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Vénérable §O-S§ de Ramius



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» Auteur : Ramius - Voir le profil
» Créé le 30/06/2021 à 09:50
» Dernière mise à jour le 27/09/2022 à 20:12

» Mots-clés :   Conte   Médiéval   Mythologie   One-shot

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L'or et le sang
Mais la chute est trop haute, l’effort est trop grand. J’ai beau continuer de sauter, je sais que j’ai trop donné pour la franchir. Mes muscles me tirent et le courant m’entraîne, toujours le plus fort. Je sais qu’il va gagner. Je n’abandonne pas. Je continue, je continuerai jusqu’à mourir d’épuisement si j’y arrive.

Ce serait rêver. Les faibles comme moi ne meurent pas d’épuisement.

Au bout de la lutte, quand mon corps entier s’est changé en pierre, le courant se saisit finalement de moi, et me projette sans force dans la cascade. Chute après chute. Saut après saut. Défaite après défaite.

Je recommencerai demain. Je suis allé plus loin qu’hier ; hier, je n’ai pas pu passer la plus haute chute. Mais peu importe. Aujourd’hui, je suis encore à moitié mort, j’ai besoin de manger. Alors je furette un peu partout dans l’étang, les pensées figées par la fatigue. Enfin, disons plutôt que je n’ai qu’une chose en tête, la fuite. Fuir cet étang trop petit où les Poissoroy font la loi et s’attribuent toutes les algues. Nous cherchons tous à fuir, nous attaquons tous la cascade chaque jour, et je sais que derrière moi un autre s’est déjà élancé au-dessus une mare d’yeux anxieux.

Nous échouons tous. Nous recommençons tous, chaque jour. Parce que nous sommes trop têtus pour abandonner ou pour courber l’échine devant les Poissoroy, et trop faibles pour les combattre.

Eux aussi nous suivent du regard, moqueurs. Ils aiment bien accueillir les vaincus et les titiller, et leurs coups de corne dédaigneux me guident à travers l’étang, loin des herbiers où nous n’avons pas le droit de nous nourrir. Un mal pour un bien : sans ces guides mal intentionnés, je n’aurais pas la force de me diriger et presque pas celle de nager. Comme si j’y pensais. Je ne pense qu’à fuir.

Mes mâchoires se referment machinalement sur un fragment minuscule et appétissant, et je sens un coup de dent dans ma chair, je sens le goût du sang. Les Poissoroy s’éloignent en ricanant, pendant que j’essaie de lutter contre le crochet qui tire et qui m’attire.

C’est l’erreur idiote quand on se nourrit… Je l’ai encore commise. Quelle poisse.

J’avale quand même l’appât, pendant que l’hameçon me happe hors de l’eau. C’est toujours ça de pris ! Puis je continue de frétiller, de lutter comme je le peux. En vain, comme chaque fois : on peut nager dans le courant, mais les mains du pêcheur s’accrochent aussi fermement et aussi douloureusement que son arme.

« Et un beau Magicarpe ! me lance-t-il. Petit poisson, je te remercie pour ta générosité… »

Je suffoque. L’air, rauque, sifflant, brûle mes branchies et enserre mon cœur dans son étau ; je halète désespérément pendant que le pêcheur me dépose dans sa besace et se relève. J’étouffe. C’est la pire sensation que je connaisse.

***
Le pêcheur s’agenouille au bord de l’eau, ignorant les regards curieux des poissons qui se demandent sans doute pourquoi il n’a rien à manger pour eux aujourd’hui. Il se recueille, rempli de respect pour ce bassin misérable qui le garde en vie jour après jour.

Ses mains tannées par les ans extirpent délicatement une masse blanche de la besace qui le suit partout. Il la contemple un instant, en silence, puis la dépose doucement dans l’eau.

« Tu m’as gardé en vie, et je t’en remercie une dernière fois, dit-il. Maintenant, je te rends la vie : sois heureux, petit poisson ! »

Sous son sourire amical, les Poissoroy se détournent de l’offrande. Les os sont blancs, blancs comme la mort : il n’y a rien à manger là-dessus. Alors le pêcheur se relève, et s’éloigne du petit étang, de sa belle cascade et du filet d’eau qui le quitte en roulant joyeusement sur les cailloux du gué.


