Le silence des Wattouat de Cyrlight

Jadielle n'était pas loin d'Azuria. Il ne fallut qu'une heure à l'équipe de Sablaireau pour se rendre sur place. Par politesse, Mangriff avait proposé à Clarice Chaglam de porter sa trousse médico-légale le long du trajet.

Les agents de la FIAP déjà présents sur le terrain les attendaient, immobiles. Le périmètre venait d'être sécurisé peu avant leur arrivée et ils avaient fait tout leur possible pour ne toucher à rien. Sablaireau se chargea de prendre des photos de la scène tandis que Clarice sortait son nécessaire de sa trousse.

- Cornèbre de deux ans à peine. Mesure environ cinquante centimètres et doit peser un peu plus de deux kilogrammes. Je dirais que le décès remonte à hier. Elle a dû passer au moins douze heures dans l'eau, si ce n'est plus.
- Beau travail, agent Chaglam. Messieurs, si vous voulez bien emporter le corps pour l'autopsie, à présent.

Deux Colossinges s'approchèrent pour mettre le cadavre du volatile sur une civière qu'ils soulevèrent sans mal. Ils se rendirent tous au bureau de la FIAP d'Azuria où Clarice pourrait passer à une tentative d'identification de la victime, ainsi qu'à la recherche de lésions inconnues.

On déposa la défunte Cornèbre sur une table basse située quasiment à même le sol. Sablaireau, toujours armé de l'appareil photo, fit quelques clichés supplémentaires pour les besoins de l'enquête. Le dossier manquait cruellement de pièces à conviction : tout serait bon pour le compléter.

- Qu'en dites-vous, agent Chaglam ?
- Ses deux ailes sont brisés... La victime est morte lors d'une chute, sûrement pas accidentelle. Il lui a ensuite arraché les plumes de ses appendices pour une raison que nous ignorons encore.
- C'est donc bien Monsieur Peau ?
- Tout porte à le croire. Le modus opérandis est exactement le même : le corps repêché dans le fleuve, le dépeçage... Il faudra rechercher d'éventuelles informations lorsque nous saurons qui est cette Cornèbre.
- Je vais tout de suite faire partager sa description à tous les bureaux de la FIAP de Kanto pour voir si quelqu'un peut la faire coïncider avec une disparition récente. Les Cornèbre sont cependant des pokémon solitaires. Je doute que n'importe qui ait eu connaissance de son enlèvement.

Sablaireau s'éloigna ensuite, son dos hérissé de pics vouté par le poids de la vie. Clarice continua son examen de la victime, cherchant désespérément un signe distinctif susceptible de l'identifier en trouvant ce qui la différenciait du reste de son espèce.

En lui ouvrant le bec pour observer l'intérieur de sa gorge, elle remarqua quelque chose d'étrange. Une sorte de plâtras verdâtre était accolée à sa minuscule rangée de dents supérieur. Elle demanda davantage de lumière et aussitôt un Pharamp vint l'éclairer avec l'extrémité de sa queue.

- Qu'avez-vous trouvez, Chaglam ? demanda Mangriff en s'approchant à son tour.
- Elle a une substance inconnue coincée au niveau du palais. Je vais essayer de l'en déloger.

Clarice fit prudemment sortir les griffes de sa patte gauche pour accrocher la masse verte à son extrémité acérée. A côté d'elle, Mangriff lui tendait déjà un plateau argenté afin qu'elle puisse la déposer dessus.

- Avez-vous jamais vu cela auparavant ?
- De mémoire, je ne crois pas.

A tour de rôle, tous les pokémon présents dans la pièce s'avancèrent pour observer cette espèce de bouillie. Aucun, cependant, ne fut véritablement en mesure de l'identifier, à l'exception d'un Cheniti qui déclara :

- Ceci m'a tout l'air d'être la sécrétion d'un insecte qui aurait macéré trop longtemps dans l'eau. Je pense que c'est du moins en lien avec ce type.
- Et comment savoir à quelle espèce elle appartient ?
- J'ai des amis qui travaillent au musée pokémon d'Argenta, lança soudain l'un des Colossinge. Ils sont tous deux de type insecte et étudient principalement les caractéristiques de leurs confrères. Il s'agit des Drs Papilusion et Dardargnan.
- Chaglam, vous avez fait du beau boulot, félicita Sablaireau. Rendez-vous directement au musée d'Argenta avec cet échantillon que vous venez de prélever sur la victime tandis que Will et moi retournons à la FIAP pour éplucher tous les profils qui pourraient coïncider avec les informations données par Persian, à condition bien sûr qu'elles se révèlent exactes. Une fois cela fait, vous pourrez retourner à l'école, Chaglam. N'oubliez pas que vous passez vos examens dans quelques semaines.

