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Où la neige est d'argent |O-S| de Ramius



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Informations

» Auteur : Ramius - Voir le profil
» Créé le 09/02/2020 à 16:09
» Dernière mise à jour le 09/02/2020 à 16:09

» Mots-clés :   Absence de combats   One-shot

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Enneigement
À peine réveillée, je sors de la tente. Ma montre indique cinq heures du matin, donc il fait plutôt frisquet, mais la vue est si belle… Tout respire la sérénité, ici. C’était vraiment l’endroit idéal pour passer la nuit ; je ne me rappelle pas avoir déjà aussi bien dormi en sachant que je devrais me lever si tôt le lendemain…

L’herbe humide chatouille mes pieds nus. Et les engourdit, aussi, mais ce n’est pas grave ! Je vais les faire marcher toute la journée, alors je peux bien leur concéder cette pause rafraîchissante. À cette altitude, il y a encore un épais tapis d’herbe. Demain matin, je devrais peut-être m’en passer. Si c’est au profit de la neige, je ne dis pas non ! Il faudrait qu’elle tombe aujourd’hui, mais ça n’est pas impossible.

Je sens la morsure froide du vent, qui joue avec mon pyjama rembourré comme si c’était un voile de gaze. Je n’ai pas eu motif à me plaindre du froid cette nuit, au contraire ! Alors je laisse faire le vent. Il n’est pas déplaisant, juste vivifiant.

Devant moi, le Mont Argenté descend en pente douce jusqu’au lac. C’est un spectacle magnifique, et je ne regrette vraiment pas d’être venue le contempler ! Mille nuances de vert et de bleu habillent le panorama. Et si je porte mon regard plus haut, vers les sommets des montagnes, je verrais le chatoiement blanc des neiges éternelle. Notre destination…

Omi sort à son tour de la tente. Il me lance un regard en coin, puis un bonjour enjoué :

Alors, Niji ? Bien dormi ?

— Horrible. Il y avait un type qui réchauffait la tente, j’ai besoin de froid !

Il éclate de rire, et moi aussi. Là, certains couples se seraient embrassés. Pas de ça avec nous : un baiser est une conversation à part entière, suffisante. C’est quelque chose de bien trop beau pour répondre à une blague. Alors nous allons simplement préparer nos affaires pour la journée, le sourire aux lèvres.

Ce soir, nous dormirons un kilomètre plus haut. Peut-être la glace aura-t-elle déjà remplacé l’herbe. Et le lendemain, nous devrions atteindre le sommet de la montagne. Le plus beau panorama du Japon. C’est là qu’Omi compte me demander en mariage. Il ne m’a rien dit, bien sûr, mais je le devine… C’est tout à fait son genre. Et c’est si mignon de sa part !

***
Niji et moi progressons sur un chemin de terre battue, dans le vent qui souffle. Le soleil nous réchauffe légèrement de ses doux rayons, et ce n’est pas de refus ! Il n’a pas neigé hier, mais il a fait froid. Donc, que découvre-t-on ce matin au réveil ? Du verglas ! Elle était ravie, comme elle sait si bien se ravir de tout ce qui peut sembler embêtant.

Pour ma part, je n’ai pas encore assez de son enthousiasme pour cela. Autrement dit, je me gèle les pieds ! Et je ne le regrette absolument pas. Le froid, je peux l’ignorer. Le paysage, tout en teintes de gris et de blancs, je peux l’apprécier. Et surtout, je suis avec Niji. Que demander d’autre ?

J’avais eu l’idée de cette randonnée de longue date. J’aime me projeter dans l’avenir, tout prévoir des mois à l’avance. Elle préfère vivre dans le présent, mais je sais qu’elle en est capable aussi. Quoi qu’il en soit, à l’époque, j’étais follement enthousiaste à cette idée. Aujourd’hui, je le suis encore plus.

Je sais par cœur ce que je lui dirais, là-haut. Ce n’est même pas volontaire, en plus ! J’attends ce moment depuis si longtemps, je me le suis imaginé si souvent… Bien sûr, que je m’en rappelle par cœur.

