King's Ship de Raidemo

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Monsieur Croc

- Viens me le dire en face espèce de poulpe !
Le poulpe étant une insulte abominable, attaquant le physique, l'intellect, le rang social, le sens de l'honneur, et l'odeur de sa cible, une rixe s'engagea bien évidemment entre le King et l'imposant tortank, bien décidé à venger son égo dans le sang.
Plusieurs tables s'écrasèrent sous le poids des deux êtres combiné qui coassaient des insultes noyées dans le rhum. Ils roulèrent au pied de Flo, toujours assis, son verre au-dessus d'un tas de bois déglingué. Le rouquin enfoui son visage dans sa main libre en poussant un soupir de lassitude. Un homme à la barbe naissante se leva de la table d'où venait le tortank et s'approcha, belliqueux, pour prêter main forte à son compagnon. Croc quitta alors sa propre chaise et surgit devant le matelot, faisant jouer adroitement entre ses mains habiles les énormes couteaux qu'il portait à sa ceinture.
Le conflit s'étendit bientôt à la quasi-totalité du bar, et la serveuse, visiblement habituée, en profita pour ramasser les chopes vides, tandis que le petit orchestre continuait tranquillement de déverser sa musique festive. Flo poussa un grognement bas, adossé à un mur, attendant que la tempête se calme. Comment pourrait-il jamais trouver les informations qu'il cherchait aux côtés de Bill ? Cette mission s'avérait impossible. Et pourtant il n'avait pas le choix : il avait besoin d'un bateau. Et seul cet idiot de volatile avait accepté de le prendre à son bord.
Cinq minutes plus tard, le rouquin avait pris la décision d'engager un équipage dans cette ville et de se débarrasser du gênant capitaine pour s'emparer de son vaisseau. Peut-être aurait-il réellement mis son plan à exécution, si une rencontre fortuite n'avait pas ébranlé ses plans. Car à cet instant, derrière le vacarme ambiant, les bouteilles volantes, et les coups de feu tirés au plafond, une ombre calme attira l'attention du capitaine Flo. L'ombre en question ne semblait pas dérangée par l'affrontement destructeur, et se dirigeait sereinement vers la porte.
Le musteflott plissa son œil pour s'assurer que sa vision n'était pas troublée, mais il n'y avait aucun doute. En silence, il suivit la silhouette à l'extérieur du bâtiment. Le bruit des cris et des chocs, ainsi que le son de la musique enjouée s'atténuèrent aussitôt. Le tartard s'était retourné pour faire face à Flo lorsque celui-ci avait franchit la porte de l'auberge derrière lui. L'amphibien le toisa de haut en bas, et le rouquin lui répondit d'un de ses regards méprisants et orgueilleux.
- Je ne pensais pas vous trouver ici, Buck, dit-il de sa voix sèche.
- Capitaine Marazora , répondit le dénommé, ses yeux légèrement plissé comme sous l'effet d'un sourire.
Le musteflott grogna.
- Capitaine Flo, souffla-t-il entre ses dents serrées. Vous m'avez reconnu ?
- Nous sommes relativement bien informés sur les malheurs qui vous ont accablés, capitaine, répondit le tartard en contournant le rouquin. Le capitaine Fleiy s'avoue peiné qu'un homme tel que vous se voit finir ainsi.
- Rien n'est fini, cracha Flo, son œil unique brillant de colère. Je ferais lever cette malédiction, et j'égorgerais cet homme qui m'a dérobé tous mes biens.
Disant cela, le rouquin arracha avec rage le tissu qui cachait son orbite vide. Buck l'observa en silence, puis hocha la tête.
- Notre capitaine sera ravi d'apprendre que vous ne vous avouerez pas vaincu…
- J'ai besoin de Fleiy, le coupa Flo en s'approchant. Je ne connais pas de sorcier assez puissant pour briser le sort qui me colle à la peau. Je sais que ton capitaine connait certains mages.
Buck semblait amusé, ce qui irrita profondément le pirate maudit qu'était Flo. Derrière eux, une vitre se brisa sous l'impact d'une bouteille vide, mais aucun des deux pirates ne bougea même un sourcil. Finalement, le tartard ferma les yeux et haussa les épaules.
- Navré capitaine Marazora. Je crains que mon capitaine n'ait gardé quelque rancune à votre égard. Je doute que son aide vous soit accordée…
- Elle le sera, gronda Flo d'une voix féroce. Conduis-moi à son vaisseau.
Buck prit pour la première fois une expression menaçante.
- Prenez garde, Marazora. S'il était si simple de trouver le Ragnarok, toute l'armée de Poivressel ne serait pas à nos trousses.
Le rouquin ravala ses crocs, contenant difficilement sa colère, son orgueil déjà bafoué ne pouvant accepter d'être ainsi à nouveau outragé. Ses doigts se crispèrent sur la crosse de son pistolet, glissé dans sa ceinture de cuir. Quelques années, non, quelques mois plus tôt il n'aurait pas hésité à descendre sans sommation n'importe quel pauvre bougre lui montrant aussi peu de respect que le faisait Buck en cet instant. Mais aujourd'hui il ne pouvait pas agir ainsi. Un capitaine sans bateau, sans équipage, contraint d'effacer son nom pour échapper à la marine de défense, et même à ceux de son rang (car un pirate ainsi diminué était une cible attrayante pour n'importe quel autre forban) ne pouvait se permettre d'attirer l'attention sur ce qu'il était à présent.
Il lâcha son arme. Buck en parut satisfait. Sans un mot, il se détourna, et le rouquin ne put que le regarder partir, impuissant.
- Les gorges du Caïman.
Flo releva la tête, l'œil plissé, intrigué. Buck lui jeta un dernier regard entendu, puis disparut dans les ruelles obscures.
Le rouquin resta stoïque un moment, jusqu'à ce que des cris familiers et ô combien fatigants ne s'élèvent derrière lui alors que Bill et son équipage se faisaient expulser de l'auberge à coups de balai.

