Substitution [OS] de Sanaito

_____Suzie et moi rentrons de notre promenade du matin sur la Route 12. J'ai les poils complètement trempés par la rosée. Je n'aime pas aller dans les hautes herbes, surtout qu'aujourd'hui, les Pokémon sauvages m'ont fait peur ! Nous franchissons le portail de notre jardin, retrouvant la mère de ma Dresseuse occupée à dresser la table sur la terrasse.
_La petite fille étant toujours la première levée, ce n'est qu'après notre balade qu'elle salue ses parents :

_— __Bonjour maman, comment tu vas ? dit-elle en faisant de grands signes de la main pour signaler qu'on arrive.

_Elle lui répond "très bien, merci" et l'embrasse sur le front. La fillette colle ensuite sur sa joue un gros bisou un peu baveux avant de commencer à manger, l'estomac creusé par notre petit tour. De mon côté, je me jette sur ma gamelle, moi-même affamée.

_— __Zorua, tu vas t'étouffer ! me prévient-on.

_Comme s'il s'agissait d'une prédiction, je recrache tout à coup en toussant ce que j'avais dans la bouche. Je sens la main de la jeune femme se poser sur ma tête.

_— __Petite dégoûtante, va, rit-elle. Mange moins vite, la prochaine fois.

_J'acquiesce en jappant et continue mon repas, suivant ses conseils en prenant plus de temps pour mâcher.
_Ayant de son côté abandonné sa tartine et son jus d'orange, l'enfant est allée dire bonjour à son père, resté dans la cuisine avec des tas de feuilles de papier qu'il ne cesse de remuer dans tous les sens en répétant "mais ce n'est pas ce dossier que je cherche !" ou d'autres phrases semblables.
_Je délaisse à mon tour mes croquettes pour les rejoindre.

_— __Bonjour papa, comment tu vas ? demande-t-elle, joyeuse.

_Lui aussi grommelle un vague "bien, merci" avant de lui ébouriffer les cheveux pour qu'elle ne l'embête plus alors qu'il travaille. Ma maîtresse monte ensuite dans sa chambre pour prendre son cartable. Elle court vite dans les escaliers, elle ne fait pas trop attention à moi. Résultat, j'ai du mal à suivre et quand je veux entrer derrière elle, elle me claque la porte au museau.
_J'ai pris l'habitude maintenant, j'arrive à reculer à la dernière minute si je vois que je n'arriverai pas à passer dans l'embrasure, mais ça reste frustrant. Avant, je me coinçais la queue ! Ça fait mal !
_Je patiente sur les genoux de son père, ayant abandonné l'idée d'essayer de la rejoindre. Je la regarde redescendre avec son sac rose sur les épaules. Elle file comme le vent à l'extérieur pour finir son petit-déjeuner, dit "à ce soir" et se rend en trottinant à l'école primaire d'Entrelasque, juste en bas de la rue.
_J'exprime mon mécontentement par un grognement dépité. J'ai pas eu le droit à un câlin ! Je sais que Suzie est étourdie, mais je suis sa Pokémon depuis plus d'un an, quand même... Humpf...

_— __Tu es un peu déçue, hein ? devine l'homme en me caressant un peu avant de replonger dans son ennuyeuse lecture.

_Je pousse un glapissement empli de tristesse et soudain me sens soulevée. Je suis calée contre la poitrine de son épouse qui me berce en me chuchotant que ce n'est pas si grave, qu'en grandissant elle prendra un peu plus soin de moi, qu'il faut la laisser mûrir. Je lui lèche le visage, de meilleure humeur.


§
_____J'ai passé la semaine à jouer à la balle avec la maman de ma Dresseuse et à écouter son papa pianoter sur son ordinateur pour faire ma sieste. Quand j'y pense, je reçois plus d'affection de leur part que de celle de Suzie. Elle ne s'intéresse à moi que tôt le matin, pour que je l'accompagne sur à côté de la ville afin de l'aider à attraper un Galopa.
_On échoue à chaque fois, parce que ces Pokémon s'enfuient trop rapidement. Même quand je prends l'apparence d'un Zéblitz pour augmenter ma vitesse, ils m'échappent. Ça rend la fillette triste et elle me fait des reproches. Chaque jour un peu plus. Depuis un an, ça a beaucoup augmenté.
_D'ailleurs, aujourd'hui, elle m'a crié dessus. J'ai eu peur de ses yeux. J'y ai deviné la colère.
_Après avoir, comme d'habitude, salué ses parents, elle mange son petit-déjeuner et file à l'école, toujours trop pressée pour me dire "au revoir". Elle réserve ça à ses parents seulement.
_Elle est adorable avec eux, elle sourit tout le temps et leur obéit en général. Elle avoue quand elle fait des bêtises et ne boude pas longtemps quand elle reçoit une punition. Mais pourquoi n'est-elle pas aussi gentille avec moi ? Qu'est-ce que je lui ai fait ?
_Heureusement, son père et sa mère sont là pour me réconforter. Ils ne sont pas au courant que leur enfant me gronde et m'effraie un peu. Quand bien même je pourrais le leur dire, je ne le ferais pas. Je les aime beaucoup, et je sais qu'apprendre qu'elle ne me traite pas très bien leur ferait de la peine.
_Je préfère qu'ils ignorent tout de mes tracas, puisque de toute façon, ils s'évaporent quand je m'amuse avec eux. Je n'ai pas vraiment besoin de l'amour de la petite fille, tant que je sens que j'ai le leur ! C'est un bon substitut.