Tous ces pas que nous avons fait jusqu’ici ? C’est mon amour pour toi. Niji… Veux-tu m’épouser ?

Alors forcément, le froid ne m’affecte pas, ne m’affecte plus. Mon amour brûle assez fort pour le tenir à distance. Et nous gravissons la montagne, ensemble. Tout à l’heure, je serais l’homme le plus heureux du monde. J’ai pourtant peine à croire que je puisse l’être plus que maintenant… Mais j’apprendrais enfin la réponse de Niji, après tout.

Un grondement retentit, comme nous en avons déjà entendu quatre depuis ce matin. Avec toute la glace qui nous entoure, plus ou moins solide, c’est sans doute dû à des crevasses qui craquent. Ce genre de bruits fait partie du silence. En montagne, on ne peut jamais vraiment se sentir seul : la roche vous rappelle sa présence.

Omi !

Je me retourne vers Niji. Elle a crié, et sa voix s’est un peu éraillé sur la fin. Qu’y a-t-il ? Blême, elle tend le bras vers le sommet de la montagne. Je regarde dans cette direction, à mon tour.

Morv !

Une avalanche.

Nos bras se joignent, et avant que nous n’ayons pu nous en rendre compte, nous courrons. Mais pour fuir où ? La masse énorme de neige qui dévale les pentes de la montagne n’admet pas qu’on lui échappe. Son front dévale toute l’étendue du mont. Il n’y a nulle part où aller où nous ne serions pas ensevelis.

Niji tire sur mon bras, et nous arrête. En me retournant, je la regarde dans les yeux, et je sais aussitôt. Elle a encore eu une de ses idées géniales. J’ai toute confiance en elle, alors quand elle se met à dévaler la pente sous nos pieds, je la suis sans hésiter.

Omi ! Quand l’avalanche sera sur nous, il faudra sauter et nous laisser entraîner !

— C’est de la folie ! Tu es géniale !

— Merci ! Cours !

Je cours. Et je m’efforce de souffler le moins fort possible, pour entendre l’avalanche nous rattraper. Son grondement roule comme le tonnerre, sans fin, toujours s’affaiblissant et recommençant, de plus en plus fort. Terrifiant. Quand je n’y tiens plus, je jette un coup d’œil derrière moi, en essayant de courir droit. La vague de glace est presque sur nous.

Je me retourne, pour voir où je vais. Autant éviter de percuter un obstacle. Et quand je sens la neige commencer à rouler sous mes pas, à submerger mes pieds, je saute aussi haut que je peux. Et je hurle.

Niji ! Saute !

Je ne vois pas la suite. La déferlante m’avale, corps et âme.

Le monde s’obscurcit, ma vision devient noire. Et le grondement terrible me remplit entièrement les oreilles. J’ai déjà été ballotté par pas mal de vagues, mais surtout dans l’océan. Là, c’est au-delà de toute comparaison.

La neige frappe. Elle cogne sur mon corps, en cadence, aussi violemment que des pierres. Elle m’agrippe et me tord dans tous les sens, comme un chat qui joue avec sa proie. Mais le pire, c’est encore le froid. J’ai l’impression d’être piqué par tout un nid de guêpes tant la morsure glaciale de l’avalanche est brutale. Elle oblitère toute autre sensation.

La violence s’arrête, enfin. Pas le froid. Je plus ou moins en position fœtale, piégé dans une bulle de glace. Et la tête en bas. Alors je détends mes jambes, aussi violemment que je peux. La neige, rendue friable par l’avalanche, coule autour de moi. Je remue, je m’agite, dans tous les sens. Sans trop savoir comment, je me retrouve avec la tête en haut à nouveau, en train de cogner au-dessus de moi à grand coups de poings rageurs. La neige croule et dégringole.

Et soudain, je retrouve l’air libre. Je suis sauvé, mais je n’ai qu’une pensée à l’esprit.

Niji !

La montagne me renvoie l’écho de mon cri, avec une note cristalline qui provient de la neige. Ce sont facilement une demi-dizaine d’Omis qui appellent… Je crie, encore. Encore. L’air glacial m’érafle les poumons, mais je n’en ai cure. Je crierais jusqu’à entendre la réponse.

