Chapitre 1 : L'avènement de l'un, la chute de l'autre :
Les pans de couloir défilaient sous ses yeux tandis qu'il marchait d'un pas ample et enthousiaste, vers la grande porte en arcade du fond. La journée était belle et ensoleillée au dehors, comme si le climat avait souhaité lui témoigner personnellement son approbation. D'un autre côté, rien ne devait pouvoir s'opposer à lui. Tous étaient acquis à sa cause, et il le savait. Aujourd'hui était un jour spécial, à marquer d'une pierre blanche. Cela lui étira un rictus de satisfaction intense. Intérieurement, il savourait la réussite glorieuse de ses ambitions. Il n'aurait jamais imaginé que son projet s'amorcerait de si belle façon. Bientôt, il concrétiserait son désir le plus cher. Ce serait l'aube d'une ère nouvelle, ainsi qu'aimait à le dire ce cher Ouranos...
Un brouhaha continu filtrait par-delà la porte et, lorsqu'il la poussa d'un geste vif, il s'accentua davantage encore. Ses yeux au regard gris perle se promenèrent alors sur la foule qui lui faisait face et s'étirait à perte de vue. Certaines personnes, -les plus exaltées-, l'ovationnaient en criant son nom avec une frénésie proprement stupéfiante. D'autres l'observaient, l'expression insondable voire parfois sceptique. Quoiqu'il en soit, chacun d'entre eux paraissait guetter impatiemment sa venue, que ce soit pour un motif ou un autre. Au beau milieu du tumulte, on sentait percer une excitation générale qui allait croissante.
Faisant craquer discrètement les jointures de ses mains pour se donner contenance, il avança solennellement sur une estrade proche, posa ses bras frêles sur le pupitre qui en occupait le centre et prit une longue inspiration :
- Veuillez observer le plus grand des silence, je vous prie !
Sa voix était douce et mesurée et, bien que cette déclaration relevait plus de la demande que de l'ordre, les bouches se lièrent instantanément. Il émanait de l'auditoire un intérêt vif, une certaine déférence également. Et cela ne put qu'étirer un nouveau sourire à l'homme qui se préparait à discourir. D'une taille et d'un gabarit moyen, il n'avait pas cette stature, ce charisme certains que l'on soupçonnaient et recherchaient chez les grands orateurs. Or, en dépit de cela, il avait suffi d'une seule phrase de sa part pour intimer le silence aux rassemblés. Voilà qui augurait de bonnes choses à l'avenir...
- Tout d'abord, je tiens à vous remercier d'être venus si nombreux et nombreuses pour écouter ce que j'avais à dire ! reprit l'homme en haussant le ton, son visage mince s'ourlant d'un sourire courtois sous ses cheveux bruns coupés courts.
- On t'aime tous Kelvin ! hurla une jeune femme un peu plus téméraire que les autres, l'air surexcité et fanatique.
- Je ne doute pas que vous me vouez un profond respect, assura Kelvin avec sang-froid en dévisageant la jeune femme. Sinon, pourquoi seriez-vous là ? Toutefois, je demanderai à l'avenir de ne pas être interrompu, du moins tant que je n'aurais pas terminé mon discours.
L'audacieuse intervenante rougit si vite que quelques regards se tournèrent un instant vers elle. Confuse, elle préféra enfouir son visage dans ses mains. Après quelques secondes de silence, l'attention se reporta de nouveau sur Kelvin, qui s'éclaircissait la voix :
- Nul n'ignore qu'en ces temps troubles où règnent l'incertitude et la peur, la prudence et l'entraide sont de rigueur. Moi-même, j'ai toujours farouchement exhorté mes pairs à se rassembler entre gens de confiance pour affronter l'adversité. C'est un précepte que je défends depuis longtemps et qui m'est cher.
