Histoires indifferentes de Domino

- Qu'est-ce qu'on s'ennuie...
- Ne peux-tu donc pas te tenir ? C'est embarrassant...
- Qu'est-ce qui est embarrassant ?
- De te voir te tortiller, là, comme un gamin impatient, incapable de faire la queue cinq minutes avant d'avoir une table.

Sacha passa ses mains derrière sa tête, la mine boudeuse. Il s'était bien habillé pour cette sortie, il portait une jolie petite chemise blanche assortie d'une cravate négligente posée ainsi à dessein, le tout surmontant un pantalon noir. Rachid était dans ses habits habituels sauf qu'une chemise noire s'était substituée à son habituel ensemble veston noir/chemise blanche. On pouvait dire qu'il était plutôt canon. Mais Sacha, lui, était insolent et intenable.

- Pourquoi on va toujours dans des restaurants chicos...
- Parce que.
- Je déteste ça. Tu sais on pourrait aller dans des gargottes à la noix, ça me poserait aucun problème, et puis au moins je pourrais emmener Pikachu, et puis je suis pas avec toi pour aller dans des palaces...

Rachid leva les yeux au ciel. Il allait à l'encontre de ses principes pour prendre des passe-droits et utiliser son statut de tenancier de restaurant pour les emmener à coût réduit dans de grands restaurants, et l'autre se plaignait. Parfois, Rachid se demandait si Sacha estimait la moitié de ce que Rachid faisait pour lui.

- Je sais, temporisa Rachid en se retenant de tuer le Sacha, mais je tiens à ce que nous dînions dans des endroits raffinés.
- J'espère qu'ils proposent des hamburgers.
- Oh non mais tu plaisantes ! ricana Rachid.

Et Rachid de pouffer de rire. Sacha le regarda, exaspéré, voyant son compagnon se mettre en quatre pour rien et abuser sans cesse dans ses bonnes intentions. Et surtout le voir aussi coincé... Il notait une différence toujours tranchante entre le Rachid du quotidien et le Rachid en sortie, qui s'affichait comme un être strict et résolument poli, raffiné et au fait des bonnes manières. Alors que le Rachid que Sacha connaissait était capable de jurer comme un charretier, de pousser des rots bruyants sans forcément s'excuser, de manger des saucisses froides tout juste sorties du frigo en regardant son partenaire de vie droit dans les yeux, et surtout ignorant totalement les règles de bienséance quand ils passaient à table, étant même capable de décréter sur le coups qu'ils mangeraient devant la télévision, sur le canapé, face à face, les jambes entrelacées. Et ils le faisaient. Et peu importe s'ils se salissaient ou s'ils ne faisaient pas la vaisselle ensuite, trop occupés à autre chose.

- Des pizza, au moins ?
- Sacha, voyons.
- Quoi, « Sacha, voyons »... Je suis désolé mais cette sortie ne me fait pas plaisir ! J'aime sortir pour manger ce que j'aime, pas pour venir me les geler dans un frigidaire où tout le monde a un balai dans le...

Rachid obstrua la bouche de Sacha.

- Sacha, enfin !!
- Hmph !!! Lâche-moi !
- J... Je fais ça pour nous, enfin ! Et ne sois pas aussi vulgaire dans un restaurant !!
- Ca va...
- Non ça va pas ! Et ne dis pas « ça va » comme si tu t'en moquais.
- Ah mais je m'en moque, sur ce point au moins, je reste constant. Contrairement à toi.

Han ça y est, c'était reparti : Le coup de « T'assumes pas donc t'es deux personnes différentes à la maison et dehors ». Rachid secoua la tête « Mais quel enfoiré... »

- Sacha, pour la millième fois...
- Je sais, je sais, « Je n'ai pas envie qu'on nous regarde bizarrement »... Tu devrais t'en foutre.
- Moquer ! Sacha, je t'en prie !
- Franchement venir ici pour fêter nos deux ans, c'est ridicule.