Le commandant Stetson jeta un regard dégoûté à la cité enveloppée d'un brouhaha festif. Il plaça son bicorne sur sa tête, et se détourna, son manteau volant autour de lui, pour se diriger vers son navire. Son second l'attendait au pied de la passerelle, un jeune homme au visage d'ange encadré de cheveux blonds et bouclés. William, le jeune homme en question, salua son supérieur qui ne lui accorda pas le moindre regard. Le jeune homme soupira, se gratta la nuque, et suivit le commandant.
Sitôt qu'il fut sur le pont, Stetson ordonna à tous ses hommes de prendre leur poste.
- Où allons-nous capitaine ? demanda William en observant l'équipage s'affairer.
- Je n'en sais fichtre rien, grogna le commandant. Nous avons un mois à attendre avant de recevoir des informations potables !
William sauta sur l'occasion.
- Si je peux me permettre, mon commandant…
- Oui oui, allez-y ! Au point où nous en sommes.
- Ce bateau au mat rouge, vous vous souvenez ?
Stetson resta silencieux. Son regard se posa finalement sur le jeune homme, gardant sa froideur et son mépris, mais dévoilant aussi un brin de curiosité. William en fut satisfait et continua :
- Je me suis permis de m'approcher de ce bâtiment, et sur mon honneur je gage qu'il s'agit effectivement de bois de kantam. Cependant, la figure ne proue n'a rien à voir avec celle de la légende du Darkcut.
Le commandant se frotta le menton un instant. Evidemment, ce ne pouvait être ce bateau mythique, mais s'il possédait réellement un mat en kantam, alors son capitaine devait savoir quelque chose qu'il ignorait. Et cela, c'était intolérable.
Après quelques minutes de réflexion, Stetson se retourna vers l'équipage, et appela l'un de ses hommes. Un carabaffe en uniforme se présenta rapidement au garde à vous.
- Monsieur Danvers, j'ai une mission pour vous.

Flo n'en pouvait plus. Ce volatile était une insulte pour son rang et son magnifique navire. Ils avaient dû se mettre à deux pour le transporter ivre mort jusqu'à sa cabine. Dès qu'il eut la tête sur l'oreiller, le capitaine ne manqua pas de les remercier d'un ronflement sonore, et ses hommes sortirent en grognant.
- Bon ben bonne nuit les p'tits gars ! leur lança Yadi devant un Flo bouche bée.
- Mais… on ne peut pas rester ici enfin ! s'exclama le rouquin. La moitié de la ville lui court déjà après pour des dettes et je ne sais quelles autres promesses qu'il doit à tout le monde !
- Faut pas chercher, gronda Croc. On bougera pas ce soir. Bishop, tu montes la garde.
Le marin, plus amoindri encore par l'alcool qu'à son habitude, émit une sorte de jappement affirmatif. Flo secoua la tête avec dégoût. Il vérifia ce que contenait sa bourse, et décida d'aller dormir à terre, dans l'auberge la plus proche. Il ne tenait pas à manquer le spectacle si le « King's Chip » était attaqué pendant la nuit…