***
J’ouvre les yeux, je laisse le baiser de l’eau douce couler sur mes orbites toutes neuves. La liqueur huileuse qui me couvre se dissout peu à peu, libère mon faible corps et laisse ma vue s’éclaircir, se préciser.

Autour de moi, les poissons de l’étang m’observent avec intérêt. La naissance d’un nouveau Magicarpe est un événement parfaitement inintéressant, mais il faut bien rappeler aux nouveaux-venus où ils se trouvent et où ils n’ont pas le droit d’aller. Non sans raison : poussé par la faim, je m’élance aveuglément vers l’herbier le plus proche. Tout proche, comme si on avait placé mon œuf ici à dessein ! Je n’aime guère les parents qui font cela — cette petite chance de goûter aux mets des maîtres de la mare s’accompagne de tourments bien plus violents. Le sang des nouveaux-nés coule toujours, toujours, c’est la règle, c’est à cause de leurs écailles si fragiles. Si mollement qu’ils attaquent, les Poissoroy les percent toujours. Pourquoi aggraver encore cela ?

Mais aucune corne ne vient me chatouiller le flanc, aucun courant ne vient troubler mes nageoires, aucun Poissoroy ne m’attrape par la queue alors que je me jette sur les algues et que je mords dedans. Rien ne vient. Je ne m’en soucie pas, il n’y a que la faim.

Un corps aussi petit que le mien ne peut pas beaucoup manger. C’est pourtant bien la première fois de mes vies que je suis repu… Quand je m’écarte des herbes, les poissons qui m’entouraient n’ont pas bougé. Ils me fixent encore, confus et indécis. Les Magicarpe flottent comme morts, les Poissoroy s’agitent nerveusement.

C’est sans importance… Il n’y a qu’une seule chose qui compte. Une seule chose qui peut s’imposer, maintenant que la faim a disparu.

Partir d’ici, vaincre la cascade.

Les poissons s’écartent sur mon chemin alors que je zigzague tant bien que mal vers le trou d’eau à la surface bouillonnante. Les Magicarpe qui attendent là me fixent craintivement, détournant leurs regards du précédent fuyard. Lui-même, quand le courant le projette dans l’étang, fait l’effort de s’écarter de moi.

C’est sans importance. Puisque personne ne semble l’oser, je m’élance de toutes mes forces.

Le premier jour, on passe à peine la première chute. Je le sais bien, tout le monde le sait. Le courant se saisit de moi sans surprise, et me renvoie sans ménagement vers l’étang aux eaux claires. Mon reflet, quand je heurte l’eau, est doré et non rouge.

Alors c’est pour ça qu’ils s’écartent tous ? La couleur du soleil qui brûle les écailles et fait sécher les yeux quand on le regarde trop longtemps à travers la surface… Mais ils n’auront pas peur bien longtemps. Les Poissoroy sont trop malins, ils comprendront. Les Magicarpe sont trop habitués à souffrir, ils prendront le risque de me pousser hors du chemin.

Demain, je sauterai à nouveau. Aujourd’hui, je vais me nourrir tant que je le peux.

***
Le pêcheur hésite, devant le poisson aux écailles jaunes qui frétille faiblement dans sa main. Le soir tombera bientôt, il n’a rien mangé, et ce Magicarpe est si dodu… Il hésite, mais il sait qu’il ne peut pas.

C’est un poisson particulier, touché par le soleil… Il doit le donner à son seigneur, pour qu’il rejoigne son bassin ornemental. Le seigneur le remerciera, lui accordera un peu plus du riz produit par les autres paysans, et le pêcheur aura un peu moins faim.

Ou pas, car cela signifiera aussi la fin du poisson. Il devra mener le seigneur à l’étang, lui montrer son petit endroit secret, parce qu’il n’a pas ce qu’il faut pour garder ce Magicarpe en vie hors de l’eau. Et ce sera la fin de la pêche, parce que le seigneur saura que l’on peut pêcher ici, malgré l’eau à peine assez profonde pour les poissons. Le pêcheur, finalement, aura plus faim encore qu’avant.