Un silence d'outre-tombe s'était définitivement installé. La foule était visiblement suspendue aux lèvres de Kelvin et buvait littéralement chacune de ses paroles. Conscient d'avoir captivé son auditoire, l'homme poursuivit, se délectant de l'attention dont il faisait l'objet :
- De tout temps, l'homme n'a cessé de détruire son environnement et de s'entre-tuer... Et ce pourquoi ? Pour se disputer une parcelle de terre, construire une ville ou une usine ? Pour l'argent, l'amour ou l'amusement ? Oui, mesdames et messieurs, je vous le dis en toute franchise : l'humain est inepte, avili et son esprit de camaraderie s'est étiolé au fil des années ! En désespoir de cause, il a bâti des barrières entre lui et ses congénères ! En désespoir de cause... il a galvaudé tout ce qui faisait de notre patrie une unité soudée et gouvernée par l'harmonie ! Et nous, -oui, nous-, nous resterions là, sans agir ? Je vous le demande... êtes-vous prêts à laisser notre cher monde s'écrouler et une politique subversive s'installer pour le régir ? Allez-vous réellement nier cette triste réalité ? Ou, au contraire, allez-vous agir pour améliorer les circonstances ? Oui, je vous le demande comme une faveur... êtes-vous prêts, tous autant que vous êtes, à travailler avec moi, main dans la main, pour que s'améliore notre existence ? Êtes-vous prêts... à changer les choses ?!
Si, dans un premier temps, il était demeuré en lui des vestiges de doute, il n'en était plus rien à présent. Le visage de Kelvin se fendit d'un large rictus sous les clameurs qui montaient de part et d'autre de la grande salle rectangulaire où il se trouvait. Désormais, il le savait. Chaque individu présent dans cette pièce lui était dévoué et loyal. Chacun lui obéirait aveuglément dans la quête qu'il s'était promit de mener à bien. Ils le suivraient, quoiqu'il en coûte.
- Si vous êtes bien avec moi, alors levez le bras vers le ciel et jurez ! Jurez d'être fidèles à l'organisation que nous représentons ! Fidèles... à la Team Sidera !
Kelvin galvanisait ses troupes. Les cris enhardis de la foule en liesse redoublèrent d'intensité, se fondant en une sorte d'unique prière adressée au firmament. A ce moment là, il semblait que même les dieux auraient été en mesure de l'entendre.
- Tu vois, petit frère, murmura Kelvin en aparté alors que la salle répercutait les acclamations en longs échos, tes tentatives désespérées pour m'empêcher de rassembler des hommes sont un échec total. Plus rien ne pourra me stopper.
Ses yeux au gris voilé se teintèrent de petites lueurs malveillantes et sa mine parut démente l'espace d'un bref instant. Il réprima un rire euphorique pour conserver son image de leader placide et indifférent. Cette indifférence qui avait d'ailleurs constituée sa meilleure arme pour recruter. Cette indifférence qui faisait de lui un être implacable et posé. Cette indifférence qui l'avait emmenée jusqu'ici, au sommet du pouvoir...
A présent, le moment était venu. L'avènement... allait pouvoir débuter.
* * * * * * *
Sept personnes entrèrent dans son bureau d'un pas académique, formant un cortège des plus cérémonieux. Les pans de leurs capes émeraude virevoltaient au rythme de leur marche. Chacun vint occuper une place désignée en face de lui, la mine impassible et le maintien digne d'un officier de l'armée. Kelvin ne put réprimer un sourire de satisfaction. Le second en cette magnifique journée où tout lui réussissait. Devant lui se dressait l'élite. Celle qu'il avait lui-même eu le loisir de désigner après une longue batterie de tests physiques et psychologiques. Chacun de ces dresseurs avait le talent nécessaire pour diriger la Team avec lui. Ils étaient forts, adroits, sournois, rusés, déterminés et surtout... dévoués.
- Vous voici dans mon bureau car vous avez eu l'insigne honneur d'être promus au grade de Commandant ! déclara Kelvin en leur lançant un regard fier. A partir de ce jour, vous aurez chacun le contrôle d'une Unité et serez à même d'assurer l'intérim si d'aventure j'étais absent !
L'homme laissa flotter un instant de silence, comme pour laisser savourer aux heureux élus le sens de ses paroles. Puis il reprit, levant le nez avec orgueil :
- Vous n'êtes pas sans savoir que la hiérarchie de notre organisation est basée sur le principe de méritocratie et que vous avez eu la chance de sortir du lot. Toutefois, je tiens à vous signaler que cela ne signifie pas moins pour autant que vous serez exempts de sanctions si vous veniez à fauter. Sachez que je n'accepte aucunement les traîtres et qu'ils seront pas conséquents sévèrement châtiés. Je veux pouvoir m'assurer de votre pleine confiance. Ainsi, tout manquement aux ordres ou aux règles établies seront sanctionnés par les mesures qui s'imposent. D'autre part, je vous répète à nouveau notre mot d'ordre : agissez pour que changent les choses, mais en toute discrétion. Il n'est effectivement pas exclut que nos intentions soient incomprises.