§
_____Les vacances sont arrivées. Nos promenades du matin sont donc déplacées à l'après-midi, puisque Suzie est libre. Elle passe son temps à la maison maintenant. Je m'ennuie beaucoup parce qu'elle accapare l'attention de ses parents. Moi aussi je veux faire du badminton ! Quand j'attrape le volant entre mes crocs, ça fait rire son père, mais elle, ça la fait râler.
_Tout à l'heure, elle s'est énervée si fort qu'elle a tapé du pied et menacé de ne plus jouer. L'homme m'a donc demandé de ne plus participer, de me contenter de les regarder. Mais ce n'est pas drôle !
_Heureusement, sa femme vient de se lever, elle est maintenant assise sur une chaise de la terrasse, en robe de chambre, une tasse de café posée sur la table. Je m'avançais pour me frotter à ses jambes mais la fillette me dépasse et saute dans ses bras.
_Mais c'est pas juste ! J'aimerais aller sur les genoux de sa mère ! Pousse-toi ! Laisse-moi une petite place !

_— __Maman, maman, cet après-midi, je te promets que je ramène un joli Abra ! On m'a dit qu'il y en a sur la Route 15 ! Je sens que c'est gagné ! Et si ça se trouve, j'en aurai un pour papa aussi ! s'exclame la petite.
_— __Ce serait super ma puce, on serait très content que tu y arrives ! répondit sa maman en lui caressant la tête.

_Et moi ? J'ai plus le droit d'être câlinée ? En plus, si elle parvient vraiment à capturer un de ces Pokémon Psy très rares, ce sera un peu grâce à moi, aussi, non ? J'espère que ma maîtresse me félicitera au moins un minimum... sinon tant pis ! Sa mère y pensera, elle, et son mari aussi, c'est certain. Parce que eux, ils apprécient ma présence !


§
_____On fouille les hautes herbes de la Route 15. Il nous a fallu deux heures pour nous y rendre. Il y a un bâtiment en construction, Suzie s'entraîne à la lecture en déchiffrant les lettres du panneau à côté du chantier.

_— __La-bo-ra-to... a-reuh-fré.
_— __C'est le Laboratoire Fret, ma petite, intervient une personne âgée venant de la Ville Noire. Le "t" se prononce. Quand il sera fini, il permettra aux Dresseurs de découvrir et de capturer des Pokémon introuvables à Unys ! Mais y encore deux ans de travaux... Moi, je dis qu'il vaudrait mieux commencer par construire un pont pour relier cette route avec la numéro 16...

_Elle remercie la vieille dame pour l'avoir aidée à comprendre et repart à la chasse à l'Abra, moi à ses côtés. Hélas, on n'en croise aucun ! La petite fille commence à croire que ses camarades de classe se sont moqués d'elle en lui indiquant cet endroit.
_C'est alors que, plus loin, tout près de la falaise, je remarque une étrange créature d'un jaune éclatant, roulée en boule sur le sol, protégée par un dôme de lumière verte. Je reconnais l'attaque Rune Protect. Par contre, j'ignore l'espèce de l'animal caché en dessous. J'en conclus qu'il s'agit de ce qu'on cherche et je jappe pour prévenir l'enfant.
_Elle regarde dans la direction que j'indique et son visage s'illumine.

_— __C'est comme sur la photo qu'on m'a montrée... Pas de doute ! s'enthousiasme-t-elle. Je vais le capturer et papa et maman seront contents !

_Je la suis, toute fière de l'avoir fait sourire. Si ça se trouve, quand elle l'aura attrapé, elle m'aimera parce que c'est grâce à moi qu'on en a repéré un... Je n'aurais plus besoin de ne compter que sur sa famille pour me remonter le moral...

_— __Vas-y, Zorua, casse la bulle ! m'ordonne-t-elle.

_Je me jette dessus, sans succès. Je m'ébroue et recommence, en grognant. Je donne des coups de griffes, j'essaie de mordre dedans, mais rien n'y fait. Je fonce tête la première, m'écrase contre la paroi qui grésille un instant, sans plus. À cause du crépitement, Abra se réveille et pose sur moi un regard fatigué.

_— __Morsure ! lança ma maîtresse.