Mais il le doit. Le seigneur obéit à son seigneur, qui obéit au daimyo, qui obéit au shogun, qui obéit à l’Empereur, et ainsi un petit pêcheur peut-il être lié aux Kamis qui ont fait le Nippon et qui rendent la vie aux poissons. Les Kamis ont un œil lointain sur lui, les Kamis le laissent survivre grâce à ce bassin, les Kamis ont choisi ce petit poisson pour qu’il l’offre à son seigneur. Il doit donc le faire.

Avec un soupir, il détache l’hameçon de la joue du Magicarpe, et il le dépose délicatement dans l’eau.


***
Sauter ; sauter ; sauter, les muscles détendus ; sauter, couler ; sauter un peu plus haut ; bondir !

Les embruns de la chute s’éloignent derrière moi, toujours plus loin, jusqu’à ne laisser que l’air cruel et sifflant, jusqu’à ce que tout mon élan soit consumé, jusqu’à ce que je me sente retomber. Et l’eau se referme de nouveau sur moi, l’eau de la cascade, au-dessus de la chute. J’ai passé la chute la plus haute.

Comme hier, et avant-hier, et le jour d’avant. Mais aujourd’hui, quelque chose a changé. Aujourd’hui, je ne suis sûr de rien. Aujourd’hui, ce bond terrifiant dans le royaume du soleil ne m’a pas vidé de mes dernières forces.

Aujourd’hui, je ne sais pas jusqu’où je peux aller.

Mais mon objectif reste le même.

Le sommet.

Ou la mort.

***
L’air maussade du samouraï se dissipe quand les deux hommes arrivent à l’étang. Lui qui s’attendait à courir après le Wattouat à cinq pattes, le voilà sous ses yeux : un Magicarpe doré, dont les écailles resplendissent de mille feux dans les embruns de cette série de chutes d’eau. Le poisson bondit, et bondit, et bondit encore, couronné de soleil.

« Ça alors, s’exclame le pêcheur. Comment va-t-on l’attraper, maintenant !

— Tais-toi ! rétorque l’autre. Il est hors d’atteinte, mais ne vois-tu pas que c’est la volonté des Kamis ? Ne vois-tu pas l’or qui étincelle autour de lui ? En ce moment, ce poisson est sacré, et ni toi ni moi ne pouvons porter la main sur lui. »

Le pêcheur baisse la tête, dépité.

« Je ne sais pas, avoue-t-il. Je n’ai jamais vu d’or…

— Alors regarde, et régale tes yeux… »

Les deux hommes se taisent, et contemplent le petit poisson qui escalade la paroi rocheuse en s’aidant de la moindre flaque d’eau.


***
Je suffoque. Mes branchies sont à peine humides, dévorées par l’air libre, mon sang bout et mes muscles se crispent. L’épreuve la plus dure était près du sommet, quand le flux d’eau qui me tombe dessus se sépare en mince filets qui ne suffisent plus à former un ruisseau.

C’est sans importance. Je ne suis pas mort, je frétille encore, et je continue de sauter. Pas parce que le courant est devenu trop faible pour me ramener en bas et que je mourrais si je m’arrêtais, pas par fierté ou par honneur, pas même pour fuir l’étang bondé. Je continue parce que j’ai commencé. Et ce qu’on commence, on le finit. Un bond après l’autre. Une victoire après une autre.

Quand l’eau me saisit à nouveau dans son étreinte délicate, je ne comprends d’abord pas ce que j’ai sous les yeux : un large bassin planté d’herbes vertes, qui s’agitent paresseusement dans le courant. Plus loin, le bassin fait un angle, me cachant ce qu’il y a au-delà.

Moi qui croyais que c’était le sommet ! Moi qui me félicitais déjà d’avoir réussi le dernier bond, le plus difficile de tous ! Dans le courant qui m’attrape fermement, je saisis mon erreur. La force ne signifie rien, en face de la rivière. La rivière ne s’arrête pas au sommet de la cascade. Je suis le Magicarpe le plus fort qui ait jamais nagé dans notre petit étang, le premier à réellement en sortir, mais je reste trop faible. L’eau s’empare à nouveau de moi, et me raccompagne dans la chute.

