Le métro n'était plus souterrain depuis plus d'une demi-heure. Magda regardait le paysage de champs, de collines et d'arbres sans vraiment le voir. Dans la voiture du train, il n'y avait maintenant guère plus de 5 autres personnes : une vieille femme qui tenait un livre jauni, une jeune mère dont les enfants ne tenaient pas en place et un homme qui souriait en fixant les têtes blondes turbulentes. Magda elle ne souriait pas. Elle se sentait vide. Elle laissait les grondements et les grincements du métro emplir ce vide jusqu'au moindre interstice, de manière à ne plus rien ressentir. Le temps n'existait plus, pas plus que les autres vies qui partageaient la voiture avec elle. Et dans ce vide, dans ce rien, elle se pelotonnait pour se protéger de la peur. La peur de ceux qui se trouveraient, ou ne se trouveraient plus, au bout de la ligne. Elle en avait peur car elle avait honte. La peur ancestrale de l'enfant qui craint la rancune de ses parents après une bêtise.
"Dis Madame, pas vrai que c'est un majaspic ? Hein Madame ?"
Les deux gamins plantés devant Magda se chamaillaient depuis longtemps, elle n'avait pas tout de suite compris qu'ils s'adressaient à elle. La faute au vide qui la coupait du monde et au "Madame". Pour ces enfants d'une huitaine d'années, elle était déjà une "madame", une madame d'à peine dix-sept ans. Au cours de l'année passée, Magda avait fréquenté des adultes, travaillé, organisé, s'était forgé des opinions et des idéaux. Elle avait grandi mais elle était maintenant perdue comme une petite fille.
A l'enfant, elle répondit en secouant la tête. Enroulé autour de ses épaules, Nako, son minidraco, somnolait la tête au pâle soleil d'hiver.
"Ah tu vois, j'avais raison ! fit le garçon en donnant un coup de coude à sa sœur, ne tenant visiblement pas compte de la réponse de Magda. Moi plus tard, j'aurais un majaspic, et pas toi !"
La file grogna et lui rendit son coup. Par-dessus son vieux magazine, leur mère jeta un regard désolé à Magda. Soudain il y eut une secousse : les enfants tombèrent l'un sur l'autre dans un braillement et la tête de Magda vint heurter la vitre. La douleur et les cris firent exploser sa coquille, un malaise l'enserra dans ses griffes. Magda ne voulait plus arriver et une boule d'angoisse grandissait dans son ventre à mesure qu'elle voyait au loin s'approcher les maisons d'Onora, dernier arrêt avant Autvalley. Elle ne se rappelait pas avoir été aussi angoissée depuis longtemps. Cela lui évoquait une chute depuis un arbre, mais qui se traînait en longueur, comme pour la faire souffrir plus longtemps.
Après le vide, le bruit. Une tempête de sentiments...non, juste une tempête. Il n'y avait pas réellement de sentiments, ils été broyés par les vents de sa panique avant même qu'elle ait eu le temps de les reconnaître. Magda laissa le décor se flouter, sans entendre le message diffusé par les hauts-parleurs. Elle ne pris conscience de l'immobilité de la rame que lorsque le conducteur y entra.
"Mademoiselle, il faut descendre, c'est le terminus.
-Ah... mais nous ne sommes pas à Autvalley ?
-'Plus desservie depuis 4 mois. En revanche, 'doit bien y avoir une piste…
-Merci, mais ça ira."
Elle se leva, réveillant au passage Nako, puis sans faire attention au village, fila plein nord. Elle en sorti rapidement pour déboucher au milieu de champs à la terre gelée, puis au pied d'une petite colline boisée. Le froid la mordait, à chaque respiration de petits nuages blancs s'élevaient sous les cimes. Nako s'était réfugié dans la capuche de Magda sans même qu'elle ne s'en rende compte. Comme toujours, elle contemplait les lieux, sacrés souvenirs d'enfance dans sa mémoire. Pour aller à une station de métro, la route était beaucoup plus courte directe en direction d'Autvalley mais souvent elle et ses parents prenaient la piste forestière jusqu'à Onora.Très souvent aussi elle explorait les environs avec Raph'. Avec du recul, elle réalisait qu'elle n'avait fait que cela durant son enfance : explorer, grimper, courir, jouer. Elle ne le regrettait pas.