_J'obéis mais je claque les mâchoires dans le vide. Il s'est téléporté ! Pas très loin heureusement. Apparemment, il est épuisé et ne peut pas fournir de gros efforts. Je réitère ma capacité, mais m'essouffle très vite. Il est agile ! Je ne l'atteins jamais ! Finalement, il disparaît de mon champ de vision. Je m'assois et couche mes oreilles, déçue.

_— __Vilaine ! Méchante pas belle ! C'est ta faute, t'es nulle, nulle ! tempête ma Dresseuse en sautant à pieds joints sur place. Prends ça, grosse patate pourrie !

_Elle s'empare d'un caillou et me le balance sur le front. Elle en ramasse d'autres et continue de me faire du mal avec. Aïe, aïe ! Pourquoi elle me fait ça ? J'ai fait de mon mieux pourtant ! J'ai pas désobéi à ses ordres, j'ai tout fait comme elle voulait ! C'est pas ma faute si ça n'a pas marché ! J'en ai marre qu'elle me déteste ! Je veux rester pour toujours avec son père et sa mère ! Je veux être à eux, pas à elle !

_— __Là, il est là ! Tu bouges pas, Zorua, tu sers à rien ! J'attrape rien avec toi alors je vais le faire toute seule !

_Elle se met à courir. Recroquevillée, les pattes sur mon front douloureux, je la vois me dépasser du coin de l'œil. Le temps de me relever et de me retourner, l'inévitable s'est produit. Je n'ai eu que le temps de voir le Pokémon disparaître et Suzie, emportée par son élan, plonger dans le vide en hurlant de terreur.
_Je m'approche timidement du bord de la falaise. Plus aucune trace. La vieille femme a été témoin de la chute. L'Abra réapparaît plus loin, insouciant.


§
_____Choquée, je rebrousse chemin le plus vite possible. Je ne m'arrête qu'à l'entrée d'Entrelasque, où je réalise quelque chose, horrifiée. Si je rentre toute seule, que vont penser les gentils parents ? Que j'aurais dû veiller sur leur fille, que c'était mon rôle ! Ils vont donc dire que c'est ma faute si elle est morte ! Ils me haïront, ils me jetteront des cailloux pointus, comme elle l'a fait !
_Je trouve la solution pour éviter ça, et elle me plaît. Beaucoup. Je me concentre. J'entre en ville à l'heure du couvre-feu et rentre directement à la maison en pleurant grâce à Croco Larmes. Aussitôt, la jeune femme accourt et me prend dans ses bras.

_— __Tu es toute seule ? Où est-elle ?

_Je m'efforce de répondre entre deux faux sanglots. Ma voix est enrouée parce que je n'ai pas l'habitude de communiquer, mais la maman a dû croire que c'était à cause de mes émotions.

_— __Tombée dans la mer... La falaise...

_Elle me berce doucement en chuchotant des mots doux, en me disant que c'est terrible mais qu'hélas ce sont des choses qui arrivent. Elle pleure quand même un peu, tandis qu'elle me gratte le dos.

_— __On rentre à la maison, ma puce... On rentre à la maison...

_Elle renifle et me repose par terre, sur mes jambes toutes neuves. Elle me donne la main que je serre de toutes mes maigres forces, heureuse comme jamais je n'aurais dû l'être dans ces circonstances.
_Elle annonce la mauvaise nouvelle au père de ma Dress... non, à mon père. Zorua est morte. Elle a fait une chute terrible et a disparu dans les flots. Et moi, Suzie, je suis revenue toute seule à la maison avec un terrible chagrin.


§
_Ça fait un mois que Suzie est morte et que je la remplace en me faisant passer pour elle. Quand la vieille dame a annoncé la mort d'une petite fille sur la Route 15, personne n'y a prêté attention, pensant qu'elle avait confondu d'une manière ou d'une autre avec Zorua. Le mensonge est passé facilement, et jusqu'à présent, les parents n'ont pas remarqué la supercherie.
_En même temps, je suis comme elle. Moi aussi je suis adorable avec eux. Moi aussi j'obéis. Moi aussi je reconnais mes bêtises. Moi aussi j'accepte sans trop de difficulté les punitions.
_Je suis sa copie parfaite. Je suis leur fille adorée. Je suis câlinée autant que je veux, et plus jamais je ne serai grondée parce que je n'ai pas pu me battre comme il faut contre un Pokémon. Plus jamais je ne prendrai de cailloux sur le front.
_À la fin des vacances, j'irai à l'école à la place de ma Dresseuse. Je regarderai les petites filles grandir pour les copier et avoir l'air de grandir aussi, afin d'être une humaine normale.

_Je suis heureuse. Ses parents sont les miens maintenant. Je n'ai plus à attendre que l'enfant me laisse de la place. Ils sont tout à moi.
_Mon père et ma mère.