Par ici…

Un cri, effacé par la distance. Je cours dans sa direction. Il ne me faut que quelques foulées pour arriver à Niji, dont seule la tête dépasse de l’épaisse couche de neige. Sans attendre, je me jette au sol et je l’aide à se dégager.

Eh bien ! Je m’en souviendrai longtemps, de ton ascension du Mont Argenté !

— Haha, oui… Ravi que les surprises te plaisent !

Je crois que j’admirerais toujours sa capacité à tout prendre à la légère. Nous sommes à moitié perdus en montagne, sortant tout juste d’une avalanche et bientôt couverts de bleus, et elle trouve le moyen de plaisanter. Pour ma part, je ne me sentirais pas en sécurité aussi longtemps que nous nous tiendrons sur cette neige instable. Et il serait plus que temps que je tire mes lunettes de mon sac, pour protéger mes yeux de la clarté du soleil, que la blancheur environnante me renvoie en pleine face.

Mais nous étions apparemment sur le bord de la coulée, car nous ne tardons pas à rejoindre un sol fait de glace. Pas forcément moins dangereux, mais pas forcément plus. Au moins, nous pouvons marcher plus facilement.

Petit à petit, je me détends. La catastrophe est passée, et nous sommes toujours ensemble. Certes, le paysage est méconnaissable, et nous n’atteindrons sûrement pas le sommet aujourd’hui. Mais je pense que dans quelques années, cette journée nous semblera plus trépidante que risquée. Le temps excelle à estomper la peur. Même maintenant, alors que le ciel se charge de nuages, je me vois déjà dans dix ans, vingt ans, racontant au coin d’un feu comment Niji et moi avons été victimes d’une avalanche.

Haaa !

Bon sang ! Elle est tombée dans une crevasse ! J’aurais dû faire attention au sol, au lieu de me projeter encore dans l’avenir ! En prenant garde à la glace là où je mets mes pieds, et en laissant mon sac derrière moi pour m’alléger un peu, je rejoins le dernier endroit où j’ai vu Niji. La crevasse n’est pas difficile à trouver ; contrairement à la glace alentour, elle ne réfléchit pas beaucoup la lumière.

Niji ! Ça va ?

Je me doute que non, car elle est quand même tombée de deux mètres. Mais les questions stupides, ça ne se contrôle pas.

Pas vraiment… Je dois au moins m’être foulé la cheville. Tu me paies un voyage en hélicoptère ?

Si elle plaisante, c’est qu’elle doit être vivante. Par contre, la demande en mariage au sommet du Mont Argenté est fichue… Je commence déjà à réfléchir à autre chose en répondant.

Pas de problème, miss ! Juste le temps d’aller chercher le kit de secours !

En m’écartant, toujours prudemment, de la crevasse, je me réjouis un peu d’avoir prévu le pire. En montagne, on ne sait jamais quand on aura besoin de secours… Je me demande s’il y aura moyen de faire ma demande dans l’hélicoptère ? On verra déjà s’il y a un hélicoptère.

J’ai atteint mon sac. Le kit est solidement accroché à l’une des bretelles ; je l’active. Quelques instants plus tard, le micro crépite alors que le téléphone satellite essaie d’établir le contact. Pendant ce temps, je retourne vers la crevasse.

Allô ? Ici le centre de secours de haute montagne d’Azuria.

— Bonjour ! Il y a eu un accident ici ; je ne sais pas du tout où est ici , par contre.

— Ce n’est pas grave, on est en train de vous trianguler. Nature de l’accident ?

— Mon amie est tombée dans une crevasse. Elle a une cheville foulée. Devrais-je essayer de l’en sortir ?

— Non ; dîtes-lui même de ne pas bouger. Il ne faudrait pas aggraver la blessure. Et… Attendez un instant…

Je suis arrivé au bord ; je transmets donc à Niji le conseil du secouriste. Celui-ci reprend contact juste à ce moment-là.

Une tempête se prépare sur le mont ; vous allez avoir du blizzard.

— Euh… D’accord. Que dois-je faire ?

— Nous avons votre position ; c’est la crevasse ?

— Oui !