Ridicule... Rachid se tut, il n'avait pas envie d'envenimer les choses.
Le régisseur les vit, Rachid indiqua qui ils étaient, et ils eurent immédiatement une des meilleures tables, au centre du restaurant.

- Merci bien.
- Super, j'adore que tout le monde me regarde bouffer.
- Personne ne nous regarde manger, Sacha.
- Tu peux cesser d'être aussi parfait ? Je ne vis pas avec toi pour ton fabuleux port de tête ou pour ta tenue, ou pour tes bonnes manières !
- J'aime avoir cette attitude...

Ils s'assirent.

- C'est la seule qui me fasse me sentir bien au dehors.
- Oui, celle qui te fait paraître le moins homo possible.
- Sacha, ça n'a rien à voir !
- Oh, je sais que tu n'as pas honte de moi, tu as honte de toi !
- Je veux juste être traité comme n'importe qui !
- Tu n'es pas n'importe qui, Rachid, tu es un très chic type ! Arrête de te comporter comme si tu devais juste être chic !

Rachid se tut de nouveau. Parfois, Sacha avait de bons arguments. Mais Rachid tenait à maintenir cette image policée de lui-même à l'extérieur. Non pas qu'il n'assumait pas sa vie de couple, mais il avait grandi dans la conviction qu'il n'avait pas à s'afficher spécialement et qu'il pouvait tout à fait vivre sans se montrer comme étant homosexuel, juste comme étant un homme en couple et heureux. Et qui a le goût des beaux habits. Et qui avait reçu une très bonne éducation et qui s'en vantait volontiers.

Le serveur arriva pour donner les menus.

- Le plat du jour, s'il vous plait !

Rachid fit un clin d'œil au serveur, que Sacha n'aperçut pas. Le serveur hocha la tête. Sacha regarda rapidement la carte.

- Pfff... Vous avez un steak frites ?
- Non, monsieur.
- Pffff... Ah vous avez des pâtes...

Rachid regardait son compagnon, un léger sourire aux lèvres.

- Va pour des spaghettis carbonara...
- Bien monsieur.

Le serveur partit en cuisine. Rachid sourit et eut ce soupir typique. Vous savez, ce petit « Ah lala ! » des gens qui s'amusent presque ironiquement de quelque chose.

- Ah lala, Sacha, tu es inimitable ! sourit Rachid.
- Oh mais pardonnez-moi, très cher... Lequel des couteaux est celui qu'on utilise pour couper la mortadelle ?
- Je plaisante, voyons...
- Non tu ne plaisantes pas, c'est ça le pire. Là tu es à l'aise, dans ton monde, tandis que moi je suis là à me demander ce que je fiche ici...
- Sacha, voyons, on est ensemble, qu'est-ce qui devrait t'importer le plus !
- Et ne recommence pas avec le « Sacha, tu ne devrais pas penser à ça d'abord, pense plutôt à ça », je pense à ce que je veux !
- Je ne disais pas ça pour ça...
- Si, tu disais ça pour ça, tu disais ça pour, une fois de plus, nier mes émotions parce que ce que je ressens, comme d'habitude, c'est pas bien pour toi, non, ce que je ressens, moi, c'est peanut !!
- Je n'ai JAMAIS pensé ça, Sacha, tu me fais beaucoup de peine...
- Eh bah tant mieux si ça peut te sortir cet immense manche à balai de là où je pense.

Rachid grinça des dents mais n'entérina pas. Il devait rester flegmatique jusqu'au moment où Sacha serait obligé d'admettre sa défaite.

Le serveur ramena deux verres de vin blanc. Sacha s'étonna. Il aimait bien le vin blanc et aucun d'eux n'en avait demandé. Rachid regardait Sacha avec une anxiété souriante, une appréhension mêlée à une certaine excitation. Sacha n'eut pas de réaction particulière autre qu'une certaine interrogation quant à l'origine de la chose.