Clarice Chaglam acquiesça d'un signe de tête et emporta dans une orbe de verre la bouillie verdâtre qu'il fallait absolument analyser. Elle remercia Sablaireau, adressa un sourire timide à Mangriff en passant devant son imposante carrure sérieusement amochée par le Dr Persian, puis quitta la pièce.

Elle n'était pas mécontente de sortir enfin de cet endroit qui sentait la mort et la souffrance à plein nez. A chaque fois qu'elle fermait les paupières, elle voyait apparaître dans la pénombre le corps lacéré de cette pauvre Cornèbre. Ils devaient arrêter Monsieur Peau avant qu'il ne fasse une victime supplémentaire, désormais.

Azuria se trouvant à proximité d'Argenta, il ne lui fallut qu'une vingtaine de minutes pour parcourir à pattes la distance qui la séparait du Museum d'histoire pokémon. Elle n'eut qu'à sortir son badge provisoire de la FIAP -elle ne pouvait pas en avoir un à validité permanente étant donné qu'elle était encore étudiante- pour que le Racaillou à l'entrée la conduise jusqu'à la section d'entomologie.

Elle le suivit dans un dédale de tunnels souterrains jusqu'à arriver dans une grande grotte voutée où deux pokémon s'entraînaient au combat. A la description fournie par le Colossinge, elle se douta que ce Papilusion et ce Dardargnan étaient ceux qu'elle recherchait.

Le Racaillou lui faussa compagnie et Clarice Chaglam avança d'une démarche sensuelle jusqu'au centre de la pièce, en attendant qu'ils daignent bien baisser les yeux sur elle. Le Papilusion fut le premier à remarquer sa présence et la signala à l'autre d'un coup de tête pas assez discret pour qu'elle l'ignore.

- Agent Chaglam, du bureau de la FIAP de Jadielle, se présenta-t-elle en déclinant son badge. Pardon de débarquer comme ça à l'improviste, mais Monsieur Peau a encore sévi et nous aurions besoin de votre aide pour faire progresser l'enquête. Vous êtes bien les professeurs Papilusion et Dardargnan ?
- Nous ne sommes pas professeurs. En fait, nous ne sommes rien du tout, coupa la créature rayée de jaune et de noir. Cependant, nous voulons bien vous donner un coup de patte, même si nous ne connaissons pas grand-chose en enquêtes criminelles. Qu'est-ce qu'on peut faire pour vous, ma jolie ?
- J'aurais besoin que vous examiniez ceci.

Elle sortit de sa trousse de pokémon-légiste l'échantillon vert qu'elle avait ramené avec elle d'Azuria. Le Papilusion fut le premier à s'en emparer afin de le déposer directement sur un rocher éclairé par les Muciole qui volaient sous la voute rocheuse. Le Dardargnan ne tarda pas à le rejoindre et, pratiquement tête contre tête, ils commencèrent leurs hypothèses.

- Bien que détrempée par une substance aqueuse, cela demeure suffisamment dure pour être une protection.
- Peut-être un Armurlys ou un Blindalys, mais la couleur ne correspond pas.
- Elle peut résulter d'une teinture par les algues due à un trop long séjour dans l'eau.
- Impossible, intervint Clarice. Le décès remonte à hier. Même si tel est le cas, ce plâtras ne pourrait pas être devenu si vif en si peu de temps.
- De toute façon, c'est naturel. Cela réduit donc le champ des possibles.
- Hum... Tout porte à croire que le pokémon était en mue...

Tous deux échangèrent un regard pétillant avant de se retourner vers Clarice Chaglam pour s'exclamer de concert :

- Un Chrysacier !
- En êtes-vous certains ?
- J'en mettrais mon dard au feu.
- Et moi mes ailes. Laissez-nous cet échantillon pour mener quelques analyses complémentaires, agent Chaglam, mais vous pouvez d'ores et déjà considérer cette réponse comme sûre.
- Je vous remercie. N'hésitez pas à envoyer un Roucool à la FIAP de Jadielle pour nous contacter en cas de besoin ou si jamais vous découvrez n'importe quelle autre information sujette à faire progresser l'enquête.
- Et vous-même, agent Chaglam ? Où pourrons-nous vous joindre ? demanda le Dr Dardargnan.
- Laissez un message à mon attention à M. Sablaireau, mon supérieur à la FIAP. Il me le transmettra.

Clarice Chaglam leur adressa un sourire entendu avant de prendre congé. Apparemment, c'était là une proposition. Sitôt de retour à l'école, elle se hâta d'ailleurs de tout raconter à sa condisciple Ardélia, qui leva les yeux au ciel.

