Quand la famille se met à table, c'est le silence total, toujours. Enfin si on ne compte pas les « chuts » effrénés de mon père pour entendre les infos. Même s'il s'agit du seul homme de la famille, c'est toujours lui qui décide du programme de la télé le soir, ma mère, ma petite soeur et moi devant nous contenter de la petite télé de la chambre pour regarder nos séries favorites une fois le repas terminé.
La voix de Laurence Ferrari s'élève pour annoncer les titres.
_Bien sûr, c'est le cyclone Gustav qui fait la une, soupire ma mère en piquant sa fourchette dans ses pâtes. Toujours ces Américains qui se prennent pour le centre du monde.
_ Chut ! s'acharne mon père. J'essaie d'écouter.
« Le cyclone Gustav a atteint la Nouvelle Orléans en ayant perdu une grande partie de sa puissance, n'occasionnant que des dégâts matériels. La digue, réparée après Katrina, n'a pas cédé, empêchant ainsi des inondations aussi importantes que l'année dernière. »
_J'aurais bien aimé, moi, qu'elle cède, ça lui en aurait foutu une dans l'cul à l'autre, maugrée-je.
_Dans l'cul à Bush, dans l'cul à Bush ! chantonne ma petite soeur en agitant dangereusement le morceau de viande qu'elle avait piqué à sa fourchette.
_Charlotte ! Arrête ça ! gronde ma mère, enclenchant le rire suraigu de l'intéressée.
Il faut dire que du haut de ses dix et demi, Charlotte connaît pratiquement tout le vocabulaire injurieux possible. Elle a eu dans cette discipline la meilleure des prof : moi.
_Bon, c'est fini c'bordel ? Il y en a qui voudraient écouter ! tempête mon paternel.
« Des Etats-Unis, nous passons à l'Inde où, dans l'indifférence médiatique, des milliers d'Indiens sont actuellement victimes des moussons qui ont inondé de nombreux villages. Les sinistrés tentent de survivre malgré leurs maisons dévastées grâce à l'aide internationale qui s'est développée rapidement pour secourir ces régions en péril. Un reportage signé Yves Champran et Hélène Gilbert. »
_Finalement, le changement de présentateur ça leur réussit pas : les nouvelles sont toujours aussi mauvaises, dis-je avant d'enfourner une portion de nouilles dans ma bouche.
C'est vrai quoi ! Au moins PPDA avait la tête de l'emploi : rien qu'à le regarder, on savait qu'il s'était passé une tuile quelque part.
_Si les infos sont nulles, alors on n'a qu'à mettre la Roue de la Fortune ? propose Charlotte en essayant d'atteindre la télécommande posée près de l'assiette de mon père. Peine perdue étant donné qu'ils se trouvent chacun d'un bout à l'autre de la table et que sa petite taille ne lui permet pas d'aller bien loin.
Ma soeur est une folle furieuse des émissions débiles de la une. Personnellement, j'ai rien contre Dechavanne, j'aime beaucoup son chien d'ailleurs, mais disons que globalement, la une c'est pourri. Entre les émissions de télé-réalité toutes plus stupides les unes que les autres, je me demande comment la chaîne arrive à trouver autant d'abrutis pour la regarder.
La seule émission que je regrette, c'était le Bigdil, animé par Vincent Lagaf'. Au moins l'animateur n'était pas vulgaire et faisait rire sans ridiculiser les candidats. Charlotte ne s'en souvient pas car elle était toute petite à l'époque, mais l'un de ses premiers mots a été « Bill », le nom de l'extraterrestre qui donnait les cadeaux dans l'émission.
_Non, Charlotte. Tu sais bien que le soir, ton père veut regarder les informations, lui dit ma mère.
_C'est débile, il les regarde le midi aussi et c'est exactement les mêmes, remarque-je.
Ma mère me jeta un de ces regards. Le genre : « fait ce que dit ton père, un point c'est tout, même si c'est complètement débile. »
_Je me passerai de ce genre de remarques, Marion.
Tiens, mon paternel est sorti de la contemplation de sa Ferrari (la présentatrice, hein, pas la voiture).
