme trop vieux pour l'orphelinat. Il dût être placé en foyer.
-Nous savons à quel point cela doit être dur pour toi, Travis…
-Nan, j'ai l'habitude.
-Le foyer de Bourg Geon obéit à des règles très strictes. Tu comprends pourquoi.
-Non. Mais vous allez vous faire chier à me les expliquer et je vais faire style j'ai entendu.
La directrice de l'époque lui asséna une gifle.
-Ici, on ne parle pas comme ça aux gens ! Tu comprends, Travis ? Tu vas apprendre ça !
Travis hocha la tête. Il poussa la femme dans le bassin au centre du foyer. Lorsqu'elle se ressaisit, il lui lança.
-Et vous, vous me touchez pas, sinon la prochaine fois je vous pousse sur du béton !
Le lendemain, la directrice rendit sa démission. En effet, avant que Travis ne la pousse, elle avait passé une semaine éprouvante à cause de trois drogués qu'elle avait du faire expulser. Alors se faire pousser dans un bassin par un môme…

Dans un centre Pokémon sur la route 29, Etienne passa un appel téléphonique.
« Centre de formation et d'éducation de Johto, bonjour ? »
-Euh, oui, pourrais-je parler à la responsable de mon dossier ?
« Matricule d'enseignant ? »
-ES-1998-B1456
On passa à Etienne son responsable.
« Monsieur Smirnoff ? »
-Bonjour, Mr Harrison… Euh, je sais que vous avez fait beaucoup pour moi, mais… Je crois que ça ne va pas être possible.
« Un problème ? »
-Euh… si on veut… Ecoutez, ce gamin est trop difficile pour moi… Je… Je ne peux pas.
Le chargé de dossier, sur l'écran du visiophone, sembla étonné et fouilla sa paperasse.
« Vous vous occupez bien de… Travis Stuart Phileas ? »
-Euh oui…
« D'où m'appelez vous ? »
-Du centre Pokémon de la route 29.
« Déjà, laissez-moi vous dire que vous avez été plus loin avec lui que n'importe lequel des quatre autres professeurs à qui il a eu affaire. »
-Je sais ça, mais… Il est trop… inaccessible. Je vais devoir me mettre sur lui, ça va être difficile.
« Considérez ça comme un challenge. Vous avez réussi à faire qu'il vous accompagne jusqu'ici, c'est déjà énorme. Pour une raison que j'ignore, il veut bien vous suivre. Ou est-il en ce moment ? »
-Il… menace une vieille avec son lance-pierre non chargé… et il lui fait peur !
« Etienne Smirnoff. Vous êtes un grand garçon, n'est-ce pas ? »
-… Vous insinuez que j'ai peur de lui ?!
« C'est ce qu'il me semble… »
-Pas du tout ! Seulement j'ai l'habitude de travailler avec des jeunes… qui ont envie de travailler et qui sont coopératifs !
« Je me répète mais… Prenez ça comme un challenge. »
Le chargé coupa la communication. Etienne soupira et s'en retourna vers Travis.
-Bon… Tu es prêt à repartir.
-Ouais… Mais j'voudrais vraiment une bière, là…
-Ils servent pas d'alcool dans les centres Pokémon !
-Relou, ça… On a intérêt à arriver à Ville Griotte assez tôt alors…
Etienne regarda Travis.
-Pourquoi tu me suis ?
Travis s'étonna.
-Hein ?
-T'en a pas suivi quatre autres. Pourquoi moi tu veux bien me suivre ?
Travis hocha la tête.
-Parce que t'es sympa. T'as… mal parlé au directeur. Et après t'as un peu déconné avec moi avec les fiches d'inscription. J'ai eu l'impression que… t'étais quelqu'un de relax. Et tu l'es.
-Mais je suis ton prof, aussi. Alors… il va falloir accepter que j'aie sur toi une certaine autorité. Ok ?
-Tu vas m'empêcher de boire ou de fumer ?
-Je crois pas pouvoir.
-Bonne pioche.
-Je veux juste t'empêcher de te barrer ou que tu te fourres dans un sale pétrin, ok ? C'est pas la peine d'avoir été dans un foyer si c'est pour partir et vivre dans la rue ! Tu comptais aller où ?
-… J'cherchais du fric ou… de l'alcool…
-Tu voulais surtout me semer !
-T'as déjà été enfermé ?! Tu sais ce que c'est que… d'être dans un endroit qui te fait chier chaque jour sans espoir d'en sortir avant tes 18 ans ?
-…nan.
-Alors tu sais pas ce que je ressens.
-Certainement pas.
-Merci de reconnaître ça. T'es un chic type.
Travis se leva.
-On y va ?
Etienne hocha la tête en soupirant.