Kelvin marqua une nouvelle pause. Il fit volte-face afin de contempler par-delà la fenêtre de son bureau l'eau crépitante d'une chute, perdu dans ses pensées. Enfin, son projet allait pouvoir naître concrètement, et non dans son esprit seul...
- Maître Kelvin... bafouilla un des nouveaux Commandants, -le plus jeune. Cet endroit est donc notre quartier général ? Comment devrons-nous procéder à l'avenir ? Prendrons-nous les ordres directement dans votre bureau ou nous les ferez-vous parvenir autrement ?
Un petit sourire amusé flottant sur les lèvres, Kelvin se retourna et sonda le garçon qui avait parlé. Cet enfant était différent. Il était froid, insensible, flegmatique, mûr et extrêmement intelligent. Mais il lui restait des choses à apprendre. Soit, il se chargerait lui-même de l'initier aux rudiments de Commandant. Après tout, il lui trouvait quelque chose d'attachant. Serait-il à l'avenir le fils qu'il n'avait jamais eu ? Pourquoi pas...
- Si je puis me permettre, intervint un second Commandant en assujettissant ses lunettes rondes d'un geste machinal, ne trouvez-vous pas qu'établir notre QG à l'abri d'une simple cascade est une entreprise risquée ? Ne courons-nous pas le risque d'être découvert ?
Étrangement détendu, l'homme observait Kelvin sans sourciller, presque avec défi. Ce dernier vint se poster devant lui en affichant un air satisfait.
- A ce que je vois, ton esprit d'analyse légendaire ne te fait jamais défaut, Sylvain, dit-il en joignant les mains dans le dos. Pour être franc avec toi, cette cachette n'est qu'un emplacement temporaire jusqu'à ce que nous puissions nous rendre dans la vraie base. Pour le moment, les chances de nous voir débusqués sont nulles. Du moins tant que vous veillez à franchir l'obstacle d'eau sans attirer l'attention. Le mot de passe permettant d'ouvrir la porte qui suit change hebdomadairement et vous sera communiqué par moi-même ou un autre Commandant. Ainsi, le secret sera bien gardé.
Devant l'expression du dénommé Sylvain, Kelvin sut qu'il avait réussi à apaiser momentanément ses doutes. Tout se présentait pour le mieux. Le discours qu'il avait tenu dans la salle de conférence ce matin s'était déroulé mieux que dans ses rêves les plus fous. Il avait à présent sous son aile pas moins de quatre-cent cinquante adhérents, tous ouvertement favorables à sa cause. Le vœu du secret avait été accepté et proclamé solennellement. De plus, aucun élément n'avait jugé bon de s'opposer à lui, ce qui avait été finalement bien agréable. Ainsi, nul besoin de devoir enterrer des témoins compromettants. A présent... le projet A.C.TE allait pouvoir être lancé.
- Aujourd'hui je vous annonce avec émotion et fierté la naissance d'une nouvelle caste ! s'exclama Kelvin, les yeux embués tandis qu'il savourait sa réussite.
Les sept dresseurs tendus comme des piquets face à lui haussèrent un sourcil interrogateur, guettant sa réponse. Kelvin patienta encore quelques secondes, le visage rayonnant et les poings serrés dans un signe de victoire. Puis il acheva :
- Je proclame définitivement la création... de l’Élite 8 !
* * * * * * *
La cellule était grise, terne et monotone. Un petit carré de béton usé et glacé, voilà ce qu'il avait en guise de maison. Quant à ce qu'il avait en guise de compagnie ? Un vieux lit à la charpente délabrée et aux couvertures miteuses, un évier crasseux et couvert de calcaire ainsi qu'un pot de chambre nauséabond. Voilà tout. Et à travers les barreaux d'acier, -neufs en revanche-, il ne voyait que des couloirs lugubres à l'architecture vétuste. On les aurait cru taillés dans un affreux bloc de béton... De fait, la seule couleur qui s'offrait à son regard était du gris. Du gris à perte de vue. Du gris à n'en plus finir. Du gris, en veux-tu, en voilà...
Tel était le quotidien lassant d'un homme. Ni plus ni moins que cela. Rien de plus sordide, dira-t-on... Mais quoi de mieux pour un prisonnier après tout ?