Alors que Magda était encore bébé, ses parents et ceux de Raph' avaient décidé de changer de vie et s'étaient installés au bord d'une colline, entre deux bourgs paumés, à une bonne distance de la Boucle, le centre d'Unys. D'autres avaient suivis, mais la population du village improvisé n'avait jamais dépassé la quinzaine d'âmes. Raphaël, que tout le monde appelait Raph', était le seul autre enfant, de surcroît de son âge : lui et Magda étaient naturellement devenus amis, presque des frères et sœurs. Pendant des années, ils avaient tenté de construire une cabane dans un arbre. Toujours en vain : ils avaient finis par comprendre que ce qui marche dans les livres ne s'applique pas forcément à la réalité. C'en était devenu un gag : "Alors, la cabane, ça avance ?". Ils ne s'en formalisaient pas. Après chaque échec, tous deux repartaient courir dans les bois, monter dans les arbres ou s'échapper à Onora qui faisait figure de métropole à côté de leur chez eux, et vue par leurs yeux d'enfants. Ils s'étaient passé tant de choses sur cette piste, en cris et en rire, en bruit de course effrénées ou en silence, mais toujours avec la présence rassurante de l'autre.
Magda avançait seule, en se battant contre son appréhension, dans un silence irréel. Elle imaginait ses souvenir se superposer à l'environnement, parfois elle s'arrêtait pour mieux les voir.
En sortant du couvert, elle surplombait de quelques mètres une petite clairière, occupée par des maisons de pierre et de bois sombre, qui débouchait sur les plaines Aut. Une bande terreuse parsemée de planches dans une vaine tentative de ressembler à un escalier l'y conduisit en pente douce. Elle ne pouvait marcher plus vite, pourtant elle était comme attirée par les constructions. Instinctivement, elle avait compris que les maisons étaient vides mais elle ne pouvait réfréner sa curiosité, l'envie d'avoir sous les yeux une preuve de leur absence.
Ses parents. Lors de sa disparition, ils avaient dû être rongés par l’inquiétude, peut-être maintenant la croyaient-ils morte.
Magda poussa la porte qui n'avait pas de verrou, juste une barre que l'on fixait de l'intérieur la nuit pour empêcher les bêtes de rentrer. Une odeur de renfermé et d'humidité la saisie. La pièce n'était éclairée que par la lumière qui filtrait des volets. Dans ces éclats blanchâtres la poussière semblait s'amuser à remplir l'espace et à y danser. Magda n'entra même pas. Il était évident que la maison n'était plus habitée.
Elle était venue pour voir ses parents, pour mettre fin au mensonge, à leur ignorance. Pour apaiser leur souffrance, et la sienne. Mais la maison était vide.
Une partie d'elle-même en fut soulagée. Elle savait qu'elle allait devoir leur faire face, et ce moment la tétanisait.
Magda était partie, plus d'un an auparavant, en plein voyage, sans prévenir personne.
Ses parents le lui auraient reproché. Qui ne l'aurait pas fait ? Elle s'en doutait. Ce qui lui faisait peur, c'était de se heurter à cette souffrance, celle dont elle était responsable, celle de perdre son enfant, de s’inquiéter chaque jour, chaque heure, de regretter de l'avoir laissé, d'aller jusqu'à espérer simplement qu'il soit vivant. L'incertitude, le désespoir, une vie bouleversée. Magda n'avait pas envie de se retrouver juste en face de ses torts. Tout ce qu'elle pensait avoir déclenché de par son geste irréfléchi la rongeait, cependant, elle repoussait sa visite le plus possible.
Une autre partie de sa conscience, celle qui la faisait se voir comme une gamine perdue, réclamait ses parents, voulant leur dire : "Je suis là, je suis vivante, pardonnez-moi, je regrette". Si Magda était soulagée, elle savait que cela ne durait pas, et était également triste. Cela faisait trop longtemps que la petite fille en elle n'avait pas vu ses parents. Elle les avait perdus.
L'attente avant le prochain train se comptait en heures. Magda ignorait ce qu'elle allait faire, mais sûrement pas rester sur place frappée par le vent glacé. Elle n'osait pas pour le moment rentrer dans la maison où elle avait vécu. L'émotion lui broyait la gorge, elle n'en supporterait pas plus. Se préparant à aller s'abriter sous les arbres, elle aperçut une silhouette qui se tenait juste là où elle était passée quelques minutes auparavant. Magda la reconnu aussitôt et s'élança vers elle.