— Bien. Votre amie y sera plutôt protégée du blizzard ; je vous conseille quand même de lui laisser une couverture ou deux, car elle risque l’hypothermie. Vous-même, vous êtes en danger si vous ne vous trouvez pas un abri rapidement. Et n’entrez pas dans la crevasse, elle pourrait s’effondrer. Et vous y aviez sans doute pensé, mais gardez cet appareil allumé, ou bien nous aurons du mal à vous retrouver à notre arrivée.

Abandonner Niji dans la tempête ? C’est… Je…

Vas-y, Omi. Je vais me débrouiller pour attraper une couverture dans mon sac ; il a à moitié glissé de mon dos…

— Je reviendrais, Niji !

— Commence déjà par partir !

J’aimerais pouvoir afficher autant d’assurance qu’elle… Je m’éloigne, retournant vers mon sac. Le secouriste n’a rien dit pendant nos adieux ; maintenant, il reprend la parole.

Vous savez quoi chercher ?

— Eh ben… Non.

— Il vous faut un élément de relief plus haut que vous, et plutôt abrupt sur sa face Est. Vous vous mettrez de ce côté-là et dresserez votre tente, que vous accrocherez solidement au rocher. N’oubliez pas de vérifier que ce n’est pas un Pokémon. Le vent soufflera d’Ouest en Est ; cette disposition vous protégera de la grêle, mais risque d’arracher la tente.

— D’accord. Je ferais ça.

— À présent, je vais vous laisser. Nos équipes seront sur place un quart d’heure après que le blizzard se soit calmé.

— Je vous remercie. Pour tout.

— Vous n’avez pas à le faire… mais j’admets que tout le monde ne le fait pas. Bonne fin de journée !

— À vous aussi !

Je ne saurais jamais s’il m’a entendu ; la communication a été coupée. Je suis seul, comme je pensais ne pas l’être de la semaine. Le temps va me sembler long.

***
N’y tenant plus, je me relève. Le vent m’attrape tout entier dans sa gueule de glace, les grêlons me fouettent les bras et les jambes. Ignorant la douleur, ignorant le poids de tout ce tissu et de ce foutu sac qui me tirent vers le sol, je me mets à courir. Un pas après l’autre, sous l’emprise du vent furieux qu’on lui résiste.

Je n’ai pas trouvé d’abri. Je n’ai pu que m’enterrer dans la glace, enrobé dans trois couvertures. Mais le froid était trop intense. Pour éviter l’hypothermie, je dois courir. J’ai l’impression qu’on m’enfonce un poignard dans la poitrine, que mille aiguilles me transpercent la peau, que quelqu’un s’amuse à frapper mes jambes avec une masse.

Quand le froid terrasse mes poumons, je m’effondre dans la neige. Tout n’est pas terminé ; je me recroqueville sur moi-même, et j’essaie autant que je peux de m’enfoncer dans la neige. Je sens la prise du vent se réduire ; je sens le froid reculer. Cette course m’aura apporté du répit. Mais pas assez pour laisser passer toute la tempête.

Il me faut courir encore quatre fois avant que le blizzard ne commence enfin à se calmer. Quand, en relevant la tête, je ne sens plus le vent essayer de me soulever du sol, je sais que j’ai survécu. Mais je n’ai qu’une pensée à l’esprit.

Niji.

Les secours arriveront bientôt, mais peu importe. Je veux la retrouver. Je la retrouverai. Je m’élance à nouveau, dans la neige ; et cette fois-ci, il n’y a pas de vent pour me ralentir. J’ai toujours couru dans la même direction, celle de la crevasse où elle est tombée. Je la retrouverai.

Mais au fur et à mesure que je progresse, rien ne vient troubler la monotonie du paysage. Tout est blanc. Le blizzard est tombé, mais pas le brouillard qui l’accompagne. La neige et l’air, mal éclairés par le soleil, ont la même teinte blanc-grisée. Il n’y a même pas d’ombre pour ternir cette pâleur.