Orowind, c'était le nom de la forteresse qui le retenait captif. Cette forteresse perdue sur une île au beau milieu de l'océan, en plein cœur d'une jungle hostile. Et il se trouvait à son plus bas niveau, le cinq, qui plus est. Cela faisait déjà dix longues années. Dix longues années qu'il y était enfermé, priant chaque jour pour en sortir. Mais il savait parfaitement que, s'il parvenait par un quelconque miracle à sortir de sa geôle humide et inhospitalière, une nuée entière de gardiens lui sauterait dessus. Une nuée de gardiens armés jusqu'aux dents et avertie par une nuée de surveillants, eux-mêmes alertés par une nuée de caméras truffée un peu partout dans le bâtiment. Simple mais efficace. Orowind n'avait pas volé son titre " d'inexpugnable ", force était de le reconnaître.
L'homme tourna en rond dans sa cellule, ayant pour seul bruit de fond l'écho de ses propres pas. Il fallait dire que le niveau cinq, -où étaient incarcérées les pires crapules-, n'abritait pas foule. On l'avait ramené lui, l'homme aux trois millions de PokéDollars, après une brève promenade de vingt-cinq minutes. Hormis cela, il ne sortait de ce dédale de couloirs sombres et exigus, -enterré à des dizaines de mètres sous le sol-, que pour manger et se laver. Et encore, si on pouvait dire que ce qu'on lui servait était mangeable, ou même que les salles de bains étaient d'une propreté irréprochable.
Le directeur s'était même payé le luxe de lui accorder un appel téléphonique, par " pure miséricorde " bien entendu. Pas de sourire ironique, pas de ton moqueur, juste la volonté de le voir s'effondrer de tristesse une fois qu'il aurait raccroché pour toujours.
Que ces quelques minutes furent dures... Mais s'il devait essuyer une peine d'enfermement de toute une vie, s'il devait vraiment faire de la perpétuité, autant l'entendre une dernière fois. Sa voix. S'assurer qu'elle allait bien. S'assurer que, même sans lui à ses côtés, la vie continuait pour elle. Et surtout, s'assurer qu'elle était heureuse. Il n'en demandait pas plus.
Le prisonnier tomba à genoux, le corps parcouru de légers tremblements et le visage inondé de larmes. Repenser à ce qu'elle lui avait dit lui faisait mal... oui, si mal ! Comment l'amour de sa vie avait-il pu le rejeter ainsi ? Pourquoi ne le comprenait-elle plus comme avant ? Pourquoi donc ? Il n'osait y croire... Ce devait être une erreur ! Elle devait être un peu fâchée sur le coup et ses paroles avaient dépassées ses pensées. Voilà la seule explication plausible. Impossible qu'elle lui voue une quelconque haine. Après tout, ils s'aimaient...
Méditatif, l'homme s'interrogeait de plus en plus sur les raisons qui le motivaient... Avait-il raison de se hasarder sur le chemin qu'il avait choisi ? En le suivant, ne faisait-il pas une erreur plus considérable encore que toutes celles qu'il avait pu commettre à l'époque où les Pokéman sévissaient ? Ne se révélerait-il pas ainsi d'une nature similaire à celle qu'on lui soupçonnait ? Prendre une décision ferme le déchirait... Et remuer ses souvenirs ne faisait que rendre plus désagréable encore ce cruel dilemme.
Son cœur serré tambourinait à lui rompre les cotes dans sa poitrine. Il ne sentait plus homme. En fait, il ne se sentait plus du tout, comme réduit à rien. Les dernières paroles hargneuses de sa bien-aimée avaient ôtées en lui les dernières parcelles de son âme. Elles avaient transformées son humanité en poussière, n'en laissant que le pale souvenir... Il était à présent telle une coquille vide, seule et éloignée de tout sur une plage déserte.
Cela faisait bien longtemps que ses entrailles se tortillaient douloureusement, mais il venait tout juste de le réaliser. Maintenant qu'elle l'avait rejetée, maintenant qu'elle avait brisé son être d'une poigne impitoyable, il comprenait. Sa femme l'avait abandonnée. Comme sa petite fille. Comme tout les autres.