_Déjà que le week-end, je dois me taper l'abruti de la deux, là.
_C'est Nagui, complète-je.
_Oui, bref. J'ai le droit de regarder ce que JE veux sur MA télé.
Combien de fois lui ai-je rétorqué : « ce n'est pas TA télé, c'est celle de la famille ». Bizarrement, ce soir, je n'ai pas envie de me lancer dans une discussion hautement philosophique sur la gestion de l'argent durement gagné par mon paternel (soit dit en passant, il est à la retraite depuis plusieurs années et c'est principalement ma mère qui assure le remplissage du coffre familial). Alors je fais profil bas et finis d'avaler ma viande sans rechigner.
Le week-end, ma mère insiste pour regarder l'émission de Nagui, le midi. « Pour le concept de l'émission », comme elle dit. Alors, sur la une, les émissions sont nulles mais les présentateurs sympas alors que sur la deux, les émissions sont bien mais les présentateurs à chier. Cherchez l'erreur.
_Au fait ma puce, commence ma mère. C'est demain ta rentrée, non ?
Oui, « ma puce », c'est moi et « poucinette », c'est ma soeur.
_Ouais.
Regard consterné de ma mère qui déteste que je réponde comme ça.
_Tu as fait ton sac ?
_Ouais.
En fait, mon sac est en vrac au milieu de ma chambre, mais bon, j'aurai juste à enfourner trois feuilles et un stylo pour la journée de demain.
_Tu as vérifié ton vélo ?
_J'irai à pied.
A question gênante, réponse de principe repassée en boucle des centaines de fois. Non, je n'ai pas vérifié mon vélo, mais ça me fait chier d'aller voir dans le garage et de passer un heure à le regonfler. J'aurai un après-midi de libre demain pour le faire, à condition qu'il ne pleuve pas. Essayez de regonfler un vélo sous la pluie tout en cherchant la bonne pompe parce que vous en avez cinq et qu'il n'y en a qu'une qui marche et que c'est forcément celle que votre père a planqué on ne sait où pour justement se souvenir où elle est, vous verrez qu'après, vous irez au lycée à pied.
Après une fin de repas dans la joie et la bonne humeur, vient le dur moment du « débarassage de table ». C'est le moment où ma petite soeur file dans sa chambre pour « finir un devoir qu'elle a oublié », où mon père monte à l'étage pour consulter ses mails et où ma mère s'installe devant l'évier en criant : « Ca vient ces assiettes ? » En clair, il ne reste que moi pour la corvée. Vive la vie en famille.
Enfin je peux retrouver ma chambre aménagée sous les combles et mon cher ordinateur. Mais avant de filer sur MSN, j'ai une dernière chose à faire : nourrir Cobain. Cobain, c'est mon hamster russe. Oui, je sais, très logique de donner le nom du chanteur de Nirvana à un hamster russe, mais bon, c'est le premier que j'ai trouvé. J'avais hésité avec Ivanovich mais je trouvait ça trop caricatural. Tiens, en parlant d'appétit, le voilà qui s'amène, la truffe passée entre deux barreaux de la cage, ses petits yeux noirs me fixant avec moult supplitude. A peine les croquettes déposées dans la cage, la boule de poils brune et blanche saute sur la bouffe, l'enfourne dans ses joues avant de filer la planquer ailleurs pour manger à l'abri des regards. Cherchez pas à comprendre, il est comme ça et puis c'est tout.
***
Ah ! Cette bonne vieille route du lycée qui sent le pot d'échappement et l'humidité causée par la brume matinale, très courante dans le coin à cause du côté marécageux de la région. Oui, ça existe les marécages dans le sud parisien, allez-y, vous verrez. Finalement, j'aurais pas dû mettre ma jupe noire. J'avais envie d'être un peu originale pour la rentrée, mais je crois que mon bon vieux jean aurait bien mieux fait l'affaire. Heureusement, mes collants noirs et mes chaussures style rangers me tiennent chaud, enfin, limite.