- Clarice, mais où est-ce que tu as la tête ? On te fait des avances, accepte-les, nom d'Arceus ! Il est comment ce Dardargnan ? Il te plaît ?
- Il n'est pas déplaisant, si c'est ce que tu veux entendre.
- Evidemment que c'est ce que je veux ! Alors pourquoi ne lui as-tu pas donné rendez-vous ? Qu'est-ce que tu attends ?
- Mes examens. N'est-ce pas toi qui ne cesse de me répéter que je vais les rater si je continue à me préoccuper davantage de cette enquête que des cours ?
- Si, et je maintiens, approuva Ardélia Fouinar en hochant la tête. Mais j'ai également promis que je te ferai réviser jusqu'à ce que tu saches absolument tout par coeur, donc je ne m'inquiète pas. Je sais que j'y arriverai.

Elle grimpa le long de son griffoir en bois surélevé sur lequel elle étira ses pattes afin de les acérer encore davantage. Clarice l'imita puis elles se pelotonnèrent chacune en boule dans leur panière respective.

- En fait, murmura Ardélia d'une voix somnolente après que le soleil se soit couché pour les plonger dans l'obscurité, je crois que ton problème vient de l'obsession que tu nourris envers le psychopathe.
- Psychiatre.
- Il est les deux.
- Tu te trompes. Le Dr Persian me terrifie et je ne lui ai rendu visite que pour les besoins de l'enquête.
- Il te terrifie mais il te fascine, avoue-le.
- Non, c'est juste qu'il est... brillant, à sa manière.
- Et cette enquête ? Il t'a au moins permis d'avancer, j'espère.
- Je ne sais pas. Il m'a donné quelques informations permettant de réduire le champ des suspects, mais... Mais au final, cela n'a rien apporté de concret : beaucoup trop de coupables peuvent correspondre au profil psychologique que Mangriff lui-même a du mal à établir.

Ardélia Fouinar prononça encore quelques paroles, mais Clarice ne l'entendit même pas. Sa journée avait été éprouvante, elle souhaitait dormir. Elle sombra peu à peu dans le sommeil, sans même se préoccuper de savoir si Ardélia s'en était aperçue ou si elle continuait ce qui devenait un monologue.

La lune teintait leur tanière d'une lumière argentée lorsque Clarice Chaglam se réveilla en sursaut au beau milieu de la nuit. Ses poils étaient hérissés, ainsi que sa queue dont la forme de ressort ne ressemblait plus à rien.

Les Wattouat avaient recommencé. Elle venait de les entendre crier dans son esprit, comme si elle était revenue à ce jour maudit qu'elle s'efforçait d'oublier, celui où sa vie avait basculé toute entière.

Ne parvenant pas à chasser ces hurlements à glacer le sang de sa tête, elle se leva en silence pour ne pas déranger Ardélia qui dormait toujours profondément et quitta les lieux pour aller se promener à l'extérieur. La nuit était fraîche. Heureusement. Cela l'aiderait à réfléchir.

Elle médita longtemps sur la situation, puis sur la progression de l'enquête. Finalement, en s'apercevant qu'elle tournait en rond, aussi bien mentalement que physiquement, elle regagna sa tanière partagée dans laquelle se trouvait soigneusement rangé le dossier de l'affaire Monsieur Peau.

Pour la énième fois en quelques jours, elle le parcourut à nouveau, jusqu'à presque le savoir par coeur. A quoi s'attendait-elle ? A ce qu'un nouvel évènement qui ne l'aurait encore jamais interpelée lui saute aux yeux ? Cela ne risquait pas de se produire, du moins pas ainsi. Ils manquaient cruellement d'informations pour être en mesure d'émettre une seule hypothèse.

En observant la paperasse posée devant elle, elle songea aux copies confiées au Dr Persian. Elle savait qu'il ne lui avait pas tout dit, or comment le faire passer aux aveux ? Lui seul détenait la clé de toute cette énigme, elle en aurait mis sa patte à couper. Devait-elle retourner le voir pour tenter de lui arracher ses connaissances ?

En dépit des mises en garde incessantes de Mangriff et de Sablaireau à son sujet, elle ne craignait pas Channibal Persian. Ce dont elle doutait néanmoins, c'était de la possibilité d'obtenir une nouvelle entrevue avec lui. Non seulement elle aurait besoin de l'appui de Jack Sablaireau pour y parvenir, or il risquait fort de ne pas être de cet avis, mais aussi de l'accord de Chilton Cradopaud qui ferait tout son possible pour l'empêcher de revoir le docteur.

Tant pis, il lui fallait essayer malgré tout. Persian lui avait promis une promotion, lui avait assuré qu'elle arrêterait le tueur, ce... Monsieur Peau, mais surtout, et c'était ce qu'elle désirait le plus au monde, que les Wattouat cesseraient enfin de pleurer.