Alors qu'il ressassait cette funeste vérité, ses pleurs redoublèrent d'intensité. Un flot successif de questions lancinante venait le submerger et embrouillait ses sens. Pourquoi ne le comprenait-on pas ? Qu'avait-il donc fait qui méritât une telle cruauté, un tel rancœur ? Vouloir changer les choses était-il donc un péché capital ? N'était-il né que pour souffrir et marcher sous les lazzis de la foule ? N'avait-il pas droit au bonheur ? En somme... qu'avait-il fait de mal ?!
" Tu n'as pas fait de mal... TU ES LE MAL. "
Une voix sardonique et caquetante avait résonné, non pas à l'extérieur, mais à l'intérieur de lui. Elle provenait tout droit de son esprit, bousculant sa conscience et prenant un peu plus le pas sur ses pensées à chaque seconde...
- Mais qui es-tu ? souffla le prisonnier, haletant.
L'homme se soutint d'un bras pour ne pas tomber, se tapotant le crâne avec l'autre. Il ressentait un picotement désagréable, comme démangé par un insecte à la piqûre particulièrement féroce...
" Ça ne se devine pas ? répondit la voix en lui martelant le cerveau. Mais pourtant c'est simple... Je suis celui qui a osé te faire dire ce que tu taisais. Je suis celui qui a fait de tes projets secrets une réalité. Je suis celui qui a redonné un semblant de carrure à l'individu faible et taciturne que tu étais... je suis toi. "
Le prisonnier n'osait y croire et demeura coi un instant, retenant son souffle. Cela n'avait rien de rationnel !
- Non, tu mens ! Foutaises, tu n'existes pas ! Tu es le produit de mon imagination et je peux te faire disparaître aussi vite que tu es apparu !
- Très bien. Dans ce cas ne te gène pas, vas-y ! "
L'homme déglutit. Cette fois, les paroles ne provenaient pas de son esprit... elles avaient franchies ses lèvres ! Que lui arrivait-il ?
- C'est ce que je pensais, je n'ai eu aucun mal à prendre possession de tes fonctions motrices. Tu es faible... TU ES FAIBLE !
En proie à un effrayant dédoublement de personnalité, le prisonnier conversait à grands renforts de cris. Tantôt sa voix était douce mais grave, tantôt elle était mielleuse et aiguë. Il vociférait, gesticulait, postillonnait...
- Laisse-moi... TRANQUILLE ! disait l'homme.
- Non, n'y compte pas ! répliquait son affreux homologue. IL EST TEMPS QUE QUELQU'UN REPRENNE LES RÊNES ! Ça fait trop longtemps déjà que je sommeille dans les tréfonds de ton âme. Je t'ai déjà imposé mon joug une première fois, je peux bien réitérer cet exploit !
- PARS ! VAS T'EN !
Le prisonnier se jeta sur son lit en le faisant dangereusement grincer. Dans une suite ininterrompue de convulsions, de grimaces et de hurlements, il articula :
- Aujourd'hui, tu es à moi ! Je suis... je suis le ROI !
L'être d'origine se sentait étrangement détaché, comme si sa conscience s'échappait peu à peu de son corps pour s'envoler vers la voûte céleste. Ses pensées sombraient dans une sorte de brouillard noir. Il perdait tout contrôle et se sentait disparaître progressivement. Allait-il rejoindre les dieux dans le ciel ? Serait-ce donc ça... mourir ?
Un gloussement résonna alors. Un gloussement glacial, machiavélique et sadique. Les cris, les gesticulations, les conflits intérieurs... Tout avait cessé. Il avait gagné.
Désormais, ce corps avait un maître. Un nouveau maître.
* * * * * * *
Une nuit d'un noir d'encre se profilait par-delà le crépuscule orangé. Le vent charriait d'importantes masses de cumulonimbus. Ils avaient l'air d'étranges taches inconsistantes au milieu du ciel nimbé d'un éclat vif. Quelques étoiles brillaient déjà d'une lueur ondoyante, petits points lumineux dans l'immensité étincelante du ciel. Un grondement résonna au loin, suivi d'un fracas reconnaissable entre milles. Celui d'un éclair. Visiblement, un orage tumultueux s'annonçait.
Hyde s'humecta l'index et le pointa à la verticale, l'air absent. Oui, le vent véhiculait l'intempérie dans sa direction. Aucun doute possible à émettre là-dessus. Il faisait, malgré l'obscurité grandissante, une chaleur quelque peu étouffante. A coup sûr, l'océan de Sinnoh aurait le droit à un bon vieil orage tropical.