Le lycée, troisième année que j'y passe, la dernière j'espère. Je salue au passage quelques connaissances de brefs signes de main (divers et variés, ça dépend de la personne) tout en me dirigeant vers les listes des nouvelles classes de Terminale S. Je repère vite mon nom dans la Terminale 4, mais quelle n'est pas ma surprise quand j'y repère également ceux du gang au complet : Mariette, Nisrine, Léa et les jumelles Irène et Hélène seront de la partie cette année. Bonne nouvelle pour nous, mauvaise pour les profs. Dommage que David et Marine aient redoublé, je sens qu'avec la chance qu'on a, on seraient tous dans la même classe.
Pour compenser, je repère quelques personnes que je connaissais des années précédentes et avec qui je m'entendais plutôt bien. Manque plus qu'à attendre le reste du gang.
La première arrivée, c'est Nisrine, de son nom complet Camille Nisrine Naili, nommée Nunga Nunga. D'origine marocaine, petite taille mais gros bonnet avec un caractère tout aussi imposant. Elle discute allègrement avec Amita, une amie du cours d'espagnol de l'année dernière, tout en agitant les bras et ponctuant le tout de son accent prononcé qu'elle ressort toujours lorsqu'elle s'emporte dans la conversation. Parmi tous les élève du lycée, c'est celle qui fait le plus adulte, et en disant ça, je ne parle pas de la taille de sa poitrine (qui là aussi atteint des records). Elle s'habille toujours de manière très classe, jamais de jean ou de vêtements tendance, toujours très professionnelle, sérieuse, et le style lui va comme un gant. Même s'il arrive qu'on se chiffonne à cause de son caractère parfois égoïste, on peut toujours compter sur elle pour nous faire marrer.
Traditionnelle bise, puis la discussion part sur les vacances d'été et ses conquêtes de la saison, après toutefois avoir remarqué que j'avais fait couper mes cheveux. En effet, fini les longues mèches qui tombent un peu partout, tout a été coupé en dessous des oreilles.
Sur ces entrefaits, le trio infernal fait son apparition, j'ai nommé Irène, Hélène et Léa. Irène et Hélène Caylak (Petit Bateau et La Traîtresse) sont jumelles. Malgré néanmoins des différences visibles, les gens ont toujours du mal à les différencier au premier abord. Pourtant c'est assez facile : elles n'ont pas le même nez, ni le même caractère ; toutes les deux enthousiastes, portées sur le délire complet et toujours partantes pour des défis complètement loufoques, Hélène reste quand même un peu plus sérieuse que sa soeur lorsqu'il s'agit des cours tandis qu'Irène se retrouve souvent complètement à l'ouest. Quant à Léa Abadi, on la reconnaît facilement entre ses cheveux frisés et sa tenue haute en couleurs. C'est une dessinatrice dans l'âme et mon principal fournisseur de mangas divers et variés. Elle a un tempérament proche des jumelles, bien qu'un peu moins expansive qu'elles. Plutôt discrète, sa timidité s'efface néanmoins totalement lorsque le gang l'accompagne. Surnommée Bozo le Clown en raison de ses tenues toujours colorées, un peu en dehors de la mode.
Elles sont toujours ensemble et se connaissent depuis l'école primaire. C'est un peu le noyau du gang, l'élément constant quand on connaît le caractère difficile de Nisrine ainsi que le mien ou celui de Mariette qui vient juste de débarquer.
Mariette Forconi, la Petite Vache Normande de son nom de code, n'est autre que le cerveau du groupe. Bonne élève, toujours travailleuse, polie avec les profs, habillée également classe bien que l'effet soit bien moindre que celui de Nisrine, à première vue on peut se demander ce qu'elle fabrique dans un groupe aussi fou que le nôtre. Avec elle, il faut apprendre à ne pas se fier aux apparences. Notre Miette nationale est notre diseuse de ragots professionnelle ainsi que notre entremetteuse. Son hobby : collectionner les soutien-gorge, petite pièce de lingerie dont elle ne peut absolument pas se passer. C'est la fille qui a le plus de caractère dans le groupe : très critique, elle tient à ses préjugés ce qui provoque parfois des dissensions dans le gang, même si tout se réarrange après une sortie shopping ou une petite fête organisée. Faut dire qu'aucun membre du groupe n'est rancunier, de qui facilite grandement les choses.