- Trinquons !
- On trinque dans ce genre de restaurant ? J'aurais juré que le bruit de deux verres s'entrechoquant dans ce genre d'endroit provoquait la descente des pantalons de tout le monde jusque dans leurs chaussettes !
- Très drôle. Levons nos verres...

Sacha, à contrecœur – il n'aimait vraiment pas ce genre d'endroit – leva son verre.

Et c'est là qu'il aperçut la bague au fond du calice translucide.

- A nous, et à ce que nous partageons depuis deux ans et que je tiens à célébrer...
- HAAAAAAAAAAAHAHAHAHA !

Sacha, explosé de rire, reposa le verre. Tout le monde le regardait.

- HOUHOUHOUHOUHOU !
- ... Sacha ?!...

Rachid était paniqué. Sacha n'avait pas, mais alors pas du tout la réaction à laquelle Rachid s'attendait.

- OH PUTAIN J'Y CROIS PAS ! HAAAHAHAHAHAHA !!!

D'habitude Rachid aimait bien ce petit rire enjoué que Sacha avait.

Mais pas pour ça, pas pour la surprise de Rachid, pas pour cette surprise qu'il s'était donné tant de mal à préparer.

- T'ES SERIEUX ? T'ES FRANCHEMENT SERIEUX ? OH NON MAIS NON QUOI !
- ......................
- Tu... Tu...

Sacha se calma et essuya les larmes qui coulaient sur son visage après une telle marrade.

- Tu m'emmènes dans ce palace... et tu me ramènes un verre avec une bague au fond... alors que c'est à peine si tu veux qu'on se tienne la main en public, excuse-moi, c'est hilarant ! Houhouhouhouhou !

Rachid vit nettement que Sacha se fichait de lui. Il en était absolument désemparé. Tout son projet tombait à l'eau. Et il se demandait si sa vie de couple n'allait pas suivre le même chemin.

« Il se moque de mes sentiments et de mes preuves d'amour... »
« Mais pour qui se prend-il... »
« A piétiner ainsi mon amour et mon dévouement envers lui ? »

- Sacha, c'était uniquement pour le symbole !
- Ah oui évidemment, hors de question de se marier pour de vrai !
- T... tu sais bien que c'est interdit...
- C'est d'autant plus drôle, une fois de plus tu aurais simplement pu te contenter d'un pacte d'union civile mais non, monsieur veut mettre les petits plats dans les grands...

Et là, dans un mouvement fatal, Sacha tenta de pécher la bague en fourrant son index dans le vin, comme un gros malpropre. La veine sur le front de Rachid tripla de volume.

- Sacha !!
- Attends, c'est facile !
- Sacha, mais enfin...
- T'inquiète pas, je m'essuierais !

Rachid se leva.

- C'EN EST TROP !

Sacha observa son cher et tendre se lever et venir le rejoindre.

- Lève-toi !
- On part ?!
- LEVE-TOI !

Sacha s'exécuta.

- Tu vas te mettre à genoux ?!!
- Incline-toi !
- ... PARDON ???

Inutile de préciser que tout le restaurant les regardait.

- Sacha Ketchum je vous ordonne de poser vos mains sur cette table et d'incliner le dos dans un angle de 45 degrés SUR-LE-CHAMP !

Le silence était de marbre dans la salle. Sacha s'exécuta, voyant dans les yeux de son compagnon une fermeté et une dureté implacable. Pire qu'un Léopardus. Rachid était prêt à arracher la tête de Sacha, et ça, Sacha l'avait bien remarqué.

Sacha s'inclina donc, honteux et apeuré. Il entendit un bruit de Pokéball qui s'ouvrait, une sorte de coup de fouet dans l'air, et là, soudain...

VLAN !

- POURQUOI...

Rachid fessait Sacha, donnant de grandes volées sur son fessier rebondi et offert.

- ...FAUT-IL...

Sacha se tourna pour voir avec quoi Rachid le fessait. Ce n'était pas sa main...
Ça, il le saurait...

- ... TOUJOURS...