Derrière l'homme, un imposant bâtiment rectangulaire élevait ses quatre tours d'angle et dressait ses hauts remparts de béton gris et monotone. A première vue, ce monument architectural aux rares fenêtres à croisillons était impénétrable et des plus terrifiants. Mais Hyde savait que ce n'était que la partie visible de l'iceberg. Il savait que, une fois traversée la vaste porte de bois massif constituant l'entrée, le spectacle était autrement plus sinistre.
A Orowind, c'était comme ça. Lorsqu'on y avait mis les pieds ne serait-ce que quelques minutes, on s'en trouvé changé, hanté par le souvenir de ce que l'on y avait vu et entendu. Invariablement, cette prison réputée comme la meilleure au monde marquait ceux qui se retrouvaient entre ses murs. Captifs comme geôliers, visiteurs comme visités.
Hyde détestait cet endroit. Mais contribuer en tant qu'inspecteur à l'arrestation de criminels était sa seule raison de vivre, la seule chose qui lui ait permis de tenir bon après toutes ces années... Depuis dix-sept ans ans exactement.
L'homme avait perdu vingt kilos entre-temps. Il avait coupé ses cheveux très courts et opté pour des lentilles de contact, comme pour tirer définitivement un trait sur son passé. Son visage avait toujours un côté juvénile, mais il s'y était rajouté quelques rides. Hyde ne souhaitait plus penser à tout cela. A présent, il n'était plus le même. Il avait changé, aussi bien physiquement que mentalement.
Oui, laisser ça derrière lui sur le sentier rocailleux qu'il foulait, ne plus y penser...
Des hêtres formaient une rangée bien nette de part et d'autre du chemin que Hyde empruntait. Absorbé dans ses pensées, il ne remarqua pas un fait insolite : l'individu qui se tenait en équilibre sur la branche d'un des arbres et semblait l'observer attentivement. Mais alors qu'il atteignait une pente douce, l'inconnu sauta brusquement devant lui, arrachant un bref sursaut à Hyde.
- Et alors ? ironisa le nouvel arrivant. Sortir aussi tardivement sans escorte ne ressemble pas à l'Inspecteur en Chef d'Orowind ! Ce n'est pas une conduite très prudente pour un tel représentant de l'ordre !
Hyde demeura ahuri, les sourcils si rapprochés qu'ils semblaient n'en former qu'un. Il venait de reconnaître la mine revêche, la peau crayeuse et les yeux rouges et cruels...
- D'un autre côté, tu as bien changé... reprit son interlocuteur en lui jetant un regard torve, sa bouche s'étirant en un affreux rictus. Regarde-moi cette silhouette d'athlète et ces trapèzes ! Mon dieu, ne me dis pas que tu as fait vœu d'abstinence sur les sucreries et les soirées passées dans le canapé ? Quelle abnégation, bravo ! ajouta-t-il de son ton le plus mielleux en faisant mine de l'applaudir. Il paraît aussi que tu as une femme maintenant...
Hyde gesticula imperceptiblement, mal à l'aise. Si de prime abord les propos doucereux de son vis-à-vis ne l'avaient pas réellement gêné, ils commençaient désormais à prendre un tout autre tour... Un tour qui ne lui plaisait pas.
- Dis-moi, tu as bien vite oublié Ève, lança l'inconnu, bien plus acrimonieux que précédemment. Aurais-tu également oublié ton cher petit frère, Hyde ?
Le timbre de plus en plus menaçant de sa voix était sans équivoque. Le rancœur viscéral qu'il gardait en lui émergeait au fur et à mesure qu'il parlait, et Hyde ne le sentait que trop bien.
- Bien sûr que non Xavier, ou plutôt devrais-je dire, Orion ! répondit ce dernier en dissimulant très mal son malaise. As-tu donc si honte de ton prénom d'origine ? Quoi que tu fasses, tu seras toujours le même ! Et changer d'appellation n'y fera rien !
Un silence pesant s'installa soudainement tandis que les deux frères s'observaient, l'un avec animosité, l'autre avec curiosité et appréhension. Orion était plus impressionnant, plus imposant que jamais. Son visage carré à forte mâchoire, son crâne chauve et luisant comme la surface polie d'un miroir, son sourire mauvais aux dents jaunâtres mais pointues... Tout en lui concourait à susciter la crainte, à lui conférer l'allure d'une bête féroce et sanguinaire.