Mon corps frêle rebondit sourdement sur les pierres du torrent, chaque choc comme un échec de plus. Pourtant, je suis serein. C’est un échec, et ils me regarderont sans savoir qu’en penser en bas dans le bassin, mais en même temps c’est une victoire. Je sais que demain, je serai capable de remonter la chute une deuxième fois. Je sais que je m’arrêterai au sommet, que je verrai la rivière qui continue, et que je nagerai tranquillement.

La rivière ne s’arrête pas au sommet de la cascade. Maintenant que j’ai appris cela, je ne serai pas surpris, demain, quand j’affronterai à nouveau la chute. Et cette certitude me remplit d’une sérénité physique, une confiance qui gomme les chocs et apaise la morsure de l’air.

***
« Il tombe !

— Eh bien, j’y ai cru un instant… Mais peut-être que ce n’était pas le jour de ce petit poisson, finalement. À nous de l’attraper ! »

Le samouraï plante fermement un pied dans l’étang, bientôt suivi par le pêcheur. Les deux hommes marchent dans l’eau peu profonde, restent là où ils ont pied, se dirigent avec assurance vers le pied de la cascade où le Magicarpe vient de s’enfoncer sous l’eau. Avec sa belle couleur dorée, il sera facile à repérer…

Et soudain ils s’arrêtent, sans un bruit, sans un mot. Le bassin s’est illuminé d’un éclat blanc, puissant, brûlant, un brasier pur et immaculé. Le petit poisson n’a pas dit son dernier mot.


***
La force !

Je la sens qui s’empare de moi, qui coule dans mes veines et accélère mon petit cœur, déversée depuis mes branchies, insufflée dans tout mon être. Ce n’est pas la force tranquille et souple que j’ai opposé à la cascade, c’est un torrent furieux qui ne demande qu’à déborder et à tout submerger.

Je me redresse, étourdi et enivré, et je regarde autour de moi. Comme le monde a changé ! Minuscule, le bassin, doux et chaud, l’air contre ma peau, réconfortant, le soleil qui me regarde… Mais c’est moi qui suis plus grand, plus fort, plus résistant. Comme une deuxième naissance, et je sais que je l’ai vécue parce que la rivière ne s’arrête pas au sommet de la cascade. C’est évident : mon existence non plus ne pouvait pas s’arrêter à ma fuite de l’étang !

L’eau, timide, intimidée, ose à peine couler contre ma masse, et pourtant je sens comme un courant qui s’attarde. Des cornes, qui tentent en vain de transpercer mon armure d’écailles, certaines rouges et d’autres crèmes, lançant de beaux reflets dans l’eau.

Ce qu’ils sont devenus petits, les Poissoroy ! Mais il y a plus grand et je les ignore. Il y a ces deux humains, le pêcheur et un autre, dans l’eau jusqu’à la taille et les yeux fixés sur moi. Ils n’osent pas bouger, réduits au silence par ma taille. Ce qu’ils sont petits, eux aussi !

Mes moustaches oscillent doucement, dans l’air qui n’ose pas me brûler. Je me souviens de mille morsures étouffantes, de mille suffocations douloureuses, de mille besaces se refermant sur moi. Et pourquoi ne serait-ce pas à mon tour de remercier le pêcheur pour mon repas, hmm ? Mais je sais que la rivière ne s’arrête pas au sommet de la cascade. Je briserai les os du pêcheur et il ne renaîtra pas ; je briserai le cours de sa rivière et il ne me remerciera plus jamais.

Mes mâchoires s’entrouvrent. Je sens l’odeur de leur chair, l’odeur de leur sang, l’odeur de leur peur. Et je m’en délecte, car je suis devenu assez fort pour cela.

Mes nageoires frémissent, impatientes. Quand j’aurais goûté à la chair humaine, qui pourra m’empêcher d’en conquérir plus ? Je devine déjà son fumet dans l’air, et je sais qu’elle est infiniment meilleure que les herbes rêches et filandreuses dont les Poissoroy sont si fiers.

Et je rugis ce défi à la face du monde : si je peux le dévorer, c’est qu’il m’appartient !