Son Limonde ! Sacha écarquilla les yeux. Il n'en revenait pas mais son cher Rachid le fessait dans le restaurant le plus classe de la ville avec son Limonde ! Le poisson semblait très fier d'être utilisé comme battoir, comme cravache, bref comme férule sur des fesses aussi respectables.

- ... QUE TU SOIS...

Sacha estima sa chance que Rachid n'ait pas daigné lui dénuder les fesses. Non seulement c'aurait été encore plus humiliant que ça ne l'était actuellement, mais surtout cela aurait révélé une facette incroyablement perverse de Rachid, et probablement que leurs rapports n'auraient plus jamais été les mêmes.

- ... AUSSI INSOLENT !!!

Limonde s'abattait avec force sur l'auguste derrière de Sacha qui se retenait de ne pas crier. Rachid y allait avec force et sans se retenir, le but était vraiment de faire mal, de punir. Le martinet n'était certes pas conventionnel, mais l'intention y était.

Rachid cessa et recula, regardant Sacha. L'ensemble du restaurant était totalement estomaqué. Certaines femmes s'étaient évanouies et la plupart de ces messieurs n'arrivaient plus à rien manger. Les serveurs eux-mêmes restaient statiques face à une telle scène.

- Euh... Eq... Ex...

Rachid était essoufflé. Sacha se rassit, recroquevillé, un peu échaudé par cette altercation pour le moins originale.

- Excuse-moi, c'était... particulièrement inconvenant. Mais ton comportement aussi. Je t'aime et je veux qu'on se marie, que ce soit officiel ou pas, légal ou pas, digne ou pas, drôle ou pas, classe ou pas, peu m'importe l'important c'est que ce soit avec toi !!

Sacha regarda Rachid, absolument éberlué et incapable de trouver les mots. Rachid commença à regarder sur les côtés, tiraillé par le fait que tout le monde les regarde, mais il prit son courage à deux mains.

- Je t'aime, Sacha Ketchum ! Je...

Rachid retourna s'asseoir, terrassé par le regard de tous ces gens.

- Je t'aime... répéta-t-il plus intimement.

Sacha regarda Rachid, accoudé à sa table, défait par son acte.
Personne n'avait remarqué le poisson électrique qui s'agitait par terre, grisé par sa nouvelle expérience professionnelle.
Le serveur arriva sans que personne ne le remarque vraiment.

- Le plat du jour.

Le serveur déposa devant Sacha le plus gros Cheeseburger que le jeune dresseur pouvait imaginer, ainsi qu'une canette de cola, alors que Rachid se contenterait d'une pizza Regina et d'un verre d'eau claire. Sacha regarda Rachid qui releva la tête, les yeux embués de larmes.

- Si... si tu veux, tu peux avoir une part...

Sacha acquiesça et prit son couteau et sa fourchette. Le dresseur agita les lèvres, pas certain de la formulation à adopter.

- Et... et sinon, on le fixerait pour quand, ce mariage ?

Le visage de Rachid s'illumina d'un grand sourire. Sacha sourit à son tour. Il s'empara de son couteau et de sa fourchette.

- Mangeons d'abord, après tout, on est au restaurant, c'est pour manger, non ?
- Ouais, ouais. Et pour plein d'autres trucs ! sourit Sacha.
- Encore désolé, je sais pas ce qui m'a pris...
- Oh, c'est tout toi, impulsif, fougueux...
- Je sens qu'on va passer une très bonne soirée ! sourit Rachid.
- Moi aussi. Je vais aux toilettes, tu m'excuses.
- Bien sûr.

Sacha se leva, mais par inadvertance son pied se posa sur un certain Limonde encore par terre. Le choc électrique l'atteignit de plein fouet et Sacha s'écroula de tout son long, choqué.

- R... Rachiiiiiid... geignit Sacha, mi-amusé, mi endolori.
- Vilain, Limonde !! Vilain !! grommela le Connaisseur en sermonnant son Pokémon d'un vif index agité face à lui.