Orion n'avait pas pris la peine de couvrir son torse d'une blancheur lunaire. Il revêtait un simple pantalon à plis marqués d'un vert anis auquel il avait attaché une chaîne sur deux passants opposés. Au moindre de ses mouvements, les maillons métalliques battaient sa hanche gauche dans un tintement sonore. Cela lui donnait, avec sa robuste musculature et l'imposant tatouage en forme de serpent ailé qu'il arborait sur la poitrine, l'air d'un bandit tout juste évadé. Le dessin au style gothique était si réaliste qu'il semblait prendre vie à chaque fois que les muscles d'Orion s'animaient.
Lui, en revanche, n'avait pas changé, pensa Hyde avec nostalgie.
- Ne me dis pas que tu as neutralisé les gardes ? demanda-t-il en sondant son cadet du regard. Tu fais une folie !
- Tu le remarques tout juste maintenant ? souligna Orion d'un ton sarcastique. Mon pauvre, mon apparition a vraiment due te tournebouler !
Hyde ne répliqua pas. Son frère avait visé juste. Sa présence était tout sauf logique. Comment cela se pouvait-il ?
- Tu dois te demander pourquoi, et surtout par quel miracle, je suis ici, dit Orion, devinant les pensées désordonnées de son aîné avec une facilité déconcertante. C'est tout simple, je vais te le dire... après t'avoir emmené avec moi.
- Comment ça ? s'exclama Hyde, sans comprendre.
Son air incrédule fit doucement glousser Orion. Tout en lui avait changé, sauf son expression. Cette expression naïve qu'il lui connaissait si bien et qui avait toujours été la sienne quand il était abasourdi. Oui, c'était celle là qu'il affichait lorsqu'il ne comprenait pas. Et Orion trouvait cela particulièrement risible, pour sa part.
- Très bien, je vais être plus explicite, reprit-il d'une voix dure, les ailes de son nez grec frémissantes. Je ne suis pas venu régler mes comptes avec toi. Non, ça, nous en aurons tout le temps plus tard. Pour l'instant... je suis venu te chercher.
Le visage de Hyde n'exprimait plus le doute, seulement la colère et l'indignation.
- Mais pourquoi donc ? demanda-t-il dans une vaine tentative pour contenir la fureur qui faisait trembler sa voix.
- Alors tu n'as vraiment pas la moindre idée ? Dire que je te croyais astucieux et bien plus intelligent que quiconque ! Toutefois, je n'ai pas le temps de t'expliquer, il se pourrait déjà que l'on ait remarqué que quelque chose clochait à l'extérieur. Mon dieu, combien il est regrettable... d'en finir ainsi !
Et, sans prévenir, Orion bondit sur son frère, brandissant férocement le poing. Malgré son costume cravate très peu adapté aux acrobaties, Hyde para un coup, puis un deuxième... et contre-attaqua avec un coup de pied fouetté. Il atteignit Orion en plein menton dans un craquement sinistre. Mais, loin de laisser un quelconque ascendant à son aîné, celui-ci riposta prestement, frappant aussi sec Hyde au niveau de la mâchoire.
Ahanant et tenant dans sa main la zone respectivement touchée par l'autre, les deux adversaires reculèrent et se scrutèrent attentivement, le regard flamboyant. Avec un hurlement belliqueux, ils se ruèrent à nouveau l'un sur l'autre et engagèrent un sévère corps à corps. Dans la confusion qui s'ensuivit, une pluie de coup fut échangée. Quand l'un attaquait, l'autre ripostait aussitôt... Quand l'un parvenait à frapper, l'autre réagissait avec la même vigueur... C'était un combat comme on osait pas l'imaginer. Tendu, rapide et acharné. Et bien malin aurait été celui qui pourrait en prédire l'issue, tant l'opposition de part et d'autre était forte.
Enfin, dans un ultime cri, les belligérants s'assénèrent mutuellement un uppercut en plein estomac. Foudroyés de douleur, le souffle coupé, ils titubèrent en sens inverse de l'autre. Les yeux clos, la respiration saccadée et le front moite, ils s'agenouillèrent au même instant en crachant de la salive ensanglantée. Ce goût âcre et déplaisant, Hyde avait espéré ne plus jamais l'avoir dans la bouche. Cette souffrance, son corps en feu, tout cela le déstabilisait au plus haut point. C'était comme s'il replongeait dix-sept ans en arrière...