Dans une blancheur aussi omniprésente, la crevasse plus sombre se détachera fortement. Je ne peux pas la rater. En cherchant, je la trouverai. Je suis certain à présent d’avoir atteint l’endroit d’où je suis parti, mais il n’y en a aucune trace. J’ai beau fouiller partout aux environs, je ne trouve rien. Rien.

Ce n’est que quand un bourdonnement de plus en plus insistant commence à se faire entendre que j’accepte de me rendre à l’évidence. La neige a comblé la crevasse. Je tombe à genoux dans la neige, et je reste là jusqu’à ce que le bourdonnement devienne vrombissement, devienne rugissement.

Cinq Yanméga se posent autour de moi, un secouriste professionnel du centre de haute montagne d’Azuria sur le dos de chacun d’eux. Quatre d’entre eux commencent à sonder la neige pour repérer des cavités. Le cinquième s’approche de moi. Je reconnais sa voix ; c’est celui qui avait décroché.

Vous l’aimiez, n’est-ce pas ?

— Oui… Comment avez-vous deviné ?

— Vous avez retrouvé l’endroit exact de la crevasse, au milieu de kilomètres de neige parfaitement semblables. Un guide de haute montagne n’aurait pas fait mieux.

— Je comptais la demander en mariage au sommet…

— Je suis sûr qu’elle aurait adoré. Vous permettez que je vous embarque ? Vous serez mieux à l’hôpital.

Je regarde autour de moi. Les secouristes se sont dispersés, fouillant méticuleusement le site.

Je vous fais confiance pour la retrouver… J’arrive.

Je me relève.

***
Un pas après l’autre. Le vent joue avec mes habits, gentiment. Il est bien loin, ce blizzard. Il est loin mais je le sens encore. Et je le sentirais toujours.

Demain, j’aurais atteint le sommet du Mont Argenté. J’ai attendu ça pendant des mois. Demain, j’aurais vaincu son meurtrier. Avec exactement un an de retard.

Et Niji aussi l’aura vaincu. J’ai emporté une photo d’elle, avec moi. La meilleure que je connaisse. Elle est devant une rivière, en train de rire. De profil. Aussi naturelle qu’on puisse l’être.

Elle restera au sommet du Mont Argenté, comme une divinité gardienne. C’est le plus beau cadeau que je puisse lui faire.

Je marche, sur la glace blanche. Je marche sur la glace qui sert de linceul à Niji. C’est resté le plus bel endroit du monde… Soudain, une trace plus sombre attire mon regard. Une crevasse.

Je ne me suis jamais juré de ne pas approcher des crevasses pendant mon ascension. Maintenant, je le regrette un peu. Parce que l’espoir ne meurt jamais. Et que même si c’est stupide, même si c’est dangereux, je suis en train de m’approcher du bord de cette crevasse. Je dois savoir.

Il n’y aura rien au fond, bien sûr. Et quand, après avoir assuré la prise de mon pied sur le bord friable, je me penche au-dessus du gouffre, je ne vois d’abord rien. C’était prévisible ; la crevasse qui m’a volé l’amour de ma vie s’est refermée depuis longtemps.

Puis un éclat argenté attrape mon regard. Il y a quelque chose, en bas. Je me penche un peu plus encore. C’est stupide, je le sais. Mais il y a qu—

La glace cède sous mon pied, et me précipite au fond. Quelques petits morceaux me frappent encore ; mais je crois n’avoir rien de cassé. La chute a été rapide.

Bon, d’accord. J’ai fait preuve d’une stupidité remarquable en m’approchant du bord. Mais maintenant, je suis en bas. Personne ne m’attend en haut, n’est-ce pas ? Je commence à dégager la neige avec mes mains.

Bientôt, je sens une couche de glace plus solide sous mes gants. Je vais savoir, enfin. Même si je sais déjà : ça ne peut pas être elle. Mais je serais sûr.

La neige a laissé la place à un pan de glace presque régulier, encore couvert de quelques morceaux. Je les balaie de la main. Je n’aurais pas dû.

Toute énergie m’abandonne. Je voudrais rester là pour toujours. Je suis là où j’aurais voulu être il y a un an, et j’y arrive trop tard. Les larmes me montent aux yeux.

Cet éclat argenté vient d’une montre, que je reconnaitrais entre mille. Celle de Niji. Je peux discerner son poignet, piégé dans l’étreinte de glace, à quelques centimètres de moi à peine.

Je n’ai jamais pu pleurer sur sa tombe. Maintenant, les vannes sont grand ouvertes et je verse sur la glace toutes ces larmes qui avaient manqué pendant l’année écoulée. Et le temps coule, une heure peut-être.

Quand je reprends enfin contenance, deux yeux bleus me fixent. Un Stalgamin me dévisage, curieux. Dans des endroits aussi froids, on ne sait pas ce que sont les larmes. Je lui souris.

Il me fixe encore quelques instants, puis se retourne vers la glace. Je crois voir briller un air de convoitise dans ses yeux, puis il commence à creuser la glace. Petit morceau par petit morceau.

Qu’est-ce que… Laisse-la tranquille !

Hors de question que tu profanes son corps ! Dans ma rage, je le frappe. Il vole à l’autre bout de la crevasse. C’est mal, mais je ne peux m’empêcher d’être satisfait.

Mon regard se pose à nouveau sur la montre révélatrice. Elle brille encore, légèrement. Puis plus fort. Je plisse les yeux : même la glace scintille. Il y a de la lumière partout autour de moi. Comment peut-il y avoir un tel éclat dans une crevasse ?

***
La lumière se dissipe, mais mes pensées restent embrumées. J’ai l’impression de… de cuver ma pire gueule de bois depuis que j’ai bu et recraché ma première goutte d’alcool ? Arf, possible. J’essaie de me concentrer. Voyons voir ; que me disent mes sensations ? Je n’ai plus faim. Pourtant, je ne me rappelle pas avoir pu manger le moindre bloc de glace.

Attends, c’est bizarre, ça ? Depuis quand la glace se mange ? Et au passage, mais qu’est-ce qu’il y avait dans mon verre ?

Je vacille, et je lève un bras de justesse avant de me cogner à la paroi de glace. Heureusement qu’elle était là ! J’ai les jambes en purée, mais je tiendrais debout. De toutes façons, je n’ai plus besoin de jambes ; l’Évolution que j’ai subie permet de léviter.

Eh ben. Si on pouvait reproduire chez les humains les sensations que ça provoque chez les Pokémon, il y aurait un paquet de fric à se faire… Ma nausée est en train de se dissiper, au fur et à mesure que mes pensées se réajustent ; et je me rappelle les points importants que j’avais oubliés. Le clan va me rejeter ; cette Évolution particulière est réputée porter malheur. Je dois me trouver un abri. Et, histoire de ne pas me sentir trop seule, je ferais bien de le décorer.

Je regarde autour de moi. Je suis dans une crevasse, d’où le mur qui me soutient. Hum… En creusant un peu, ça pourrait faire un refuge tout à fait correct. Et d’ailleurs… Je remarque enfin l’autre occupant de cette crevasse. Un humain… Son visage me dit quelque chose, mais je ne sais pas très bien quoi.

En me voyant le fixer, il prend peur et recule. Ce qui me rappelle d’autres fragments de mémoires. Des souvenirs, une image surtout. Je vois… Péniblement, j’essaie de retrouver le moyen de me servir des muscles de mes joues. Il faudrait que j’arrive à produire un sourire… mais je ne crois pas avoir réussi. Son expression terrifiée n’a pas disparue, mais il est encore sur l’expectative.

Changement de technique. Je me saisis carrément de ma propre bouche, et tire dessus pour la rapprocher le plus possible d’un arc de cercle. Le résultat doit être atroce à voir, mais il suffit : après un instant de surprise, l’humain sourit à son tour.

Je lance le Souffle Glacé le plus froid dont je suis capable. Je n’arrive pas à le maintenir très longtemps ; il faudra que ça suffise. Je m’approche de l’autre, et j’examine mon œuvre.

Il faudra rajouter de la glace, et la lisser, mais j’ai réussi mon coup : il a gardé son sourire. Ça m’aurait peiné qu’il le perde, il est tellement plus agréable à regarder sans.

Je crois bien que je vais décorer mon antre sur le thème de la statue de glace, ça rend super bien.