- Je vois que tu n'as pas perdu la main... balbutia Orion en se relevant péniblement. Tu es toujours aussi fort qu'auparavant. Non, ajouta-t-il en épongeant le sang qui perlait à la commissure de ses lèvres, à vrai dire, tu es encore plus fort. C'est donc cela, le fameux Inspecteur Solrei, dit " les Poings Implacables " ? Dis-moi, tu t'es sérieusement entraîné depuis notre dernière rencontre !
Il esquissa un rictus de satisfaction devant la mine défaite de Hyde. Celui-ci trouvait qu'il avait une étrange façon de lui rappeler cette fameuse nuit où ils s'étaient affrontés pour décider du sort de l'humanité... En son for intérieur, il craignait le pire. Son petit frère n'aurait pas du être en liberté, c'était à n'y rien comprendre...
- Avoue-le, reprit Orion en semblant à nouveau deviner le cheminement de ses pensées, tu savais. Tu savais que, d'une manière comme d'une autre, aujourd'hui comme dans dix ans, ton passé te rattraperait !
Devant le mutisme affligeant de son aîné, l'homme éclata de rire. D'un rire grave, sardonique.
- Je me doutais bien en venant à ton encontre que la partie serait loin d'être gagnée, même si j'arrivais à t'isoler. Aussi ai-je pris mes dispositions avant de me montrer.
- Que veux-tu dire ? s'exclama aussitôt Hyde, la mine soudain livide et le regard alerte. Tu ne serais donc pas seul ?
Orion leva les bras de part et d'autre de lui comme s'il invoquait la miséricorde divine, un large sourire flottant sur son visage blafard.
- Gagné ! Tu as deviné juste, comme presque toujours ! Mais vois-tu, il est légèrement trop tard pour songer à la fuite. Ton destin est déjà scellé.
Hyde se redressa promptement, tournant la tête un peu partout. Fermement campé sur ses appuis, il scrutait la forêt qui le cernait à droite comme à gauche. Entendant un bruissement suspect, il s'empara vivement d'une PokéBall qui pendait à sa ceinture. Orion ricana doucement devant la peur que trahissait son frère et leva un index réprobateur en l'agitant dans un mouvement de métronome.
- Si je puis me permettre, tu ne regardes pas où il faut, ironisa-t-il en observant Hyde sonder obstinément la végétation.
Ce dernier comprit trop tard. Un craquement sourd, tel celui d'un fouet, déchira le silence. Puis une ombre l'enveloppa dans un souffle d'air et une silhouette blanche atterrit devant lui. Immédiatement et avant qu'il ait pu réagir, elle le désarma en envoyant sa PokéBall dans un buisson proche. Enfin, une rafale de vent le cingla en même temps que quelque chose de long, de pointu et d'acéré qui lui entailla le torse... Une longue coupure oblique se fit jour à travers sa chemise, laissant échapper un flot de liquide vermeil qui ruissela le long de son habit.
En un instant, il lui semblait être passé de vie à trépas. Douleur, souffrance mais aussi incompréhension, doute et tristesse... Ce furent tout autant de choses qu'il ressentit en l'instant. Hyde tituba, le corps bouillonnant et envahi par une désagréable chaleur. Une chaleur étouffante...
- Alors, grand frère, ne te rappelle-t-il rien ? s'esclaffa Orion en observant avec un plaisir malsain Hyde s'écrouler lentement. C'est bel et bien !
L'inspecteur ne l'entendit qu'à travers un bourdonnement vrillant peu à peu ses oreilles. Son souffle était court, chaque respiration lui paraissait être comme un coup de poignard porté dans ses flancs... Son cerveau asphyxié flottait dans une étrange brume et son regard se floutait, l'emportant dans une inhabituelle somnolence... Il se sentait dépérir.
Hyde poussa un râle. Dans un dernier gargouillis écœurant, il s'effondra de tout son long, la jambe agitée d'un ultime spasme et le corps exsangue.
- Vite, transportons-le à la planque afin que je puisse le soigner sans accrocs, ordonna Orion avec dédain à la silhouette blanche. Comme ça, je pourra enfin lui demander... où il cache le Cristal de Puissance.
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Au début j'avais peur que le texte paraisse trop long 
Je corrigerai les deux-trois fautes relevées (oui, je sais, les participes passés et moi ça fait clairement deux...). En tout cas, ne t'en fait pas, il me semble que les chapitres qui suivent sont du même acabit 
